L’Héroïne

Chapitre 28FIN D’ANNAÏS DE LESPARS

On se souvient que l’archevêque de Lyon avait invité à dînerMauluys et Trencavel en l’hôtel de Lespars, sis rue Tourteau.

Le matin du jour où ce dîner devait avoir lieu, l’archevêque, encostume de cavalier, se rendit à la Belle Ferronnière, s’assit àune table et se fit servir de l’hypocras. Tout à coup, il vit unemain fine qui enlevait le gobelet d’étain qu’une servante avaitplacé devant lui et le remplaçait par un gobelet d’or. Puis cettemême main se mit à remplir le riche gobelet. Louis de Richelieuleva les yeux en souriant et reconnut Rose.

« À la politesse qui m’était faite, dit-il, je vous avaisdéjà reconnue. Vous me traitez en roi !

– Monseigneur, répondit la jeune fille qui pâlitlégèrement, vous êtes pour moi plus qu’un roi : vous êtescelui qui a reçu la confidence du secret de ma vie… Et maintenant,ajouta-t-elle, si vous daignez me suivre, je vous conduirai dansune salle où vous ne serez pas exposé à être coudoyé… »

Louis de Richelieu suivit Mlle Rose qui leconduisit au parloir, c’est-à-dire à la salle d’honneur de lafamille. « Mon enfant, dit le gentilhomme, je suis venu vousfaire une invitation. La voici : vous êtes, parMlle Annaïs de Lespars, priée à dîner ce jour mêmeen son hôtel. Je suis sûr que vous accepterez…

– De grand cœur, monseigneur, mais pas aujourd’hui.

– Et quand ? » fit vivement l’archevêque.

Rose ne répondit pas. Son limpide regard perdu au loin semblaitinterroger son rêve. L’archevêque comprit que rien ne la décideraità accepter cette invitation et qu’elle attendrait le jour où ellepourrait, présentée par son mari, entrer partout, même chez leroi.

Telle fut l’étrange démarche que fit en ce jour lecardinal-archevêque de Lyon. Comme nous l’avons dit, c’était unnoble esprit et sa foi profonde, sincère, très douce, ne luiinspirait que des pensées humaines.

Ce jour-là eut lieu dans l’hôtel de la rue Courteau le dînerd’adieu que Mlle de Lespars offrait aux troishommes à qui elle devait la vie, c’est-à-dire Louis de Richelieu,Mauluys et Trencavel. Ce dîner fut glacial. Annaïs étaitprofondément troublée. L’archevêque observait. Trencavel parutstupide. Mauluys, qui causait fort peu, dut sauver la situation etdéploya toutes les ressources d’un esprit qu’on ne lui connaissaitpas.

À la fin du dîner, Annaïs remercia ses hôtes et les invita àl’aller voir dans le domaine qu’elle possédait en Anjou. Elleajouta que son départ était fixé au lendemain. Trencavel et Mauluysse retirèrent Les adieux avaient été d’une froideur qui navrait lemaître en fait d’armes.

Annaïs de Lespars fit ses préparatifs de départ. L’archevêqueavait pris son logis dans l’hôtel. Maintenant que la paix étaitfaite avec le cardinal, il n’y avait plus de raison pour se cacher.La maison avait donc été rapidement remontée et le servicecomportait une douzaine de valets et servantes. Ces gens devaientsuivre en Anjou leur maîtresse.

Le lendemain matin, donc, tout était prêt pour le départ.L’archevêque n’avait fait à Annaïs aucune réflexion. Il secontentait de l’observer. Lorsque vint le moment d’atteler lecarrosse qui devait emporter Annaïs, alors seulement, lui prenantla main :

« Si je vous demandais de rester quelques joursencore ? Nous allons nous séparer pour toujours peut-être. Jene vous verrai plus, vous que je considère comme ma fille. Nepouvez-vous m’accorder une semaine ou deux ? »

Annaïs tressaillit.

« Mon père, dit-elle d’une voix altérée.

– Ma fille, ma chère fille, fit l’archevêque, bouleversépar ce titre de père.

– Voici, reprit-elle d’une voix plus ferme. Vous voulez queje reste pour que je sache bien réellement ma propre pensée ausujet de M. Trencavel. Eh bien, je vous demande quinzejours !

– Vous êtes une noble fille », dit gravementl’archevêque.

