L’Héroïne

Chapitre 26FOLIE DE VERDURE

L’Archevêque Louis de Richelieu, Mlle Annaïs deLespars, Trencavel et Mauluys, Rascasse et Corignan passèrent lanuit dans le rendez-vous de chasse et, le lendemain matin, àl’aube, ils se mirent en route pour Paris, qu’ils gagnèrent àpetites étapes.

Un après-midi, vers cinq heures, les tours de Notre-Dameapparurent à nos voyageurs.

« Déjà ! songea Trencavel. Il me semble que cela aduré une heure ! »

Il était triste, le pauvre maître en fait d’armes. En effet, laséparation allait se faire là. Annaïs avait annoncé que sonintention était de regagner l’Anjou. Elle n’avait plus rien à faireà Paris.

« Messieurs, dit alors Louis de Richelieu, avant de nousséparer peut-être pour toujours, il sera bon de nous voir unedernière fois ailleurs que sur le grand chemin.Mlle de Lespars vous demande si vous voulezlui faire l’honneur d’être ses hôtes en son hôtel de la rueCourteau, jeudi prochain, à l’heure du dîner. »

On était au samedi. Trencavel calcula que cinq bonnes journéesle séparaient de l’heure des adieux définitifs, et un peu d’espoirrentra en lui. Mauluys, pour lui et son ami, acceptal’invitation.

Annaïs et l’archevêque rentrèrent donc dans Paris. Toujourssuivis de Rascasse et de Corignan, le maître en fait d’armes et lecomte de Mauluys firent le tour de Paris et rentrèrent par la porteMontmartre.

« Rascasse, dit alors Trencavel, venez-vous avecnous ? »

Le petit Rascasse eut une dernière hésitation. Mais quepouvait-il faire ? Une bonne corde l’attendait si jamais il seheurtait au cardinal. Une vie d’alarmes et de terreurs allaitcommencer. Il sentait le besoin d’une bonne protection.

« Ma foi, messieurs, dit-il, je suis avec vous.

– Et vous, mon digne frater ? » ditTrencavel.

Corignan secoua la tête.

« Je sais où aller », grogna-t-il.

« Messieurs, dit Rascasse peu après, voulez-vous me dire oùje pourrai vous joindre ? Il faut que je suive frère Corignanpour savoir où il va, d’abord, et puis pour autre choseaussi. »

Mauluys indiqua où se trouvait son hôtel, et Rascasse piquantdes deux s’élança sur les traces de son ancien rival en espionnage,devenu plus que jamais son ennemi. Trencavel et Mauluyspoursuivirent leur chemin vers la rue des Quatre-Fils, où étantentrés dans l’hôtel du comte, ils furent accueillis par lesbruyantes exclamations et les jurons multiples de Montariol. Unefois que la joie du digne prévôt se fut calmée :

« Et Verdure ? fit Mauluys.

– Verdure ? Hélas ! monsieur le comte… il estfou !

– Hum ! fit Mauluys, sceptique. Si j’allais faire untour dans mes caves, je saurais bien d’où vient cette démence.

– Mais il n’y a plus rien dans vos caves ! Il a toutmonté dans la chambre de M. le comte !

– Dans ma chambre ?

– Tout !

– Allons voir cela », dit Mauluys froidement.

Ils montèrent. Le silence était profond dans l’hôtel ; lecomte ouvrit la porte, et les deux amis demeurèrent effarés :des nuées de fumée bleuâtre évoluaient et formaient un brouillardau fond duquel les meubles prenaient des contours indécis. Dans uncoin, le bahut apparaissait vaguement. Devant le bahut, et pousséecontre lui, une table. Devant la table, un fauteuil. Dans cefauteuil, renversé sur le dossier et les pieds sur la table, plushaut que sa tête, Verdure fumait.

« Il n’y a pas moyen d’entrer, dit Trencavel. C’estl’enfer.

– L’enfer ? grogna Verdure. Le paradis, oui. Lescélestes régions où c’est défendu d’avoir soif. – Oh ! quisont ceux-là ? Tiens, c’est monsieur le comte deMauluys ! »

Verdure eut un interminable éclat de rire.

