L’Héroïne

Chapitre 5RASCASSE ET CORIGNAN

Il était près de minuit lorsque Trencavel atteignit son logis dela rue Sainte-Avoye. Le prévôt Montariol était là.

La porte s’ouvrit. Trencavel parut.

« Ouf ! J’allais éclater ! gronda Montariol.L’académie perdue ! Le maître poursuivi, traqué, arrêté…

– Non ! puisque me voici, dit Trencavel en accrochantà un clou le martinet de saint Labre. Bien ! Maintenant, quefait le comte de Mauluys ?

– Il vient de sortir d’ici. Nous avons couru tout le jourensemble. Il vous croit à la Bastille.

– Va lui dire que j’y étais, mais que j’en suis sorti.Ajoute que j’aurai besoin de lui demain matin, et qu’il m’attendeen son logis. Demande-lui l’hospitalité. Je veux êtreseul. »

Montariol s’élança vers l’escalier. Quelques minutes plus tard,Trencavel descendait à son tour sans le moindre bruit ; ilcontourna l’angle de la rue Sainte-Avoye, entra dans la rueCourteau et s’arrêta devant la porte de l’hôtel où Annaïs deLespars avait reçu les quatre cavaliers angevins. Le cœur luibattait avec violence. À vingt pas derrière lui une ombre embusquéele guettait, l’oreille tendue, l’œil étincelant : frèreCorignan !…

Trencavel, en arrêt devant cette porte, tremblait comme lafeuille. Comment osait-il se présenter à telle heure ? Quepenserait-elle de lui ? Mais il fallait la sauver ! Laprévenir ! La mettre en garde contre Richelieu, le Père Josephet Saint-Priac !

Trencavel, enfin, osa. La gorge serrée d’angoisse, il souleva lemarteau. Une sourde rumeur, faite de rumeurs répercutées, retentitdans l’hôtel. Puis le silence, de nouveau, régna. Il frappa encore.Puis encore. Puis à coups précipités. Rien. Aucune voix.

Lorsque Trencavel fut tout à fait sûr que l’hôtel étaitinhabité, il remonta chez lui et se jeta tout habillé sur sonlit.

Il récapitula les ennemis qu’il s’était mis à dos :Saint-Priac, Richelieu, Corignan, le Père Joseph. Il ne savait pasqu’à cette liste il eût dû ajouter cette ennemie qui, au moment oùil avait sauvé Corignan au coin de la rue Sainte-Avoye, avaitentendu prononcer son nom par Montariol… Cette ennemie s’appelaitAnnaïs de Lespars… Puis il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, il faisait grand jour. Il s’habilla d’uncostume neuf, celui de la veille étant lacéré. Machinalement, ils’approcha de la lucarne – et un cri de joie lui échappa. Annaïsétait là !… Mais, assis près d’elle sur le banc, lui prenantparfois la main et lui parlant familièrement, il y avait aussi unjeune, élégant et beau gentilhomme richement vêtu !…

Vers ce moment, il se produisait dans la rue Sainte-Avoye unétrange mouvement ; deux troupes, fortes chacune d’unequinzaine d’hommes, s’avançaient de conserve, l’une à gauche,l’autre à droite de la chaussée, l’une conduite par le grandCorignan, l’autre par le petit Rascasse. Voici ce qui s’étaitpassé.

Corignan avait suivi Trencavel dans ses allées et venues.Lorsqu’il l’eut vu rentrer dans le logis du coin de rue, ilattendit une heure. Il vit sortir Montariol, et ne s’en inquiétapas. Or, le prévôt dans sa hâte et sa joie, oublia de refermer laporte. Corignan attendit encore quelques minutes, puis, résolument,pénétra à son tour dans la maison et monta jusqu’au premier palierle raide escalier de bois ; il heurta à l’unique porte, ilfallut parlementer. Mais enfin, lorsqu’il eut dit sa qualité demoine, on lui ouvrit, et il se vit en présence d’une sorte dematrone bien conservée, solide gaillarde. C’était la propriétairede la maison. Elle s’appelait dame Jarogne – Brigitte Jarogne. Elleétait veuve, honnête et rébarbative. Corignan entra, repoussa laporte derrière lui et dit :

« Vous voyez en moi frère Corignan lui-même. »

La dame fit un signe de croix et s’inclina avec respect.

