L’Héroïne

Chapitre 9DE L’AMOUR À LA FÉLONIE

Nous retrouvons le chevalier de Louvigni à la place même où nousl’avions laissé, c’est-à-dire au carrefourSainte-Croix-de-la-Bretonnerie. Longtemps il demeura immobile, lesyeux tournés du côté par où le comte de Chalais avait disparu. Ilsouffrait atrocement. Il se mit enfin en marche au hasard.

Il aimait. Et son amour pour la duchesse de Chevreuse avait pourainsi dire sommeillé au fond de son cœur tant qu’elle n’avait passemblé accorder de préférence à aucun rival. Il venait d’acquérirnon pas la certitude mais la conviction que la duchesse aimait lecomte de Chalais. Dès lors, cet amour se déchaîna. Et alors, lajalousie vint souffler à cet esprit, jusque-là généreux et probe,des pensées empoisonnées. Il eut peur de lui-même et secria :

« Je n’irai pas !… »

Comme il se disait ces mots, trois heures du matin sonnèrent àune église. Il s’arrêta, et s’aperçut alors qu’il se trouvaitdevant Saint-Paul. Il rétrograda avec un geste d’épouvante. Il semit donc à courir. Mais bientôt, il s’arrêta. Il écumait… Il revintsur ses pas, vers Saint-Paul… il passa !… Il s’arrêtalongtemps, et, lorsqu’il se remit en marche, il faisait jour. Unefois encore, il se cria :

« Je n’irai pas !… »

Et, cette fois, il se trouvait sur la place Royale !

Devant l’hôtel du cardinal de Richelieu !…

Il faisait alors grand jour. Louvigni s’écarta de la placeRoyale et pénétra dans le premier cabaret qu’il trouva ouvert. Il ybut une bouteille de vin. En passant près de lui à un moment,l’hôtesse l’entendit qui murmurait :

« Au bout du compte, je puis faire ceci sans êtreinfâme. »

Vers neuf heures du matin, d’un pas tranquille et ferme, il sedirigea vers la place Royale et il entra dans l’hôtel de Richelieu.Louvigni marcha droit à un huissier et lui dit :

« Mon ami, voici deux pistoles que je vous prie de boire àla santé du roi. Maintenant, arrangez-vous pour que je puisseparler à Son Éminence. »

L’huissier empocha les deux pièces, cligna des yeux etdit :

« Je vais donner un tour de faveur à M. le chevalierde Louvigni. »

Quelques minutes plus tard, passant sur le ventre à vingtsolliciteurs, Louvigni pénétrait en l’antre du dompteur.

 

Il était pâli, maigri, fiévreux. Près du brasier rouge il avaitencore froid. Il était assis sous l’immense cheminée, et, pourpresur pourpre, les reflets de la flamme faisaient courir sur sa robedes moires fugitives. Il songeait :

« Elle ne m’aime pas. Jamais elle ne m’aimera, cette reineorgueilleuse. – Il faut pourtant qu’elle m’aime, ou alors, qu’elleme haïsse ! – Je ne sais où je vais. – Si cette lettre avaitété volée, je serais déjà à la Bastille, ou dans la fosse. Non. Lalettre n’a pas été volée. – Perdue, voilà tout. (Il frissonna etallongea les mains au feu.) Perdue ? Est-ce bien sûr ? Ilfaut que cette Annaïs disparaisse, il faut que ce Trencaveldisparaisse… jusque-là, je dois avoir peur. – Cette Chevreuse,quand j’y pense, pourrait bien… Oh ! celle-là me tuera… si jeme laisse tuer. Le dernier rapport de Saint-Priac me dit queVendôme et Bourbon sont à elle. Et Ornano, peut-être ! – Ledernier rapport de Corignan me dit que Louvigni est à elle. –Louvigni ! Une sombre nature, une âmeindéchiffrable. »

« Monseigneur, murmura l’huissier, M. le chevalier deLouvigni est là qui demande en grâce à être reçu par VotreÉminence. »

Richelieu se tassa dans son fauteuil. Puis, ses nerfs sedétendirent. Un sourire passa sur ses lèvres.

« Fais-le entrer », dit-il.

