L’Héroïne

Chapitre 6L’HÔTEL D’ANNAÏS

Laissant Corignan et Rascasse en tête-à-tête avec le cardinal deRichelieu, nous reprenons la suite des aventures de Trencavel. Lemaître en fait d’armes venait d’apercevoir Annaïs de Lespars sur lebanc habituel – et près d’elle, un jeune seigneur qui parfois luiprenait la main.

La jeune fille et le seigneur inconnu se levèrent.

« La conférence est terminée », dit amèrementTrencavel.

En effet, Annaïs et le gentilhomme se dirent encore quelquesmots, puis l’inconnu embrassa la jeune fille sur les deux joues.Trencavel recula de quelques pas. Il était pâle.

Il se rapprocha de la fenêtre et vit qu’Annaïs avait disparu,ainsi que le jeune seigneur.

« C’est son fiancé… C’est donc à lui de la défendre… Dequoi irai-je me mêler ?… Oui, mais s’il ignore ?… Il fautpourtant que je la prévienne… Fille d’Henri IV !… qu’y a-t-ild’étonnant qu’elle soit recherchée par quelque grandseigneur ? »

Il se dirigea vivement vers la porte. Là, il s’arrêta court, setoucha le front :

« Si je vais frapper à la porte de l’hôtel, ce sera larépétition de cette nuit. Il est évident qu’il doit y avoir pourles familiers… pour le fiancé !… une façon de heurter que jene connais pas… Que faire ?… Ah !… diable ! qu’endira-t-on ?… Ma foi, je n’ai pas le choix desmoyens ! »

En disant ces derniers mots, il courut à un bahut et en tira unelongue corde que, prestement, il attacha au rebord de lafenêtre.

Il enjamba et commença à descendre vers les jardins. Il arrivaitpresque au bout de la corde lorsqu’il se sentit tomber… La corden’avait pas cassé : le nœud fait à la diable s’était délié,là-haut. Trencavel tomba sur ses pieds. La corde s’affaissa, setassa dans les arbustes qu’il avait écrasés.

Tout de suite, Trencavel s’aperçut que cette manière des’introduire chez les gens, si honorable que fût le motif, pourraitbien lui attirer quelque algarade. Il gagna le plus prochainmassif, s’y cacha et, mesurant de bas en haut la distance jusqu’àsa fenêtre :

« Tiens !… oh !… ce n’est pas possible… sifait !… c’est Corignan ! À ma fenêtre ! Attends unpeu, coquin ! »

Corignan, ayant achevé d’inspecter le jardin, disparaissait à cemoment.

Trencavel fit un mouvement pour s’élancer vers l’hôtel, dansl’intention de sortir coûte que coûte et de s’élancer chez lui. Aumême instant, il entendit un effrayant vacarme vers l’hôtelmême : c’était Rascasse qui, comme on le lui a entenduraconter, heurtait le marteau à coups redoublés…

« Me voici pris entre deux tempêtes », songeaTrencavel.

Il prêta anxieusement l’oreille. Brusquement, tous ces bruitss’éteignirent.

Il sortit du massif où il s’était caché après sa descente ouplutôt sa chute. Il se trouva alors à une sorte de carrefour, etnon loin du bienheureux banc que, si souvent, il avait contemplé.Par l’une des allées, il voyait venir à lui un gentilhomme qui,arrivé à trois pas, le salua ironiquement :

« Bonjour, monsieur le danseur de corde !

– Bonjour, monsieur, dit Trencavel.

– Monsieur s’entend aux sauts périlleux ! » ditune autre voix.

Et Trencavel aperçut un deuxième gentilhomme qui faisait sonentrée par une autre allée.

« Monsieur devrait bien nous apprendre la manière dedescendre chez les gens par les fenêtres. »

Et un troisième gentilhomme se montra.

« Monsieur ne pourra pas rejoindre son chef qui vientd’être noblement gourmé dans la rue. »

Et un quatrième gentilhomme apparut, saluant comme avaient faitles trois autres. Le maître en fait d’armes avait rendu les quatresaluts sans paraître surpris. Il y avait en lui une sorted’indifférence.

« Monsieur, reprit le premier gentilhomme, je dois vousprévenir que vos camarades qui attaquaient par la rue, tandis quevous attaquiez par-derrière, se sont enfuis. Le chef de votreescouade, dûment étrillé, est parti. Vous n’avez donc aucun secoursà attendre.

– Je n’en attends que de moi-même », ditTrencavel.

Les quatre s’inclinèrent, en gens qui appréciaient laréponse.