« Corignan, ami et mandataire de Son Éminence le cardinalde Richelieu ! »

La dame eut un deuxième signe de croix et une deuxièmerévérence, plus inquiète, plus profonde.

« Corignan, bras droit de Sa Révérence le PèreJoseph ! »

Cette fois, la dame omit le signe de croix, mais tomba à genoux,terrorisée.

Frère Corignan demeura une heure chez dame Brigitte Jarogne. Aubout de cette heure, la dame était subjuguée. Corignan la quitta endisant :

« Ainsi, vous surveillez le Trencavel. Vous le suivez, s’ilsort. Et vous me direz où je pourrai le prendre. Sinon, vous êtescomplice ! »

La femme avait promis tout ce qu’avait voulu l’espion.

Très tôt le lendemain, il entra dans le cabinet du cardinal.Rascasse était là, faisant son rapport et daubant sur sonconfrère ! Les deux espions se jetèrent le regard de deuxdogues allongeant leur gueule vers la même gamelle. Mais le maîtreétait là. Ils se sourirent de travers.

Le cardinal était au courant déjà par Rascasse de ce qui s’étaitpassé à la Bastille, et par le Père Joseph de ce qui s’était passéau couvent des capucins. Corignan acheva le rapport en signalant laprésence de Trencavel au logis de la rue Sainte-Avoye et laprésence probable d’un complice à l’hôtel de la rue Courteau.

Le cardinal signa deux ordres distincts.

« Vous irez rue Sainte-Avoye, dit-il à Corignan, et vous,rue Courteau, dit-il à Rascasse. Le plus habile de vous deux, celuiqui m’apportera le plus beau coup de filet, prisonniers et papiers,aura désormais barre sur l’autre : il sera chef. »

Les deux espions admirèrent bruyamment ce partage à la Salomonet partirent furieux. Nous les retrouverons rue Sainte-Avoye,chacun d’eux, comme nous avons dit, à la tête d’une quinzained’acolytes.

Rascasse, avec son escouade, entra dans la rue Courteau, marchadroit à l’hôtel signalé et, son ordre de perquisition à la main,heurta rudement le marteau. Corignan, suivi de ses hommes, sedirigea sur le logis de Trencavel. Tout l’essaim s’engouffra,silencieux et leste, sans un bourdonnement. Au premier palier, dameBrigitte montait la faction. L’œil de Corignan la questionna.

« Il n’a pas bougé. Il est chez lui et seul. »

La bande grimpa vivement. La vieille désigna la porte deTrencavel. Corignan fit son branle-bas de combat, retroussa sonfroc, tira son poignard et hurla :

« Prenez-le-moi ! Ficelez-le-moi !Emportez-le-moi ! »

Or, une demi-heure après l’irruption de la furieuse escouadedans le logis de Trencavel, frère Corignan, lugubre, le capuchonsur le front, le chapelet aux doigts, descendait la rueSainte-Avoye en grommelant :

« Dies iræ… que vais-je dire au cardinal !…Dies illa… Ce misérable, Rascasse aura tout l’honneur etles écus… et moi la honte, l’in pace… »

Frère Corignan laissa s’envoler de dessous son capuchon unsoupir rauque. Son regard, tout à coup, alla se heurter, surl’autre bord de la chaussée, à un petit homme qui s’en allait têtebasse, traînant des bottes à entonnoirs qui semblaient bien lourdesà sa marche douloureuse.

« Eh ! c’est ce coquin de Rascasse ! Il me sembleque le drôle baisse bien son nez cynique ?… »

C’était bien Rascasse, lamentable et pleurnichant :

« Je suis perdu. De quel front vais-je me présenter aucardinal ? Misère de moi, que faire, que dire, qu’inventer,que mentir ?… Tiens ! fit-il tout à coup en levant latête. C’est bien le hideux Corignan que je vois là ? Oh !oh ! il me semble que l’infâme a le capuchon bienhumble ? »

Aussitôt, ils allèrent l’un à l’autre.

« Eh ! mais, fit Corignan vous revenez bredouille,hein ?

– Et vous, dit Rascasse, vous avez fait buissoncreux ?

– Compère, racontez-moi ce qui vous est arrivé,dites ?

– Oui, si vous me faites part de votre expédition.

– Tope ! Entrons là ! »

Là, c’était l’auberge de la Belle Ferronnière, tenue –et bien tenue – par la veuve Rosalie Houdart, aidée par sa filleRose, alors âgée de vingt-quatre ans, c’est-à-dire en âge d’êtremariée, mais demeurée fille jusque-là par un obstiné caprice. Cetteauberge était située à l’encoignure des rues Sainte-Avoye et de laVerrerie. Les deux espions s’attablèrent devant une bonne bouteillede beaugency.

« Je commence, dit Rascasse. J’avais disposé mes hommes defaçon à envahir l’hôtel du haut en bas. Enfin, je donne l’ordred’enfoncer la porte ; alors elle s’ouvre et un gentilhommeparaît, armé d’une trique. Mes gens se découvrent et reculent. Moi,sans regarder, je me précipite pour arrêter mon homme. Il m’assènesur les épaules un terrible coup. Il sort et se met à me rouer. Mesgens ne bougeaient pas. L’homme m’accable d’injures. Mes gens sesauvent. Je n’y comprenais rien, lorsque enfin, levant les yeux surmon gentilhomme, je reconnais qui ! Devinez ?… Monsieuren personne !

– Le frère du roi ! s’écria Corignan, qui cessa derire.

– Lui-même. Son Altesse Royale le duc d’Anjou !…« Cela t’apprendra, me dit-il, à me venir rompre les oreilles.Va-t’en dire à ton maître, le cardinal, que Gaston n’a rien à voiravec ses sbires ! »

Cette fois, Corignan était blême.

« Le duc d’Anjou ! le frère du roi ! fit-ilsourdement.

– Oui. Le cardinal va nous désavouer. Nous seronsembastillés.

– Ce n’est que trop vrai. Miserere mei !

– Dites-moi toujours ce qui vous est arrivé, moncher Corignan.

– Mais, reprit soudain le moine, mon affaire à moi n’a rienà voir avec la vôtre. Je n’ai pas touché à Son Altesse, moi !Je n’y étais pas.

– Oui. Mais moi, je dirai que vous y étiez, dit froidementRascasse. Et comme le cardinal vous tient à l’œil pour l’affaire dela lettre, vous êtes perdu si je le suis. Nous nous sauveronsensemble, ou pas du tout.

– Voici donc ce qui m’est arrivé, dit Corignan. Je suis sûrde dame Brigitte – c’est la propriétaire du logis. Cinq minutesavant mon arrivée, elle a vu le sacripant, en regardant au trou dela serrure. Nous arrivons devant la porte de Trencavel. Nousl’ouvrons. Nous nous précipitons, moi, le premier. Et qu’est-ce queje vois ! Devinez ?… Eh bien ! rien. Nous n’avonsrien vu. Ouverts tous les placards, enfoncés les meubles, sensdessus dessous le lit, et rien ! Pas plus de Trencavel quedans ce gobelet. Par où a-t-il pu passer ?

– Par la fenêtre, dit Rascasse.

– Bah ! c’est haut de quarante-cinq pieds. J’aurais vuson cadavre dans le jardin.

– Corignan, nous sommes perdus tous deux si nous ne noussoutenons en cette extrémité.

– Oui, mais comment nous soutenir ?

– En mentant… Je mentirai. Vous mentirez. J’appuierai votremensonge. Vous appuierez mon mensonge. Partons. »

Un quart d’heure plus tard, ils arrivaient place Royale.

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