Il courut à une tapisserie qu’il souleva. Saint-Priac étaitlà.

« L’homme qui va entrer, murmura rapidement Richelieu, sije crie : Dieu !…

– Eh bien, monseigneur ?

– Eh bien, il ne faut pas qu’il sorte vivant. »

Saint-Priac tira son poignard.

Lorsque Louvigni fut introduit, il vit le cardinal assis à unevaste table :

« Je vous écoute, monsieur.

– Monseigneur, dit Louvigni d’une voix blanche, je suisvenu vous dire que vous ne devez pas sortir de chez vous, toute lajournée de demain. »

Richelieu n’eut pas un tressaillement. Deux secondes, il étudial’homme. Cela lui suffit. Il se leva avec indolence, marcha jusqu’àla tapisserie, et dit à haute voix :

« C’est bien, mon ami, vous pouvez vous retirer. Je n’aiplus besoin de vous ce matin. (Il souleva la tapisserie et s’assuraque Saint-Priac était parti.) Vous voyez, je renvoie un de messecrétaires qui travaille là, dans ce cabinet.

– Monseigneur, je n’ai pas à vous dire autre chose quececi : ne sortez pas de chez vous demain. C’esttout. »

Sur les traits ravagés de cet homme, Richelieu lut cetterésolution que rien ne brise.

« Pas mûr encore », se dit-il.

« Louvigni, je vous croyais mon ennemi. Vous venezprobablement de me rendre un de ces services qui ne s’oublient pas,peut-être de me sauver la vie… Je ne vous interroge pas. Vousparlerez quand vous voudrez. Mais je vous dis : à dater de cejour, vous êtes de mes amis, et vous pouvez faire état sur moi pourréaliser même l’impossible…

– Monseigneur, monseigneur ! balbutia Louvigni quisentait sa poitrine se gonfler de sanglots.

– Allez croyez, espérez, continua Richelieu d’une voixpleine d’ardentes suggestions. Vous la verrez à vos pieds,suppliante, vaincue. Elle vous aimera parce que les femmes aimentles forts, les audacieux, qui forgent eux-mêmes l’instrument deleur fortune. »

Louvigni se retrouva dehors sans savoir comment il était sortide l’hôtel. Il traversa de biais la rue Royale, évitant, sanssavoir pourquoi, les figures de connaissance.

Il eût donné beaucoup pour être chez lui déjà, toutes portesfermées. Une voix criait en lui : « Écarter les obstaclesqui me séparent d’elle ! Écarter Chalais ! Oh ! jele tuerai jeudi aux abords du clos Saint-Lazare ! »

Comme il sortait de la place Royale, il se heurta à deux hommesqui y entraient d’un pas rapide : un moine immense etdébraillé, un petit être à la rapière en bataille.

*

* *

Demeuré seul, Richelieu fit venir M. de Bertouville,son secrétaire intime.

« Monsieur, quels pas et démarches ai-je à fairedemain ?

– Demain. Bien… Votre Éminence doit assister au lever de SaMajesté qui veut lui parler.

– Faites dire au roi que j’irai après-demain.Ensuite ?

– Votre Éminence doit se rencontrer chezMme de Givray avec M. le conseillerLaubardemont, assister au jeu de M. de La Trémoille. –Voir M. d’Épernon, de passage à Paris. – Honorer d’une visiteM. le gouverneur de Vincennes.

– Tout cela à renvoyer aux jours suivants.Ensuite ?

– Il y a encore la promesse faite àM. de Chalais. – Collation à midi. – Clos Saint-Lazare. –Révélations promises par M. de Chalais. – Votre Éminencea dit qu’elle irait seule…

– Écrivez à M. de Chalais que j’irai ! Quej’irai seul !… »

Lorsque le secrétaire intime eut disparu, Richelieu se mit àrire comme il riait quand il était seul, et c’eût été pour bien desgens un spectacle étonnant.

Et il fit appeler Saint-Priac.

« En somme dit-il à brûle-pourpoint, vous aviez des gardesen nombre suffisant pour arrêter douze hommes. Trencavel et sesdeux acolytes vous ont vaincu. Votre affaire de la rue Sainte-Avoyeest mauvaise. Je n’aime pas les défaites.

