L’Héroïne

Chapitre 10LE CLOS SAINT-LAZARE

Le traquenard était prêt. Richelieu le perfectionna : ilfit fermer toutes les portes de Paris, hormis les deux où Rascasseet Corignan devaient se poster en chefs de guet-apens. Tout ceténorme préparatif pour la capture d’un seul homme vous avait je nesais quoi de hideux.

Le lendemain, Trencavel sortit de Paris par la porte Montmartreet se dirigea vers l’enclos Saint-Lazare.

Midi sonnait au loin lorsqu’il mit pied à terre devant la maisonsignalée. Il était à l’heure.

Saint-Priac, lui aussi, s’était mis en marche vers la maisonque, franchie la porte, on apercevait de loin derrière lesbâtiments de Saint-Lazare, un peu sur la hauteur. Seulement, c’estvers onze heures qu’il avait fait route – vers la mort ; dumoins, il le croyait. Il montait le cheval et portait le costumeavec lesquels Richelieu avait coutume de se montrer aux Parisiens.Le cheval était noir ; le costume, pourpoint violet passementéd’or, feutre à plume violette, hautes bottes fauves, grand manteaurouge.

De la porte Saint-Denis jusqu’à l’enclos Saint-Lazare, ce furentdes minutes horribles. Chacune de ces minutes pouvait cent foisapporter la mort. Quand il atteignit les murs de l’enclos, il étaitlivide et dut se raidir sur sa selle pour ne pas défaillir.Seulement, arrivé là, il poussa un soupir et dit : « Jesuis sauvé. »

Pourquoi sauvé ? Derrière les murs du couvent, au fond d’unrenfoncement occupé par une colonie d’orties, quelques visages semontraient ; en regardant bien, vous eussiez aperçu là unedizaine de gaillards, leurs chevaux attachés un peu plus loin.Saint-Priac fit un léger détour et passa près d’eux. Ils seredressèrent et se tinrent en parade.

« N’oubliez pas mon coup de sifflet », dit Saint-Priacà demi-voix.

Et, sans avoir paru les voir, il poursuivit son chemin vers lamaison de Chalais : Saint-Priac voulait bien se battre etrisquer sa peau, mais il ne voulait pas se laisser massacrer sansbagarre.

En somme, les hôtes allaient être nombreux, dans cette maison oùdeux personnages seuls eussent dû se rencontrer : Trencavel yallait. Saint-Priac y allait. Montariol y était déjà. Rascasse etCorignan s’y cachaient déjà. Dix sacripants étaient prêts à s’yélancer. Et enfin, dans la salle du rez-de-chaussée, il y avait unpersonnage qui attendait depuis dix heures du matin : c’étaitAnnaïs de Lespars.

Le matin, à la première heure, elle avait reçu un cavalierenvoyé par la duchesse de Chevreuse. Et le cavalier avaitdit : « Nous avons reçu hier une dépêche de sonsecrétaire : il viendra, il sera seul… » À dix heures,Annaïs fit son entrée dans la maison solitaire juchée sur lahauteur qui dominait le cloître. Elle s’installa dans la grandesalle. À droite et à gauche, il y avait deux portes qu’elleouvrit ; elles donnaient sur deux petites pièces. Il n’y avaitpersonne.

Assurée qu’elle était seule, elle tira son épée, l’essaya en lafaisant ployer, et la déposa sur une table. Elle était pâle.

« Le tuer, murmura-t-elle. Ou être tuée par lui. Si c’estmoi qui succombe, Trencavel va venir et il continuera la batailleavec cette épée… (Elle frissonna.) Viendra-t-il ?… Quiest-il ?… Pourquoi ai-je confiance en lui quand tout l’accused’être l’espion du cardinal ?… Viendra-t-il ?… Oh !…mais pourquoi Richelieu vient-il de si bonne heure ?… alorsque Trencavel n’est pas là encore, lui ! »

Elle palpitait. Une ombre obscurcit l’entrée pleine de soleil.Annaïs, lentement, mit la main sur la garde de l’épée sur la tableet leva les yeux. Ces yeux se dilatèrent d’une sorte d’épouvante,et quelque chose comme un faible cri expira sur ses lèvres,blanches soudain : « Saint-Priac !… »

L’épouvante était en elle. Cela ne venait ni de l’étonnement, nide la peur. Cela venait de cette affreuse pensée :« Richelieu a été prévenu !… Prévenu parTrencavel ! »

Saint-Priac ne bougeait pas. Du premier coup d’œil, en ce jeunecavalier debout près de la table, la main sur une épée nue, ilavait reconnu Annaïs. La stupeur le pétrifiait. Et l’angoisse de cequ’il pouvait y avoir sous cette rencontre… Le cardinal l’envoyaità Chalais : il trouvait Annaïs de Lespars. Pourquoi ?

« Quoi qu’ait voulu l’Éminence, je ferai tourner ceci à monprofit. Puisque la voici, je la prends pour moi ! »

D’un coup de sifflet strident, il déchira le vaste silence de lalande. Embauchés pour le défendre, les dix sacripants serviraient àune autre besogne, voilà tout. Et il entra.

Annaïs, son épée à la main, marcha à la porte de droite, qu’elleavait ouverte l’instant d’avant : cette fois, elle ne s’ouvritpas !… Et celle de gauche se trouva aussi fermée ! Dansces deux pièces vides quelques minutes avant, il y avait desgens : l’intention du guet-apens était évidente.