« Monsieur, reprit le même gentilhomme, non sans une sorted’émotion, à votre air, à votre tenue, à votre langage, on voitassez que vous êtes supérieur à vos acolytes. Vous n’en êtes queplus dangereux. J’ai donc le regret de vous annoncer que, dèsl’instant où nous vous avons vu descendre de cette lucarne, cesmessieurs et moi nous avons résolu de vous tuer. »

Trencavel se redressa.

« Messieurs, dit-il, qui êtes-vous, je vous prie ? Etde quel droit parlez-vous ici en maîtres ? Seule,Mlle Annaïs de Lespars pourrait me demander descomptes… »

Les quatre eurent un tressaillement.

« Ce que vous venez de dire, gronda l’un d’eux, nous enlèvetout scrupule. Puisque vous savez le nom de celle qui habite ici,vous n’avez plus de pitié à attendre. Mais, en effet, vous devezconnaître nos noms afin que vous sachiez que vous n’avez pasaffaire à des assassins. On m’appelle M. de Bussière, etvoici MM. de Chevers, de Fontrailles et de Liverdan,gentilshommes angevins.

– Messieurs, avant de me tuer, si toutefois vous y arrivez,il est juste que vous sachiez qui je suis moi-même et que vous voustrompez sur mes intentions. Mon nom seul vous prouvera que je n’airien à voir avec les gens dont vous parliez : je suis lemaître en fait d’armes Trencavel.

– Trencavel ! Trencavel ! hurla Bussière.

– Parbleu ! tout est clair ! vociféraFontrailles.

– Ceci est la suite de notre rencontre de l’autrenuit !

– Eh ! cria Trencavel, je ne bouge d’un pas si vous neme dites ce que vous voulez, maintenant que vous savez monnom !

– Nous battre avec vous ! Tous les quatre !… L’unaprès l’autre. L’un de nous arrivera bien à vous tuer !

– Ah ! ah ! j’accepte ! Pourquand ?

– Tout de suite ! Dans ce jardin.Venez ! »

Tous les cinq se mirent en marche. Bientôt, ils arrivèrent à unterre-plein qui s’étendait sur toute la longueur de l’hôtel.Trencavel jeta un coup d’œil sur la façade de cette maison danslaquelle, sans doute, se trouvait Annaïs. Son cœur battit avecforce. Son cœur lui cria :

« Elle est là ! Derrière cette persienne !…Tâchons de bien mourir !… »

Il tira l’épée qui siffla dans l’air et brilla au soleil.

Les quatre gentilshommes convinrent de se battre selon l’ordrealphabétique de leurs noms : Bussière, Chevers, Fontrailles,Liverdan.

Bussière et Trencavel tombèrent en garde.

Les épées engagées, Bussière esquissa une feinte brillante etporta son coup à fond.

« Il est mort ! dirent les autres.

– Pas encore, fit Trencavel. Monsieur de Bussière,êtes-vous gaucher ?

– Non, monsieur, mais la droite me suffit. (Nouveau coup,nouvelle parade.) Pourquoi cette question ?

– Parce que j’eusse regretté de vous abîmer les deux mains.Puisque vous ne savez pas vous battre de la gauche, la droite mesuffira. Tenez, monsieur ! »

Il n’avait pas achevé que Bussière lâcha son épée. Terminant parun coup de fouet une série de feintes serrées à tenir dans unanneau, Trencavel lui avait porté son coup à la naissance dupoignet.

« Là ! dit-il, vous voilà pour huit jours hors d’étatde vous aligner. Mes regrets et mes excuses !

– À moi ! dit Chevers avec impétuosité. Tenez-vousbien !

– C’est vous qui vous tenez mal, monsieur. Votre pointe esttrop basse. Je pourrais vous toucher à la gorge.

– Morbleu ! jura Chevers, en se fendant coup surcoup.

– Je me contente de vous ganter commeM. de Bussière… »

Chevers poussa un cri. Juste au même endroit que Bussière, lapointe de Trencavel avait pénétré sans effort apparent, et lesdoigts crispés abandonnaient l’arme.

« Huit jours le bras en écharpe, dit Trencavel avec sonplus aimable sourire. Messieurs, quand vousvoudrez ! »

Fontrailles se mit en ligne. Et, après quelques passes rapides,Fontrailles fut touché au poignet. Liverdan, le plus habile desquatre, engagea l’épée, et Liverdan fut touché au poignet. Tous lesquatre ! La même blessure ! Piqûre peu dangereuse, maisqui les mettait hors de combat. Piqûres dédaigneuses par quoi ilsemblait leur faire grâce.

Les quatre gentilshommes à l’écart, leurs mains bandées de leursmouchoirs, tinrent conseil. Ils étaient livides de la penséeterrible qui leur venait à tous.