– Monseigneur, balbutia Saint-Priac en pâlissant.

– Il faut prendre votre revanche. Et vite ! ou vousn’êtes plus à moi. Ce qui veut dire qu’Annaïs de Lespars n’est plusà vous.

– Ordonnez, monseigneur, dit Saint-Priac.

– Demain, dans la matinée, vers onze heures, vous vousrendrez à la petite maison du comte de Chalais, derrièreSaint-Lazare. Vous serez seul. La porte de Paris franchie, vousvous arrangerez de façon que des gens placés dans la maisonpuissent vous voir venir de loin. Vous entrerez dans la maison etvous y trouverez M. de Chalais. S’il est seul – vousm’entendez ? – s’il est seul dans la maison, vous lui direzque je vous envoie pour l’informer que je ne puis, à mon vifregret, me rendre à son invitation. Et vous reviendrez. Il estpossible que M. de Chalais ne soit pas seul. C’est cedont il faudra vous assurer coûte que coûte. Il faudra savoircombien ils étaient, comment armés, et qui faisait partie de labande. »

Le regard de Saint-Priac étincela. Ses narines sedilatèrent.

« Quand vous saurez tout cela, vous viendrez simplement mele dire. Vous voyez que c’est facile. Moyennant quoi, je vous tiensquitte de votre défaite d’hier.

– Et si on m’attaque ? gronda Saint-Priac.

– Eh bien, vous tâcherez d’en découdre le plus que vouspourrez, et de me revenir aussi intact que possible. Un derniermot : pour cette expédition, vous viendrez vous habiller ici.Vous revêtirez le costume que vous donnera mon valet de chambre, etvous monterez le cheval qu’on vous désignera dans mesécuries. »

Saint-Priac avait tout compris.

« Il m’envoie mourir à sa place ! »

Il fixa des yeux hagards sur le cardinal. Et ilmurmura :

« J’irai !… »

 

« Monseigneur, Sa Révérence le Père Joseph est là. Le moineCorignan et Rascasse attendent également vos ordres », dit unvalet.

Un instant après, sur l’ordre de l’Éminence, les deux compèrespénétraient ensemble.

« Monseigneur, dit Corignan, impétueux, si vous me donnezpour demain le commandement de la porte Montmartre, je vous amèneTrencavel pieds et poings liés !

– Monseigneur, cria rageusement Rascasse, donnez-moi demainla porte Saint-Denis à garder, et Trencavel tombe enfin en votrepouvoir ! »

Les deux exclamations n’en firent qu’une. Et déjà Rascasse sehérissait. Corignan roulait des yeux terribles.

« C’est bien. Maintenant, dites-moi comment vous comptezprendre l’homme ? »

Corignan et Rascasse échangèrent un coup d’œil et se comprirent.Ils redevenaient alliés.

« Monseigneur, dit le moine, Rascasse est là pour vous direque nous avons passé une nuit terrible et risqué dix fois notre vieen cette nuit pour épier, guetter Trencavel.

– Vous l’avez vu ? interrogea vivement lecardinal.

– Certes ! s’écria Rascasse, et entendu. Monseigneur,voici le résultat : Trencavel passera la journée hors Paris,et y rentrera demain, soit par la porte Montmartre, soit par laporte Saint-Denis ; nous avons entendu cela de nos propresoreilles.

– C’est vrai ! » confirma Corignan.

Déjà, Richelieu n’écoutait plus. Il écrivait rapidement les deuxordres pour les chefs des gardes de la porte Saint-Denis et de laporte Montmartre : au premier, ordre d’obéir à Corignan ;à l’autre, ordre d’obéir à Rascasse.

« Allez, dit-il. Je suis content de vous. Demain, dès quel’homme sera pris, vous vous partagerez deux cents pistoles.

– Où faudra-t-il le faire conduire ? demandaCorignan.

– Amenez-le-moi ici. Allez. »

« Trencavel pris ! songea Richelieu, quand les deuxacolytes furent sortis. Oh ! ces deux hommes ne savent pasqu’ils me sauvent peut-être la vie !… »

Et il donna l’ordre d’introduire le Père Joseph.

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