Abandonnant, l’entrée, Saint-Priac se plaça entre Annaïs et unescalier qui lui eût ouvert une retraite vers les régionssupérieures de la maison. Elle jeta autour d’elle un regardfarouche d’antilope prise au piège. Elle entendit le galopprécipité de plusieurs chevaux, et, brusquement, les dix estafiersapparurent, le poignard au poing, et hurlant :

« Sus ! Sus ! À mort ! Qui faut-iltuer ?…

– Hors d’ici, mes drôles ! commanda Saint-Priac.Gardez l’entrée et attendez que je vous appelle ! »

Annaïs, d’un geste, remit son épée au fourreau.

Saint-Priac s’approcha, et d’une voix tremblante :

« Avec votre épée au poing, vous étiez belle. Jamais je nevous ai vue aussi étincelante. Qui pensiez-vous trouver ici ?Qui comptiez-vous tuer ? »

Elle allongea la main, toucha le manteau rouge :

« Pourquoi portez-vous l’habit du cardinal deRichelieu ? »

Il se débarrassa du manteau qu’il jeta dans un coin,et :

« C’est lui que vous vouliez tuer, dites ? Vousvouliez vous battre contre Richelieu ! Oh ! que vous êtesbelle ! Eh bien ! voici ma poitrine. S’il vous faut uneépée contre laquelle choquer la vôtre, voici lamienne ! »

Elle eut une dénégation de dédain.

« C’est vrai ! fit-il dans un souffle ardent. Vous meméprisez trop pour cela. Que suis-je ? »

Il était haletant.

« Je suis l’homme qui vous aime… Nul ne vous aimera autantque moi !

– Allons, dit-elle froidement, faites donc votrebesogne : le cardinal attend votre rapport. »

Saint-Priac écuma. Ses yeux eurent des lueurs sanglantes.

« Eh bien, non, je ne mourrai pas de honte sous votremépris. Je mourrai de douleur sous votre haine. À moins que bientôtje ne puisse me rire de votre haine elle-même…

– Finissons-en. Je ne vous haïrai pas.

– Vous me haïrez, rugit Saint-Priac. Et ce sera ma joie.Votre mère… »

Il s’arrêta, haletant, hésitant peut-être. Une aube d’horreur seleva dans le clair regard d’Annaïs. Elle cria :

« Ma mère !… Que voulez-vous dire ?…

– Votre mère ! C’était le grand obstacle entre vous etmoi. Même avant que Richelieu eût voulu la tuer, j’y pensais,moi. »

Annaïs écoutait avec l’anormale attention des cauchemars.

« L’homme vint à Angers… l’homme envoyé par le cardinal. Ilme parla. Je sus que la volonté de Richelieu se confondait avec mavolonté. Nous convînmes que le petit homme se vanterait de lachose… »

Saint-Priac se pencha vers Annaïs, farouche, terrible en cetteminute, et acheva :

« Mais c’est moi qui accomplis l’acte. C’est moi qui versaile poison. C’est moi qui tuai votre mère. Ah ! tonna-t-il ense redressant, le petit homme n’eût pas osé, lui ! J’aiosé !… Essayez encore de me dire que je ne vaux pas votrehaine ! Je sens que je vous hais de toute la haine que vous meportez. Plus de masque. Plus d’amour. Je suis le maître ici. Vousêtes à moi. Holà ! holà ! vous autres ! »

En un clin d’œil, la salle fut envahie par les dix sacripants.Annaïs était comme morte. Vaguement, elle sentit qu’on la poussait.Elle entendit Saint-Priac jeter des ordres d’un ton bref. Et, toutà coup, elle se trouva sur un cheval, parmi des gens. Saint-Priacse mit en tête de la troupe et cria :

« Suivez-moi ! »

La bande s’élança vers le nord, traçant un grand demi-cercleautour de Paris. C’était le moment même où Trencavel franchissaitla porte Montmartre.

 

Trois heures plus tard, Saint-Priac quittait le comte deChalais. Puis, grand train, il arrivait sur la place Royale, etbientôt faisait son entrée dans le cabinet du cardinal qui leregarda avec étonnement. Le bravo comprit et sourit :

« Pas un accroc à vos costumes, monseigneur. Pas le pluspetit coup de miséricorde. Je reviens le plus simplement du monde,honoré des salutations d’une foule de gens qui m’ont pris pourVotre Éminence. »

Le cardinal considérait ce visage livide, ces traits quisemblaient s’être durcis, et songeait : « Il s’est passéquelque chose. Mais quoi ? »

« Le comte de Chalais ? demanda-t-il.

– M’a reçu fort galamment… Il était seul, monseigneur,absolument seul, et m’a expliqué qu’il aurait eu l’honneur deservir lui-même Votre Éminence. La collation était toute préparée.Je suis forcé de l’avouer à Votre Éminence, j’étais en appétit.M. le comte a insisté avec une telle bonne grâce… bref, nousnous sommes attablés, avons dévoré la collation préparée pourvous. »

Sur un geste du cardinal, Saint-Priac se retira. Ilpensait :

« Elle est à moi. À moi seul. Je l’ai conquise. Je lagarde ! »

« Il s’est passé quelque chose, se disait Richelieu,quelque chose qu’il faut que je sache ! »

 

Trencavel avait pris joyeusement un trot relevé. Il parvint aucloître Saint-Lazare. Là, il s’arrêta court, dressé sur sesétriers. Au loin, dans la direction du Temple, une poussièreépaisse courait à ras du sol. Trencavel, immobile, considéraitardemment le nuage de poussière qui s’en allait courant vers leTemple, et il murmura :

« Qu’est-ce que cela ?… »

Trencavel, secouant la tête, se remit en marche. Bientôt, il mitpied à terre. La porte était grande ouverte. Pourquoi ? Ilentra. Tout était calme, paisible, en bon ordre. Il souritjoyeusement :

« Bon. J’arrive premier. »

En ce moment, toutes les portes de Paris se fermaient, exceptéles deux laissées ouvertes en souricières.

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