« Il est impossible qu’il sorte d’ici vivant !

– Assassins, soit ! Pour elle ! Nous ne pouvonsreculer !

– Aux poignards ! Aux poignards !…

– Monsieur, cria l’un d’eux – et sa voix s’étranglait –nous avons résolu de vous tuer. Défendez-vous si possible. Nousallons vous charger tous quatre ! »

Chacun d’eux, de la main gauche, saisit son poignard. Trencavelne dit mot. Il assura dans sa main sa rapière, et, l’œil dilaté parune sorte d’horreur, les regarda venir à lui, la sueur au front,épouvantés de ce qu’ils allaient faire, horrifiés de devenir desassassins – mais une implacable résolution pétrifiait leurs traitset leurs âmes… Assassins ?… Soit !… Pour elle !

Ils marchèrent sans hâte, tous quatre en ligne, d’un pas ferme,calme, terrible. Quand il les eut à trois pas, Trencavel poussa unsoupir et se mit en défense. Ils allaient se ruer… À ce moment, laporte s’ouvrit, la porte devant laquelle ceci se passait. Quelqu’unparut, qui fit un signe. Et à ce geste, les quatre blesséss’arrêtèrent net, reculèrent…

C’était un gentilhomme qu’à sa taille et à son allure on pouvaitjuger tout jeune. Il avait la tête couverte de son feutre. Sonvisage était masqué. Il tenait une épée à la main… une épée nue –et il n’avait pas de fourreau à la ceinture. Il descendit lesquatre marches du perron et s’avança vers Trencavel, immobile destupeur. Et quand il fut arrivé, sans un mot, il tomba engarde.

L’inconnu présenta le fer à Trencavel. Les épéescliquetèrent.

Les adversaires se valaient. Tout de suite, ils se reconnurentdignes l’un de l’autre. Et ce fut une émouvante passe d’armes.L’éblouissant tourbillon des lames engagées apparut comme une nuéed’acier d’où jaillissaient des éclairs et où sonnait la mort.Marches, ruptures, attaques, parades eussent arraché des crisd’admiration aux vieux maîtres des royales académies… Seulement,toutes les attaques venaient du silencieux inconnu. De Trencavel,il ne venait que des parades. Et pas une riposte.

Il frémissait. Il dévorait des yeux son adversaire. Mais quiest-ce ? Pourquoi masqué ? Pourquoi ce feutre cachant lescheveux et ombrageant le front ? « Oh ! mais… c’est…non… si fait, morbleu ! c’est une femme ! »

Un bond en arrière soudain. Et, au fond de lui-même, un crid’angoisse terrible :

« C’est elle !… »

Annaïs ! C’est contre Annaïs qu’il tirait l’épée !… Ilse sentit l’esprit vide, l’âme éperdue, et murmura :« C’est fini ! »

Pas à pas, il rompait, lui cédait du terrain et considérait sesefforts pour l’atteindre, le coucher tout sanglant sur cette alléedont il eût baisé le sable sur chacune de ses empreintes… Son cœurbattait à se briser. Les sanglots soulevaient sa poitrine. Annaïs,hors d’elle, cria :

« Mais défendez-vous donc, monsieur, je vais voustuer !

– Allons donc ! Il faut d’abord que je vousapprenne !… Doublez, battez sur quarte, plus leste !Dégagez, battez sur tierce, et à fond ! À fond,monsieur ! »

Annaïs, exaspérée, partit sur le coup préparé par Trencavellui-même. Elle partit – à fond ! Et elle cria :

« Je vous cloue à ce chêne ! »

Trencavel, d’un rapide écart du bras, se découvrit la poitrine.Un sourire fleurit ses lèvres. Une sublime malice pétilla dans sesyeux pleins de larmes, et, gaiement, il dit :

« Faites, mademoiselle ! »

Une goutte de sang pleura sur le pourpoint de Trencavel. Ildemeura debout, salua de l’épée, et rengaina. Il était blessé – àpeine. Comment Annaïs put-elle retenir le fer ? Quel miracleaccomplit le mot mademoiselleinsoucieusement jeté parTrencavel ? De fait, le coup fut porté à fond, et non paré. Lapointe toucha. Mais elle ne pénétra pas !

Annaïs dénoua son masque et le laissa tomber… Et elle jeta sonépée.

« Mademoiselle, je vous rends grâce de m’avoir enseigné cecoup d’épée, à moi, maître en fait d’armes. Je n’oublierai jamaisque j’ai été touché… par Annaïs de Lespars.

– Vous savez donc qui je suis ? tressaillitAnnaïs.