« Prévôt, dit Trencavel, tâche donc d’ouvrir la fenêtre.Sans quoi, jamais nous ne pourrons entrer.

– Je ne veux pas qu’on entre, gronda Verdure.

– Allons, Verdure, rends-toi ! fit Trencavel.

– Vous ne l’aurez pas ! Vous pouvez sortir votrecolichemarde. Quand on a été tué par le sire de Saint-Priac etqu’on n’en crève pas, on revient de tout. Vous ne l’aurezpas !

– Quoi ? Qu’est-ce que je n’aurai pas ?

– Assez ! dit Verdure. Sortez, ou je vous assomme. Iln’y a qu’un homme au monde qui puisse la lire ! Et lui seul lalira ! Hors d’ici, vous dis-je ! »

À demi furieux, à demi inquiet, Trencavel recula devant lefou.

« Trencavel, dit tranquillement Mauluys, l’ivrogne va vousfaire sauter le crâne. Ce sera une belle fin.

– Ah ! ah ! grinça Verdure, le pourfendeur est enfuite ! À moi la victoire !… J’ai soif ! »

Et il se mit à vider une bouteille. Mauluys referma la porte etdescendit au rez-de-chaussée, tout pensif.

« Que diable ne veut-il pas que je prenne et que jelise ? » dit Trencavel.

Mauluys répondit :

« La lettre !

– La lettre ? Quelle lettre ?

– La lettre ! fit Mauluys avec un étrange sourire. Jen’en sais pas davantage. »

Cependant, Rascasse s’était mis aux trousses de Corignan,lequel, d’un bon trot, courut jusqu’à la rue Saint-Avoye. Rascasseéclata de rire.

« Ah ! oui, c’est vrai ! J’oubliais que lefrocard a un gîte, maintenant, et que dame Brigitte lui a offertson cœur. »

Une fois sûr que Corignan s’était bien réfugié chez Brigitte,Rascasse fit demi-tour et s’en alla rue des Quatre-Fils. Non sansmélancolie, le petit Rascasse songeait :

« Voilà donc la fin de ma carrière ! J’ai sauvél’Éminence de bien des embûches. J’ai eu du courage, toujours, etde l’esprit, quelquefois. Au total, je trouve l’inquiétude, leremords chez moi ; hors moi, la haine du cardinal ; aubout de tout cela, une potence. En attendant, me voici à pied.Qu’est-ce que Trencavel va bien pouvoir faire demoi ? »

Il atteignit l’hôtel de Mauluys, et, comme il soulevait lemarteau, d’étranges idées lui passèrent par la tête :

« Bah ! ce serait drôle s’il arrivait à faire deRascasse un honnête homme ! »

Corignan n’en pensait pas si long, mais n’était pas moinsinquiet. Seulement, c’était pour de tout autres motifs. Il avait eneffet extorqué mille livres à dame Brigitte en lui promettant enrevanche la protection du cardinal et la fortune. Or, il neramenait ni l’une ni l’autre. Le seul butin de son expédition étaitla dépêche que Marine lui avait remise à l’auberge de Beaugency,dépêche oubliée au fond d’une de ses poches.

Il monta lentement et sans bruit le roide escalier de bois ets’arrêta devant la porte. Puis, ayant solidement établi son plan,il entra impérieusement, tout essoufflé, comme s’il eût couru pourarriver plus vite.

« Notre fortune est faite ! hurla-t-il en entrant.Audaces fortuna juvat ! Fortuna, la fortune !Comprenez-vous, ma chère ? Fortune, vousdis-je ! Fortuna, la fortune !

– Faisons nos comptes, dit Brigitte. Je vous remis, audépart, un millier de livres. Qu’en fîtes-vous ? »

Corignan exhiba piteusement une bourse flasque, dont la vuearracha à dame Brigitte des sanglots et des hurlements.

Cependant, dame Brigitte le fouillait activement, crainte queson associé n’eût caché quelque malheureuse maille pour allerboire. Tout à coup, elle mit la main sur un papier plié de tellefaçon qu’il formait des nœuds difficiles à défaire.

« Qu’est-ce que cela ? »

Corignan se releva d’un bond et s’asséna un coup de poing sur lecrâne : il se rappelait.

« Ça ! hurla-t-il, c’est la fortune !… Un bon dedix mille livres !…

– Dix mille livres ! Sur la caisse ducardinal ?

– Non. Sur la caisse deMme de Chevreuse. »

Et tandis que Brigitte haletait d’espoir et que l’avariceluisait de tous ses feux dans ses prunelles dilatées, Corignanraconta la scène de l’auberge de Beaugency. Adroitement, Brigitteparvint à dénouer les plis entrelacés du papier, et elle le lut.Une minute, elle demeura pensive, puis :

« Oui, dit-elle, je crois que la duchesse donnera dix milleécus et peut-être plus pour apprendre une telle nouvelle etdélivrer le comte de Chalais. Mais où est-elle ?

– Elle était à Marchenoir, mais la petite raffinéed’honneur l’a arrachée à Rascasse. »

Brigitte ne comprenait pas. Il y eut une longue explication. Ilrésulta :

Que la duchesse de Chevreuse était à chercher coûte que coûte.Que Rascasse, ayant trahi le cardinal, était aux ordres deTrencavel. Que l’archevêque de Lyon et Annaïs de Lespars étaient àParis. Que Trencavel, Mauluys et Rascasse y étaient également.Brigitte, en établissant avec Corignan ces points essentiels, étaitpâle d’espoir.

« Oui, dit-elle, je crois bien que notre fortune estfaite.

– Ne le disais-je pas ? » triompha Corignan.

Il fut chargé d’aller trois fois par jour à l’hôtel deChevreuse. Non sans raison, Brigitte pensait que la duchesse,libre, toucherait Paris au moins un jour ou deux pour voir lareine.

« Quant au reste, je m’en charge, ajouta-t-elle. Car cereste, c’est notre vraie fortune : la Lespars, le Trencavel,le Rascasse, le Mauluys, tous y laisseront leurs têtes, laissezfaire !

– Surtout Rascasse ! grogna Corignan au comble del’enthousiasme. Je veux le voir gambiller au bout d’unecorde. »

Corignan monta se mettre en faction à la fenêtre du grenierTrencavel, d’où il dominait les jardins de l’hôtel.

 

Verdure, après que Mauluys et Trencavel eurent battu enretraite, s’enferma à double tour en grognant, et continual’étrange existence qu’il s’était faite. Nous devons dire qu’il n’yavait pas seulement de l’ivrognerie hyperbolique dans son cas, maisaussi de l’idée fixe, une obsession. Il voulait surveiller lebahut. Il s’en était institué le gardien. Disons aussi qu’il nebuvait pas autant qu’il en avait l’air.

Quand il avait faim, il faisait un effroyable tapage contre laporte et Montariol lui montait des provisions.

Vers le quinzième jour, il s’aperçut avec stupeur que toutes lesbouteilles étaient vides. Il eut beau explorer, il dut se rendre àla triste évidence. Verdure passa trois autres journées à cuverl’effroyable quantité de vin qu’il avait absorbée. À la fin de cetroisième jour, un soir, vers huit heures, Verdure était à peu prèsdans son bon sens. Ce soir-là, Montariol, lui apportant à manger,le vit qui remplissait son gobelet et le vidait d’un trait.

« Ah ! ah ! dit Montariol, c’est le vin blancmaintenant.

– Non, dit Verdure, c’est de l’eau.

– De l’eau !…

– Oui, prévôt. Allons, va-t’en, et laisse-moi rêver enpaix. »

Le prévôt se retira, tout effaré d’avoir vu une fois dans sa vieVerdure boire de l’eau. Quant à Verdure, il plaça le fauteuildevant le bahut, s’accommoda lui-même dans le fauteuil, et seprépara à dormir.

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