Annaïs ne partit donc pas. Pendant ces quinze jours, elle fut lajeune fille gaie, aimable, que nul ne connaissait. Seulement, parles beaux soirs de ce mois d’août, elle allait s’asseoir dans sonjardin près de ce banc où Trencavel, du haut de son grenier,l’avait vue pour la première fois. Alors, elle s’abandonnait à sesrêveries de jeune fille.

Ainsi songeait la jeune fille.

Et si elle eût levé les yeux vers ce grenier où avait habitéTrencavel, elle eût entrevu la hideuse figure d’une guetteuseacharnée. Cette espionne, c’était dame Brigitte…

 

À la suite de la rapide entrevue qui eut lieu entre Corignan etla duchesse de Chevreuse, il y avait eu, en effet, une scène trèsviolente au logis de la rue Sainte-Avoye, scène qui se termina parun incident bizarre.

Corignan ayant reçu un petit écu d’un valet pris de pitié aulieu des dix mille livres qu’il comptait fermement toucher, avaitété noyer son chagrin au fond d’un cabaret. Une fois que l’ivresselui eut rendu le courage nécessaire pour affronter dame Brigitte,il se rendit rue Saint-Avoye. Quand dame Brigitte sut que Corignanavait enfin vu la duchesse, qu’il avait tout bonnement remis lalettre de Marine et qu’il ne rapportait rien, la fureur de la damene connut plus de bornes.

« Je suis ruinée ! » rugit-elle… Écoutez,dit-elle enfin, vous chargez-vous de prévenir le cardinal lorsqu’ilrentrera à Paris ? Vous chargez-vous de lui répéter mot à motce que je vous dirai ?

– Oui bien. Laissez faire, je suis intelligent quand jeveux.

– Eh bien, tâchez de vouloir ce jour-là, mieuxqu’aujourd’hui. D’ici là, ne bougez plus d’ici, et surtout ne vousmontrez plus à la fenêtre du logis de Trencavel. »

Et dame Brigitte alla reprendre son poste d’observation.

C’était cette figure louche qui, encadrée à la fenêtre dugrenier, surveillait Annaïs. Les quinze jours de répit que celle-ciavait demandés, s’écoulèrent. Le soir du quinzième jour, elleenvoya, par un valet, chercher Trencavel et le comte de Mauluys.Près de l’archevêque, elle attendit dans la salle d’honneur del’hôtel. Mauluys et le maître d’armes firent bientôt leur entrée.Annaïs était ferme. C’est à peine si on eût pu distinguer que sonsein se soulevait d’un rythme plus rapide.

« Monsieur le cardinal, dit-elle, et vous, monsieur lecomte, je vous ai réunis ici pour entendre ce que j’ai à dire àM. Trencavel. Monsieur Trencavel, vous avez surpris la tristehistoire de ma mère… Ayant surpris dans les cryptes du couvent descapucins le secret de ma naissance, vous savez que je n’ai pas depère.

– Mademoiselle !… frissonna Trencavel.

– Pas de père ! répéta-t-elle plus âprement. Je n’aidonc pas de nom… pas d’autre nom que celui de ma mère… MonsieurTrencavel, je n’ai pas de nom, voulez-vous me donner levôtre ?

– Moi !… Que… je… »

Le maître d’armes se mit à trembler.

« Je n’en connais pas de plus noble, dit Mauluys. C’est unnom qui signifie vaillance, esprit et probité de coeur. »

Annaïs, gravement, tendit sa main à Trencavel, qui tomba àgenoux, et, sur cette main, versa des larmes brûlantes.

D’après les notes du « sieur Jean Montariol, prévôt del’Académie royale, maître en fait d’armes en l’Académie des BonsEnfants », le mariage de Trencavel et d’Annaïs de Lesparsfut célébré par le cardinal-archevêque de Lyon en la chapelle deSaint-Martin, dans l’église de Saint-Martin-des-Champs, à huitheures du soir, en présence de M. le comte de Mauluys, dusieur Montariol, de messire Grenu, curé, de M. le baron deVaugée et de M. le comte de Puyseux, le 27 août de l’an 1626.Les mêmes témoins et officiants procédèrent, toujours d’après cesnotes touchant quelques événements de sa vie, au mariagede M. le comte de Mauluys avec Mlle RoseHoudart, assistée de sa mère Rosalie Houdart, laquelle, ajoute lebrave Montariol, ne comprit rien à l’honneur et au bonheur quiarrivaient à sa fille.

L’avant-veille de ce double mariage, célébré presquesecrètement, le roi de France, trompettes sonnant, clochescarillonnant, avait fait son entrée dans son Louvre, tandis que lecardinal de Richelieu faisait la sienne en son palais.

 

Le surlendemain de cette rentrée, c’est-à-dire le jour même oùdevait se célébrer le mariage qui mettait fin aux aventuresd’Annaïs de Lespars, le cardinal de Richelieu reçut la visite duPère Joseph.

« Eh bien, demanda celui-ci, où en êtes-vous ?

– Je triomphe, dit Richelieu : la reine vaincue, laduchesse de Chevreuse anéantie, Chalais exécuté ; Vendôme etle Grand-Prieur en prison, les turbulents épouvantés etdispersés.

– C’est un triomphe, en effet, dit tranquillement le PèreJoseph. Votre règne date d’aujourd’hui…

– Mon règne ?… tressaillit Richelieu.

– Votre gouvernement, si vous aimez mieux ; ou plutôt…notre gouvernement. À l’œuvre, maintenant ! Et n’ayez pas devaines révoltes, mon fils… Il y a bien peu de temps que, sur uneparole inconsidérée de Mme de Givray, vousavez écrit une lettre que je vois encore flamboyer devant mes yeux.Si le texte de cette lettre était répété au roi, songez que vousseriez bientôt à la place d’Ornano, du Grand-Prieur et de Vendôme.Or, je suis seul à l’avoir lue. »

À ce moment, un huissier annonça que le moine Corignan demandaità être reçu par Son Éminence.

« Entendons-le », fit l’Éminence grise.

Corignan fut introduit. Il va sans dire qu’il avait à cetteoccasion repris son froc de capucin. Son premier mouvement fut dese jeter à genoux. Ses premières paroles furent :

« Monseigneur, je vous livre le Trencavel, le Mauluys, laLespars et le Rascasse !

– Où sont ces rebelles ? demanda le Père Joseph. FrèreCorignan, vous êtes un grand pécheur. Votre conduite à Marchenoir aété indigne.

– Vous savez donc ce qui s’est passé àMarchenoir ? » fit Richelieu stupéfait.

L’Éminence grise eut un mince sourire et continua :

« Vous avez, frère Corignan, contribué à l’évasion de laduchesse de Chevreuse, tout au moins par votre misérable stupidité.Vous avez laissé menacer, devant vous faire tuer, frère Corignan.Vous avez mérité la hart. Mais si vous nous livrez ces quatrerebelles, je supplierai Son Éminence de vous épargner. »

Corignan comprit qu’il avait gain de cause.

« J’aurai vie sauve, je l’espère. Mais ce n’est pas tout.Il y a dame Brigitte…

– Dame Brigitte ! fit le Père Joseph en fronçant lessourcils. Frère Corignan, vous avez toujours été le scandale denotre monastère. Il faut cesser ces accointances…

– Eh ! mon Révérendissime père, s’écria Corignan, unbon espion emploie tous les moyens. Frère Corignan a toujoursrespecté la décence, mais il veut servir ses maîtres.

– Soit. Parlez. Qu’est-ce que cette Brigitte ?

– Celle qui doit vous livrer les rebelles. Moi, je nedemande rien, non, rien que la vie sauve et le droit de continuer àme dévouer pour Son Éminence. Mais dame Brigitte…

– Que veut-elle ? demanda Richelieu d’un ton bref.

– Vingt mille livres, monseigneur.

– Ce n’est pas trop cher. Eh bien, qu’elle exécute lapromesse que tu nous fais en son nom, et nous verrons.

– Monseigneur, elle doit venir elle-même vous indiquer cesoir comment et où les quatre rebelles pourront êtrepris. »

Là-dessus, Corignan fut congédié.

Richelieu demeura seul avec le Père Joseph.

« Ceci complète la victoire, si ce moine a dit vrai.

– Il a dit vrai, n’en doutez pas. Sans quoi, il n’eût pasrisqué sa tête en venant ici. »

Et pensif, sourdement inquiet, le Père Joseph ajouta :

« Oui, ceci complète la victoire. Ce maître d’armes m’atoujours fait peur. Annaïs de Lespars est une ennemie redoutable…il faut, sans scandale, sans procès, nous défaire de ces deuxêtres… les conduire à la Bastille aussitôt après l’arrestation, et,usant de votre pouvoir discrétionnaire… »

Les deux Éminences se regardèrent…

« Ce soir, dit sourdement Richelieu, il y aura un échafaudà la Bastille !… »

 

Le soir, à neuf heures, après la double et très simple cérémoniede leur mariage, Trencavel et Mauluys rentrèrent chacun chezeux ; Mauluys en son hôtel de la rue des Quatre-Fils où Rosepénétra sans émotion apparente, avec sans doute au fond d’elle-mêmele sentiment qu’elle prenait possession d’un logis qui était à elledepuis longtemps.

Cet étrange et charmant couple avait résolu de passer trois moisà Paris, puis d’aller au fond de l’Anjou vivre dans la retraite etle bonheur, le plus près possible des choses et des bêtes, le plusloin possible des hommes que l’affreuse, l’éternelle bataille pourla vie transforme en tigres.

Quant à Trencavel, il vivait dans un rêve.

Le brave Montariol avait accompagné les époux jusqu’à la portede l’hôtel. Lorsque le portail neuf se referma, il demeura touttriste et morfondu, et murmura :

« Maintenant, l’académie est bien morte. »

Pour lui, Trencavel, qui allait être maître du comté de Lespars,qui allait s’appeler Trencavel de Lespars, était toujours le maîtreen fait d’armes, successeur du grand Barvillars, le maîtreenfin. Montariol, donc, se retira assez penaud. On lui avaitpréparé un logis à la Belle Ferronnière qui, soit dit parparenthèse, avait pour toujours fermé ses portes – non pas queMauluys l’eût demandé, mais parce que dame Rosalie Houdart estimaque la mère d’une comtesse ne pouvait pas tenir auberge.

Montariol donc tournait le coin de la rue Sainte-Avoye lorsqu’ilentendit venir vers lui une troupe nombreuse : presqueaussitôt, il vit briller dans la nuit des fers de piques ou dehallebardes. Il se rejeta dans une encoignure sous le surplombd’une statue de saint. L’instant d’après, la troupe défilait devantlui : c’étaient des gardes du cardinal. En tête, une muletraînait une litière. Cette mule était conduite en main par unhomme près de qui marchait une femme enveloppée d’une vastemante.

« Par ici », dit la femme.

« Sang de tonnerre ! gronda Montariol haletant. Ilss’arrêtent devant l’hôtel !… et cet homme ! Oh ! cethomme à robe rouge qui descend de la litière !… mais c’est lecardinal !… »

Aussitôt Montariol se mit à courir comme un fou. En deuxminutes, il fut devant l’hôtel de Mauluys et fit un tel tintamarreque plusieurs fenêtres s’ouvrirent aux environs, et, parmi elles,une de l’hôtel. Montariol hurla :

« Le cardinal attaque Trencavel !… »

Et il reprit sa course furieuse vers la rue Courteau. Presque aumême instant, la porte de l’hôtel s’ouvrit, et Mauluys s’élança.Puis, quelques secondes plus tard, un être sortit à son tour, humal’air de la nuit, respira deux ou trois grands coups de brisefraîche, se gratta la tête, se gratta le nez, grogna nous ne savonstrop quoi, et se mit en route.

Il y avait dix minutes à peine que Trencavel et Annaïs avaientpénétré dans la grande salle d’honneur de l’antique hôtel deLespars. Leurs mains étreintes, ils se regardaient dans les yeux,s’admirant l’un l’autre avec la félicité, la candeur et lasouveraine joie des amants sincères. Ils étaient troublés au fondde l’être. Ils se disaient des choses banales et leurs voix étaientdes mélodies.

« C’est M. le cardinal qui va enrager quand il vasavoir… »

Trencavel n’acheva pas. Il tournait le dos à la grande porte dusalon, et Annaïs faisait face à cette porte. Trencavel, tout àcoup, vit la jeune femme pâlir affreusement. Elle arracha sa main àl’étreinte de Trencavel, tendit le bras vers la porte etbégaya :

« Lui !… »

Trencavel se retourna et vit le cardinal qui entrait !…

« Mademoiselle, dit Richelieu, vous savez que vous êtesaccusée de haute trahison et entreprise contre l’État. Veuillezsuivre ces hommes. »

Les gardes s’avancèrent. D’un geste rude, Trencavel repoussaAnnaïs derrière un canapé ; il était livide ; d’une voixrauque, il grogna :

« Allons donc, monseigneur, vous êtes fou ! »

L’épée flamboyante décrivit un moulinet. Les gardess’arrêtèrent. Trencavel éclata de rire.

« Allons, Richelieu ! Je suis seul, mais je veuxdonner à tes cinquante faquins ma dernière leçond’escrime !

– Nous serons deux ! rugit une voix.

– Trois ! » dit une autre voix très calme.

Montariol, échevelé, surgit par une petite porte et tomba engarde à gauche de Trencavel. En même temps, Mauluys, arrivé par lamême porte, tirait méthodiquement son épée et se plaçait à droitedu maître d’armes. Trencavel ne parut pas les voir.

Les gardes s’avancèrent en masse en criant : « De parle roi ! » La collision était imminente. À ce moment, unhomme parut qui se plaça vivement entre les deux troupes et,s’inclinant devant Richelieu, grinça :

« Monseigneur, je viens de la part deM. de Saint-Priac vous remettre cette dépêche… »

C’était Verdure !…

Verdure venait d’entrer par la même petite porte de côté quiavait livré passage à Mauluys et à Montariol. En passant près ducomte, il lui glissa une lettre et lui dit :

« Cachez cela ! »

Mauluys prit la lettre et, obéissant d’instinct, la cacha dansson pourpoint. Il n’y avait jeté qu’un coup d’œil. Mais iltressaillit et devint un peu pâle : il avait reconnu lalettre !… La lettre qu’il avait prise sur Corignan ! Lalettre qu’il avait enfermée dans son bahut sans jamais lalire ! La fameuse lettre, enfin que le Père Joseph avait lueavec tant de terreur avant qu’elle fût remise àCorignan !…

Or cette lettre que Saint-Priac avait conquise sur Verdure,qu’il avait remise au cardinal, et que le cardinal avait brûlée,cette même lettre que Verdure venait de remettre à Mauluys, le mêmeVerdure la présentait à Richelieu. Le cardinal la vit.Sur-le-champ, il la reconnut.

Un vertige s’empara de lui. Il jeta des yeux hagards sur cethomme aux vêtements en désordre, à la figure grimaçante, au nezrouge, et qui ricanait d’un air d’infinie jubilation. Et cet hommedisait venir au nom de Saint-Priac qu’il savait mort ! Et cethomme lui présentait la lettre qu’il avait brûlée !… Richelieurassembla toutes ses forces pour crier :

« Arrière, tous ! »

Les gardes reculèrent. En une minute, le grand salon d’honneurfut vide ; il n’y resta que le cardinal immobile et commefoudroyé, Mauluys rêveur, Montariol hébété de stupeur, et Trencavelqui avait pris une main d’Annaïs.

Un nouveau personnage, à ce moment, fit son entrée sans que nulle remarquât : une robe grise, un capuchon gris couvrant latête. Cela s’immobilisa près de la petite porte, et cela regarda…Quant à Verdure, il reniflait et grognait :

« Il me semble que je sens quelque chose de très bon… oùdiable cela peut-il être ?… Ah ! ah ! voici !voilà !… »

Et, titubant, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, ils’avança vers une petite table sur laquelle était placée deuxgobelets d’argent et un flacon de muscat. Il remplit les deuxgobelets, en prit un, et le choqua contre l’autre. Le premiergobelet vidé, il saisit le deuxième et le vida.

« Ici ! gronda furieusement Richelieu.

– Voici, me voici, monseigneur, dit Verdure quis’avança.

– D’où tiens-tu ceci ?

– De M. de Saint-Priac, tiens ! Il m’adit : « Va remettre cette dépêche à Son Éminence. »Alors, je suis venu…

– Saint-Priac ! » murmura le cardinal.

Il y avait en lui cette conviction qu’il était le jouet d’unrêve, qu’il allait se réveiller. Il ouvrit. Il parcourut. Il lut.Il relut. C’était sa lettre !… Et, cependant, ill’avait brûlée !…

À ce moment, ce fantôme, cette ombre grise qui s’étaitimmobilisée à la porte s’avança. Richelieu eut un soupir de joiefébrile en reconnaissant le Père Joseph. Froidement, l’Éminencegrise prit la lettre, l’examina, jeta un rapide regard sur lesassistants et, d’un mouvement imprévu, courut à un flambeau. En uninstant, la lettre flamba. Verdure vidait le flacon de muscat.Richelieu eut un rugissement de joie féroce.

« Agissez vite ! lui souffla le Père Joseph.

– Ah ! maintenant… » gronda Richelieu.

Et il s’avança vers l’antichambre pour jeter un ordre auxgardes.

« Monseigneur, grinça quelqu’un devant lui, je viens de lapart de Saint-Priac vous remettre cette dépêche !… »

C’était Verdure ! Et Verdure tendit une lettre au cardinal…Et le cardinal reconnaissait sa lettre !… La lettrequ’il avait brûlée ! Sa lettre que le Père Joseph venait debrûler et dont il voyait encore voltiger les cendres !…C’était sa lettre, avec la même petite tache d’encre à gauche, lamême petite cassure vers le milieu… Richelieu sentit ses cheveux sedresser. Le Père Joseph, livide lui aussi sous son capuchon, maislivide de rage, s’avançait.

« Tiens ! fit Verdure, vous aussi, vous en voulezune ? Eh bien, voici !… »

Et Verdure sortit de son vieux pourpoint une troisièmelettre !… Avec la même tache, la même cassure !…

« Qui en veut ! se mit à hurler Verdure. J’en ai pourtout le monde, pour Trencavel le pourfendeur, pour Mauluys qui nesait pas lire, pour le roi qui sait lire !… »

En même temps, de son pourpoint, Verdure sortit une quatrième,une cinquième lettre, qu’il jetait sur le tapis à droite et àgauche, il y en eut six, dix, vingt…

« Qui en veut ! Qui en veut !… »

Le Père Joseph le saisit par un bras, et, d’une voix basse,terrible de fureur contenue :

« Qui es-tu ?…

– Qui je suis ? Verdure, pardieu ! Verdure, lemaître en fait d’écriture ! Tiens !

– C’est bien. La fortune ou la corde. Choisis. Combienas-tu fait de lettres pareilles à celles-ci ?

– Combien ?… Ah ! ah !… J’y ai usé, ma foi…dix, vingt flacons… non… une futaille ! demandez au sire deMauluys… vingt-cinq lettres, mon brave… comptez, elles y sonttoutes…

– Toutes ?…

– Toutes ! Excepté une ! Excepté la vraie !…Vous avez dit : « La fortune ou la corde. » Je vousrenvoie le mot. Choisissez : nous sommes libres pour toujoursou la lettre remise au roi. »

Le père Joseph se rapprocha de Richelieu, etrapidement :

« Renvoyez vos gardes. Ces hommes nous sont sacrés,inviolables parce qu’ils sont invulnérables. Jouez lagénérosité. »

Et il se mit à ramasser les lettres qu’il brûlait au fur et àmesure. Richelieu, machinalement, sans savoir ce qu’il faisait,obéit. Il donna un ordre, et les gardes allèrent l’attendre dans larue. Trencavel, Mauluys et Montariol avaient rengainé.

« Messieurs, dit Richelieu d’une voix altérée, je vousdonne ma parole qu’aucun de vous ne sera inquiété, jamais plus.

– Je demande que Rascasse soit compris dans la même faveur,dit Mauluys.

– Accordé ! dit Richelieu. Mais vous, votre paroled’honneur que jamais la lettre, la vraie lettre ne parviendra auroi… »

Montariol et Trencavel étendirent la main pour jurer. À cemoment, Mauluys s’avança, tira de son pourpoint la lettre que luiavait remise Verdure et, s’inclinant devant Richelieu :

« Monseigneur, la vraie lettre, la vôtre, la voici !Je vous la donne et vous assure que jamais je ne l’ailue… »

Le Père Joseph saisit le papier et, sans même le regarder, lebrûla. C’était la vraie lettre !…

« Tenez ferme, souffla l’Éminence grise à Richelieu ;de la générosité jusqu’au bout ; ce papier est une copie commeles autres ; jamais nous n’aurons la vraie lettre ; ilsnous tiennent !

– Monsieur de Mauluys, dit Richelieu, vous êtes un galanthomme. Je ferai demain donner l’ordre d’établir le remboursementdes dépenses faites par votre famille pour le roi Henri IV.Monseigneur de Montariol, l’académie de la rue des Bons-Enfantssera rouverte. Dès que vous le voudrez, vous en serez le maître.Monsieur Trencavel, que puis-je pour vous ?

– Rien, monseigneur, que me pardonner de m’être heurté àvous. Mais j’avais mon bonheur et ma vie à conquérir…

– Messieurs, reprit Richelieu, à dater de cette nuit, vousavez en moi un ami… Heureux si je trouve chez vous une amitiépareille à celle que je vous offre. »

Les trois hommes s’inclinèrent profondément. Richelieu et lePère Joseph sortirent et descendirent. Dans le vestibule, ilstrouvèrent dame Brigitte et Corignan. Dans un angle, Rascasse. Ilavait tout entendu. Et, descendu une minute avant Richelieu, ilcouvait des yeux Corignan.

« Monseigneur est-il content ? demanda Corignan.

– J’espère, minauda Brigitte, que ce n’est pas trop desvingt mille livres promises…

– Vingt coups de lanière ! gronda le Père Joseph.Holà ! Qu’on saisisse cette maritorne et qu’on lui donne vingtcoups de lanière. »

Corignan fut atterré. Brigitte poussa des cris lamentables. Maisla sentence fut rigoureusement exécutée sur l’heure.

« Et toi ! reprit le Père Joseph tandis qu’onfustigeait la mégère, que vais-je faire de toi ?

– Mon très révérendissime pater… bégaya Corignan.

– Monseigneur, dit Rascasse en s’avançant, vous ne m’avezrien donné à moi.

– Que veux-tu ? fit Richelieu.

– Eh bien, donnez-moi Corignan !

– Qu’en veux-tu faire ? demanda le Père Joseph.

– Le ramener au couvent pour qu’il y fasse son salut…

– Eh bien ! prends-le. »

Et Rascasse fit un signe à Corignan qui, hébété, se mit à lesuivre. Corignan savait trop bien qu’il y allait de la potence encas de rébellion. Il ne songea donc nullement à fuir. Et Rascasseétait si sûr de cette obéissance passive qu’il marchait devant,sans tourner la tête.

On atteignit enfin le couvent où le Père Joseph était entrédepuis cinq minutes et avait sans doute donné des ordres.

Corignan fut enfermé au parloir, puis Rascasse entra enfin,suivi de deux grands gaillards qui attachèrent Corignan sur unsolide fauteuil. Il hurlait :

« De grâce, mes frères, que veut-on faire de moi ?

– Répondez dit Rascasse. Voulez-vous me lesrendre ?

– Quoi ? hurla Corignan.

– Mes dents, parbleu ! Les sept dents que vous m’avezarrachées avec votre genou. Je les veux.

– Je ne les ai plus, dit piteusement Corignan.

– Pardon, vous possédez un double râtelier de trente-deuxdents blanches et solides. Voulez-vous me les rendre, mesdents ? Non ! Frère chirurgien, faites votreoffice !…

– Excommunicabo vobis ! vociféra Corignan.J’en appelle aux Saints Livres qui disent… »

On ne put savoir ce que disaient les Saints Livres : lalarge poigne du frère chirurgien s’abattit sur la tête du patient.De l’autre main, l’opérateur, insensible et grave, lui ouvrit lesmâchoires et, aussitôt, il introduisit dans sa bouche un instrumentd’acier. Un hurlement retentit et le chirurgien tendit à Rascasseune grosse dent. Rascasse la prit et dit :

« Une !

– Mes dents ! Mes dents ! » hurlaitCorignan.

Brusquement la redoutable poigne s’abattit sur son crâne et lemaintint contre le dossier :

« Laissez faire, dit doucement l’opérateur, je choisis lesmeilleures.

– Deux ! » fit Rascasse au bout de quelquessecondes, tandis que Corignan invoquait la Vierge…

À la troisième dent, Rascasse fit grâce. Corignan fut détaché.Mais le père Joseph ne le tenait pas quitte. L’infortuné étaitcondamné à trois mois de cachot au pain et à l’eau. Il fut conduità l’in pace.

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