– Oui, dit Trencavel. Et que vous venez d’Angers, oùMme votre mère a été tuée par ceux qui veulent voustuer. Et quelles haines Louise de Lespars vous transmit avec lavie. Et quels parchemins M. le baron de Saint-Priac vousenlèvera tôt ou tard. Et quelle lutte vous entreprenez contre unhomme qui vous brisera…

– Un mot, monsieur, un seul : de qui tenez-vous cessecrets ?

– De M. de Richelieu ! »

Trencavel disait : Louis de Richelieu, archevêque, Annaïsentendit : Armand de Richelieu, cardinal.

« Monsieur, dit Annaïs, d’une voix qui tremblait, vousrefusez de vous défendre. C’est donc autrement que par l’épée queje vous atteindrai. Vous êtes libre… Venez, monsieurTrencavel ! »

Elle se mit en marche, pensive, émue jusqu’au fond de l’être, etelle songeait : « Il sait toute ma vie. Sûrement, c’estun serviteur de Richelieu. Et pourtant… cette noblesse de regard,cette intrépide générosité, cette volonté de se laisser blesserplutôt que de toucher une femme, non, non, ceci n’est pas d’unespion !… »

Elle traversa l’hôtel et ouvrit elle-même la porte qui donnaitsur la rue. Près de la porte ouverte, un instant, ils seregardèrent. Elle était plus troublée que jamais elle ne l’avaitété. Il sentit sa tête tourner.

« Quelle imprudence, ma chère Annaïs ! dit à ce momentune voix railleuse. Vous relâchez cet espion !… »

Trencavel eut un violent sursaut. Il se retourna, et, sur lapremière marche de l’escalier, vit un gentilhomme splendidementvêtu qui le regardait avec un de ces féroces dédains plus terriblesqu’un soufflet. Trencavel, à l’instant même, le reconnut. C’étaitcelui par qui Annaïs, sur le banc du jardin, s’était laisséembrasser sur les deux joues !

Et Trencavel marcha sur lui !

« Vous m’avez insulté, dit-il. Vous êtes ici en lieud’asile. Mais sachez-le… fussiez-vous prince de sang royal, enquelque lieu que je vous trouve, hors de cette maison, vous medemanderez pardon – ou je vous tuerai ! »

Il sortit sans tourner la tête. La jeune fille le regardas’éloigner…

« Je vais demander à mon frère d’embastiller ce misérable.Son nom, je vous prie. Il vous l’a dit… »

Annaïs tressaillit.

« Son nom ?… Je l’ai oublié.

– Je le retrouverai, moi. Adieu. J’ai votre promesse devenir à notre rendez-vous de l’hôtel de Guise. Vous avez des droitsà faire valoir. Ces parchemins que vous m’avez montrés disentformellement que le roi Henri vous a reconnue. Vous êtes de lafamille, ma sœur. »

L’œil noir d’Annaïs jeta du feu. Elle se raidit en une révoltede sa hautaine pureté d’âme :

« Votre sœur ? Et tout à l’heure vous m’avez embrasséecomme telle. Eh bien, non, monseigneur. Je ne suis pas de lafamille. Je ne me connais pas de père. Pour vous, pour tous, jesuis Annaïs de Lespars. Pour moi, le roi est le roi, et vous,monseigneur, vous êtes Monsieur, vous êtes le frère deLouis XIII, vous êtes Gaston, duc d’Anjou… Oui, j’ai ouvert devantvous cette cassette. Mais c’est une tombe. Je ne veux pas exhumerla honte de ma mère… »

Gaston d’Anjou frissonna.

« Que voulez-vous donc ? murmura-t-il.

– Tuer Richelieu, dit la guerrière. Peu m’importe sapuissance. Mais sa vie est un opprobre pour la mienne. Je viendraidonc au rendez-vous, mais ce ne sera pas pour m’y mêler à uneconspiration politique. Entre Richelieu et moi, c’est un duel auplein jour, face à face, et à mort. C’est que, dès ma naissance, mamère, penchée sur mon berceau, n’a trouvé à verser sur mon frontque des larmes corrosives, brûlante rosée de haine. La moisson serarouge, monseigneur !

– En tout cas, n’oubliez pas : dans huit jours, àl’hôtel de Guise. Après tout, nous pourrons nous entendre ;nous voulons détruire en Richelieu une force politique, et vous,vous voulez venger sur lui la mort de votre mère… »

Annaïs de Lespars se redressa, pareille au génie de l’orgueilfilial :

« Vous vous trompez, monseigneur ; c’est de m’avoirmise au monde que je veux venger ma mère !… »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer