L’Héroïne

Chapitre 8L’HÔTEL DE GUISE

Rascasse, donc, ayant verrouillé au nez des gardes la porte dujardin de Guise, se retourna vers Trencavel et, comme nous l’avonsdit, poussa un cri de fureur en apercevant Corignan. Il y eut alorsentre ces trois personnages un silence de stupeur. Trencavel,blessé au bras, haletant, harassé, trouva la force d’éclater derire en reconnaissant le capucin. Corignan tournait alternativementla tête vers Trencavel et Rascasse.

« Ah çà ! grogna Corignan, comment se fait-il que vousn’êtes pas dans la rue ?

– Et vous ! reprit Rascasse, pourquoi êtes-vousici ?

Corignan fut sublime d’impudence. Étendant son long bras versTrencavel :

« Je voulais prévenir ce digne gentilhomme que les gardesle veulent arrêter !

– Moi, dit Rascasse, je l’ai sauvé en franchissant le muret en lui ouvrant la porte !

– Il est à moi ! Sans moi, il serait aux mains desgardes !

– Il est à moi, ventre de biche ! J’en appelle àlui-même !

– Vous êtes à moi tous deux, dit Trencavel, vous êtes desestafiers de Son Éminence. Sire moine, je vous ai à demi étranglé àla Bastille. Il faut maintenant que je vous étrangle tout à fait.Qu’en dites-vous ? Maintenant, vous êtes mes prisonniers.Marchez ou je vous embroche ! »

Trencavel savait-il que l’hôtel de Guise était inhabité ?Ou plutôt vivait-il une de ces minutes exorbitées où l’espritignore calcul, prudence, et fonce droit devant lui ?…

Au fond des jardins se dressait la masse de l’hôtel de Guise. Ilvoyait une porte ouverte, c’est vers cette porte qu’il poussait lesdeux espions. Ils entrèrent tous les trois et se virent dans unesalle basse. Hébétés de rage plus encore que de terreur, ilsmarchèrent, traversèrent trois pièces et arrivèrent enfin à unegrande salle.

« Halte ! » fit Trencavel, voyant qu’il n’y avaitpas d’issue et fermant la porte par où ils étaient entrés.

« Nous sommes morts ! » songèrent les deuxespions.

Trencavel les toisa de la tête aux pieds : ils reculèrent.Il jeta dans un coin sa rapière ; ils frémirent,songeant : « Il va nous étrangler au lieu de nousembrocher. »

« Maître Corignan, dit Trencavel, je regrette beaucoupd’avoir laissé chez moi certain martinet aux lanières ornées declous et qui faisait l’ornement de votre chapelle.

– L’outil à saint Labre ! bégaya le moine,épouvanté.

– Et vous, mon brave sauveur, car, tout bien compté, jevous dois, en effet, la vie, comment vous nomme-t-on ?

– Rascasse, monseigneur.

– Rascasse ! Rascasse ! Mais c’est un nom depoisson…

– Allusion à ma dextérité à nager au milieu des flotsagités de la politique.

– Impayables tous deux, fit Trencavel. Écoutez, Rascasse etCorignan. Je déteste cordialement M. le cardinal, votremaître. Mais enfin, si fort que je lui en veuille, ma rancune nesaurait aller jusqu’à le priver de deux grimaces aussi parfaitesque vous. Allez, mes braves, allez en paix, allezdonc ! »

Il les poussait, tout ahuris, hors de la salle, et le rire lesecouait. Une fois dans la pièce voisine, Rascasse et Corignan seregardèrent, encore tout pâles de l’alerte et tout ébaubis de cefranc rire qui sonnait la joie du pardon dans la salle où étaitresté Trencavel.

Ils se dirigèrent vers la porte qui donnait sur les jardins.

« Voyons à sortir d’ici, murmurait Trencavel, demeuré seul.Qu’est devenu le comte ? Et mon brave prévôt ? Ah !monseigneur, s’il est arrivé malheur à mes bons amis, malheur àvous-même ! Voyons, ajouta-t-il, rendu soucieux par ces idées,allons-nous-en d’ici… »

À ce moment, Rascasse et Corignan firent irruption dans lasalle.

« Encore vous ! s’écria Trencavel, les sourcilsfroncés.

– Ah ! monseigneur, bredouilla Rascasse, c’est que laporte… la porte par où nous sommes entrés dans cet hôtel… la porteque nous avions laissée ouverte… elle est fermée à tripletour !… »

Trencavel s’élança, suivi des deux estafiers. Il traversa lestrois ou quatre pièces qu’il avait parcourues en sens inverse enentrant dans l’hôtel désert et, arrivé à celle qui donnait sur lesjardins, constata que la porte avait été fermée du dehors.

Mais qui avait fermé cette porte ? Vers le moment oùTrencavel, conduisant ses deux prisonniers, pénétrait dans l’hôtelde Guise, trois hommes s’introduisaient dans les jardins par laporte de la rue des Quatre-Fils. L’un d’eux tenait à la main untrousseau de clefs. Il portait la livrée de Guise et marchaitrespectueusement à six pas derrière les deux premiers, qui étaientdes gentilshommes. Ces deux personnages arrivèrent, tout en causantà mi-voix, devant la porte laissée grande ouverte par Trencavel, etalors l’un d’eux, se tournant vers le porte-clefs :

« Bourgogne, vous avez bien visité l’intérieur del’hôtel ?

– De fond en comble, oui, monsieur le comte. Je n’ai plusqu’à fermer cette porte, et nous serons sûrs que nul ne viendra cesoir déranger les nobles seigneurs auxquels mon illustre maîtredonne l’hospitalité. »

Tout en arrondissant cette belle période, Bourgogne, magnifiquevalet, fermait la porte.

« Voici la clef, ajouta-t-il, et voici celle des jardins.Il ne me reste plus qu’à espérer que monsieur le duc et monsieur lecomte daigneront approuver les dispositions que j’aiprises. »

Sur ces mots Bourgogne s’inclina avec une majestueuse lenteur etse retira. Les deux gentilshommes firent une ronde dans le jardinpour s’assurer que toute surprise serait impossible et, à leurtour, sortirent par la rue des Quatre-Fils.

De ces deux seigneurs, l’un paraissait trente-deux ans, avaitune figure inquiète, tourmentée de secrètes ambitions, et portaitune barbe fine à la façon d’Henri IV, auquel il ressemblaitbeaucoup plus que Louis XIII et Gaston d’Anjou. C’était l’un desdeux fils du Vert-Galant et de Gabrielle d’Estrées. Il étaitchevalier des ordres, gouverneur de Bretagne, et s’appelait Césarde Bourbon, duc de Vendôme.

L’autre, âgé alors d’un peu plus de vingt-six ans, très beau devisage, très élégant, portait dans le regard voilé de longs cilsnoirs l’ombre de quelque grande douleur d’amour. Il s’appelaitHenry de Talleyrand, comte de Chalais.

 

Trencavel, cependant, se promenait de long en large, cherchantun moyen de sortir de la souricière sans être vu.

« Il est certain, se disait-il, que les gardes sont entrésdans le jardin et qu’ils m’ont vu pénétrer ici ; ce sont euxqui ont fermé la porte et l’hôtel est cerné. Il faut attendre lanuit. »

Cette résolution prise, il s’allongea sur un banc et ferma lesyeux.

Lorsque la nuit fut venue, Trencavel s’aperçut avec surprise quela salle demeurait éclairée – très faiblement, il est vrai, etjuste assez pour lui montrer Rascasse agenouillé devant Corignan.Rascasse, à tout hasard, se confessait… Trencavel constata quecette vague lueur tombait d’une veilleuse suspendue au plafond.

« Ceci, raisonna-t-il, a été allumé dans la journée, avantmon entrée en ce noble séjour. C’est donc en prévision d’une visitequi sera faite ici cette nuit. Et comme j’ignore qui sera cevisiteur nocturne, il faut décamper. Holà, seigneur poisson, etvous, messire de l’outil à saint Labre, arrêtez vos patenôtres, ilest temps de partir. »

Trencavel alluma un flambeau à la veilleuse et dit :

« Suivez-moi ! »

Ils obéirent. Trencavel monta au premier étage et, voyant toutesles portes ouvertes, pénétra dans une salle immense, magnifiquementdécorée de tapisseries des Flandres, d’armures luisantes, depanoplies d’épées. À droite et à gauche, vers le milieu,s’ouvraient deux baies cachées par des tentures et communiquantsans doute avec deux salons. Au fond, sous un dais, il y avait untrône.

Et, passant dans la salle suivante, il s’arrêta soudain, plusémerveillé à coup sûr par le spectacle qui s’offrait à ses yeux quepar les magnificences de la salle d’honneur. Derrière lui, Rascasseouvrait des yeux terribles et Corignan souriait d’une oreille àl’autre.

C’était une table chargée de pâtés, de volailles froides, dequartiers de venaison, de petits pains dorés, de poussiéreusesbouteilles. Pourquoi ? Pour qui ? Ils n’en avaient cure.L’instant d’après, ils attaquaient. Trencavel dévorait. Rascasseengloutissait. Corignan portait la dévastation, parmi cesvictuailles succulentes et ces vénérables flacons.

Soudain, tous trois prêtèrent l’oreille. Du rez-de-chausséevenait un bruit de voix nombreuses. Puis un cliquetis d’épées etd’éperons emplit l’escalier.

« Je crois, fit Trencavel, que nous allons avoir un rudeécot à payer. Au large, au large… »

Déjà le bruit des pas retentissait dans la salle d’honneur.

Trencavel éteignit le flambeau, saisit Rascasse et Corignanchacun par un bras et les poussa dans une pièce voisine. Tous troisse tinrent immobiles, sans souffle. Qui étaient ces inconnus quivenaient d’envahir l’hôtel de Guise ? Dans la salle d’honneur,une voix s’éleva, une voix jeune, pure, un peu moqueuse, qui disaiten riant :

« Puisque nous voici dans le sanctuaire, commençons nosprières…

– Madame, reprit une autre voix, grave et mâle, celle-ci,et vibrante de cette passion contenue qui, chez les amoureuxsincères, dramatise les plus banales paroles, madame, peut-êtrevaudrait-il mieux attendre les absents ?…

– Les voici d’ailleurs qui montent ! » dit unetroisième voix.

« Ceci m’a l’air d’être une bonne et belle conspiration,murmura Corignan.

– C’est un coup de fortune pour nous ! haletaRascasse.

– Tenons-nous bien et partageons. Est-ce dit ?

– C’est dit. Tenons-nous bien ! »

À ce moment, la voix rieuse et fraîche jeta dans un jolicri :

« Ah ! voici enfinMlle de Lespars, notre héroïne ! Venezque je vous embrasse, chère belle…

Un cri sourd échappa à Corignan et à Rascasse et s’étranglaaussitôt dans leurs gorges : Trencavel qu’ils oubliaient,repris qu’ils étaient par leur passion de l’espionnage !Trencavel qui avait entendu jeter le nom d’Annaïs de Lespars et quifrémissait d’épouvante devant la vision de cette tête charmante,cette tête adorée roulant sous la hache du bourreau !

Si les espions entendaient ce qui allait se dire, c’était lapreuve qu’Annaïs conspirait. Dès lors, il n’y avait plus qu’à lafaire saisir et juger : la déposition de Rascasse et deCorignan l’envoyait à l’échafaud. Pareille à un éclair, la penséed’un double meurtre passa dans l’esprit éperdu de Trencavel :ses doigts convulsifs s’inscrustèrent dans les deux gorges.

Sous la puissante poussée, Rascasse et Corignan reculèrent,passèrent dans une pièce, puis dans une autre encore, et làTrencavel les lâcha, sûr qu’ils n’entendraient plus rien. Ilssoufflèrent rudement. Chacun d’eux songeait : « Il fauttuer cet homme !… » Mais c’était Trencavel !

« La revoir ! songeait Trencavel. Ah ! la revoir,ne fût-ce qu’une seconde ! Fût-ce au prix de la vie !Elle est là, je n’ai que quelques pas à faire… »

Oui, mais faire ces quelques pas, c’était quitter lesespions !

« Écoutez-moi, fit-il – et sa voix avait un tel accent demenace froide et résolue que, tout de suite, ils comprirent qu’ilétait question de vie ou de mort –, je suis résolu à entrer auservice de Son Éminence. (Ils tressaillirent.) Je veux donc luirendre un de ces signalés services que le cardinal sait si bienrécompenser. Donc, je veux être seul à entendre ce qui va se direlà. En conséquence, le premier de vous deux qui fait un seul pashors de cette pièce, je le tue tout net. »

Et, sans plus s’occuper d’eux, il se dirigea – ou crut sediriger – vers la salle où avait été dressée la table. En réalité,il passa par une autre porte, franchit plusieurs pièces et, guidéenfin par des voix qu’il entendit, parvint a l’un de ces salonscommuniquant avec la salle d’honneur par une baie couverte delourds rideaux de velours. La lumière passait par la fente desrideaux.

Trencavel, pâle et le cœur battant, s’approcha – et ilfrissonna : Annaïs de Lespars était là, devant lui, à quatrepas.

 

C’était une noble assemblée, et séduisante par la jeunesse etl’ardeur de presque tous les assistants. Ils parlaient en riant dechoses formidables. Et la scène était tragique. Chacun de ceux quiétaient là risquait sa tête.

C’était Gaston d’Anjou, frère de Louis XIII, la seule Figurecauteleuse de cette réunion.

C’était le maréchal d’Ornano ; une passion tardive lejetait, à cinquante ans, aux pieds de la duchesse de Condé.

C’était Alexandre de Bourbon, celui qu’on appelait leGrand-Prieur, le deuxième fils de Gabrielle d’Estrées, plusfougueux que son aîné, César de Vendôme, plus ouvert au sens desbelles choses de la vie.

C’était le comte de Chalais. C’était le duc de Vendôme.

C’étaient les quatre chevaliers d’Annaïs : Fontrailles,Chevers, Bussière, Liverdan, qui représentaient dans cetteassemblée la noblesse provinciale en révolte contre Richelieu.

C’était le chevalier de Louvigni, jeune seigneur à la figurefine, aux grands yeux pleins de fièvre.

C’étaient Montmorency-Boutteville et le marquis de Beuvron, tousdeux insouciants, gais, charmants, tous deux anticardinalistesenragés et n’ayant guère plus de cinquante ans à eux d’eux.

C’était Annaïs de Lespars…

C’étaient la princesse de Condé, alors dans tout l’éclat de sonambition et de sa beauté, et la duchesse de Chevreuse, mièvre,délicate, rieuse, une fragile porcelaine de Saxe – mais combienvivante !

Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Chevreuse alors âgée devingt-cinq ans, conspirait pour tout et pour rien, pour la reinequ’elle adorait, contre Richelieu qu’elle abhorrait, et surtoutpour le plaisir de conspirer, de frôler le danger.

Enfin, il y avait dans cette assemblée une quatrième femme quenul ne connaissait, dont nul ne pouvait voir le visage,soigneusement couvert sous un flot de dentelles et qui se tenaitmodestement un peu à l’écart. La duchesse de Chevreuse, sans laprésenter, en avait répondu comme d’elle-même.

Elle était grande, de majestueuse stature, admirable pourl’harmonie des lignes et la richesse des formes. Elle était vêtuede noir. Sans dire un mot, elle écoutait avec une profondeattention, pétrifiée qu’elle était en sa rigide immobilité.

Au moment précis où Trencavel se rapprocha de la tenture develours, César de Vendôme, d’une voix froide, disait :

« Messieurs et vous monseigneur, je veux avant tout poserune question. Nous engageons ici nos existences. Et nous savonstous ce que nous voulons. Si nous perdons la partie, nous paieronsbravement en jetant notre tête au cardinal. (Le duc d’Anjou devintlivide.) Mais si nous gagnons, qui nous répond del’enjeu ?… »

Tous regardèrent Gaston d’Anjou : lui seul en effet pouvaitprendre des engagements pour le cas de la réussite. Mais Gastondétourna la tête et se tut. Cet enfant de dix-huit ans avait, àcertains moments, la prudence d’un vieillard.

« Je demande, reprit César, encore plus froid, je demandequi payera l’enjeu si nous gagnons ? »

La dame noire, assise à l’écart, se leva lentement et d’une voixsourde répondit :

« Moi !… »

Il y eut un instant de silence terrible… Peut-être l’inconnue serepentait-elle d’avoir parlé. Mais bientôt, d’un geste rapide, ellefit tomber les dentelles qui voilaient sa figure et se redressadans une attitude d’indicible majesté. Tous se courbèrent presquejusqu’à s’agenouiller et un murmure de joie enivrée, d’orgueiltriomphal, monta du groupe des conjurés :

« La reine !… »

 

Anne d’Autriche avait alors vingt-cinq ans. Son orgueil depuisonze ans qu’elle était la reine de France, avait rudement souffert.La vérité, c’est que Louis et Anne attendaient avec impatience etinquiétude la naissance d’un héritier qui perpétuerait la royautédes Bourbons – et comme cet héritier n’était pas encore venu aubout de onze ans, il était vaguement question de répudierl’Espagnole : elle en avait le cœur ulcéré.

Depuis que Richelieu était le maître, le ménage royal qui,jusque-là, avait été un purgatoire d’insinuations, devint un enferd’accusations, de soupçons, de surveillance. Richelieu aimait Anned’Autriche et le lui prouvait à sa manière.

 

Elle promena son regard sur les conjurés prosternés.

« Si j’ai quitté le Val-de-Grâce[2] pourvenir en cet hôtel, c’est que j’ai voulu faire, de ma présence ici,une promesse formelle pour l’avenir, un consentement décisif dansle présent. Humiliée, outragée, abreuvée d’amertumes que ne connaîtpas la plus coupable de mes sujettes, depuis six mois j’interrogema conscience et lui demande si j’ai le droit de vivre, moi aussi.Je me meurs, messieurs. On me tue à chaque minute de ma vie. Jeviens à vous et vous crie : sauvez-moi ! Et quant àl’avenir, Anne d’Autriche, reine de France, contresigne tous vosespoirs. Cette parole suffit-elle ?

– Vive ! Vive la reine ! hurlèrent lesconjurés.

– Messieurs, messieurs, supplia Gaston d’Anjou, songezqu’on peut nous entendre du dehors. (Et le silence s’étantrétabli.) Eh ! ventre saint gris, comme disait mon père le roiHenri, s’il faut une autre parole, la reine me permettra biend’ajouter à la sienne celle du duc d’Anjou !… »

« Le duc d’Anjou ! » râla Trencavel, ivre dejoie.

Ainsi, ce jeune seigneur qu’il dévorait d’un regard tout chargéde furieuse jalousie, c’était le frère de Louis XIII, le fils deHenri IV – donc le frère d’Annaïs !… Ainsi s’expliquaient doncl’embrassade du jardin et la présence de Gaston à l’hôtel de la rueCourteau !

La reine avait laissé tomber son voile sur son visage et reprissa place à l’écart, signifiant ainsi que les conjurés ne devaienttenir aucun compte de sa présence, excepté pour ratifier ce quiallait se dire… Il y eut alors comme un feu d’artificed’accusations contre le cardinal.

« La noblesse de France est déshonorée si elle supporte unmaître !…

– Pardieu ! s’écria le marquis de Beuvron, voici sadernière incartade : le duel est défendu sous peine demort !

– Marquis, dit Montmorency-Boutteville, unpari ! »

Tous devinrent attentifs, car tous connaissaient bien la vieillehaine qui divisait Beuvron et Boutteville.

« Marquis, reprit Boutteville, je parie mille pistoles queje me bats avec vous en pleine place Royale et que je vous tue aunez de Richelieu.

– Morbleu ! voilà qui me plaît ! Votre idée estadorable, comte. Nous nous alignons sous les fenêtres de Richelieuet je vous embroche sous ses yeux. Je tiens les mille pistoles.

– Très bien. Demain, nous déposerons les enjeux entre lesmains de M. d’Ornano. Les deux mille pistoles seront ausurvivant, qui s’engage à faire une messe au champagne en l’honneurdu trépassé… »

Les deux adversaires éclatèrent de rire et signèrent le pacte ense serrant la main. Un souffle glacial passa. Ces deux jeuneshommes venaient de décréter leur condamnation d’un éclat derire.

« Messieurs, dit Bussière, voici ce que j’ai l’honneur devous proposer : M. de Richelieu sera prié à déjeunerchez l’un de nous, de préférence en quelque maison de campagne.

– J’ai mon domaine de Chatou », fit le chevalier deLouvigni, en regardant la duchesse de Chevreuse.

La duchesse lui sourit. Louvigni pâlit de joie. Le comte deChalais surprit ce sourire et dit d’un ton bref :

« J’ai ma maison du clos Saint-Lazare. »

La duchesse lui jeta le même sourire enchanteur qu’à Louvigni,qui se mordit les lèvres de fureur, tandis que Chalais sentait soncœur se fondre. Ils étaient placés l’un à droite, l’autre à gauchede la duchesse, et ils surveillaient jusqu’à leurs moindresregards. Entre ces deux sincères et violentes passions, la joliesirène manœuvrait avec un art infini. Que pesaient pour elle cesdeux jeunes têtes charmantes d’amour et d’enthousiasme ?…

« Je vous adore ! bégaya à son oreille Louvigni,enivré.

– Je meurs pour vous ! » murmura ardemmentChalais.

Le mot, ce mot d’amour, sonna étrangement. La duchessetressaillit, pâlit, regarda Chalais. Et le mot banal qui vient àtoutes les lèvres d’amoureux, ce joli mot de tendresse avaitretenti avec un tel accent de passion funèbre qu’elle le vit mort…Le bourreau, devant elle, tenait une tête livide dans sa rude main.C’était la tête de Chalais !… La duchesse de Chevreuse poussaun léger cri. Et le cri mit en fuite la vision sinistre.

« Ah ! murmura-t-elle à l’oreille de Chalais, j’ai eupeur. Venez demain en mon hôtel. »

Chalais étouffa un rugissement de joie puissante… Louvigni étaitlivide et songeait :

« Il faut que je tue cet homme. »

« Eh bien, disait César de Vendôme, puisque deux maisonssont proposées pour l’action, tirons-les au sort. De cette façon,il n’y aura pas de jaloux. »

Déjà la princesse de Condé détachait deux feuilles de sestablettes. Sur l’une, elleécrivait : Chatou. Surl’autre : Saint-Lazare. Puis elle plia lesdeux papiers. Liverdan s’approcha. Les deux billets furent mis dansson chapeau. Liverdan plia le genou devant Annaïs et lui tendit lechapeau.

Annaïs de Lespars secoua la tête ; elle ne voulait pas.Liverdan se releva. Le duc d’Anjou s’avança et dit :

« Ce sera donc moi qui tirerai. Je n’ai pas peur,moi ! »

Il saisit l’un des billets, le déplia et lut :

« Saint-Lazare ! »

Le comte de Chalais avait gagné ! Il se sentit défaillir debonheur. Louvigni défaillait de rage.

« C’est donc au clos Saint-Lazare, dans la maison deChalais, qu’aura lieu l’action », reprit César de Vendôme.

Alors, ils se regardèrent, tout pâles. Le moment était venu dedécider ce que devait être cette action. Annaïsde Lespars n’avait pas encore dit un mot. Elle se leva :

« Messieurs, dit-elle, je vais tuer le cardinal deRichelieu !… M. de Chalais me préviendra du jour oùle cardinal devra se rendre au clos Saint-Lazare. Je m’y trouveraiseule – seule avec mes quatre amis, MM. de Fontrailles,de Bussière, de Liverdan et de Chevers. Mes amis n’auront d’autremission que d’écarter les personnes qui accompagneraient M. lecardinal, ou de l’empêcher lui-même de se dérober. On donnera uneépée au cardinal. J’en aurai une. Et je m’en remettrai au jugementde Dieu ! »

Elle releva la tête. Derrière elle, ses quatre chevalierss’étaient rangés, pâles et résolus.

« Si je tue le cardinal, dit-elle, je ne demande plus rienà Dieu ni aux hommes. Et si je suis tuée…

– Nous vous vengerons ! » dirent les quatre.

La reine s’était levée. Elle alla droit à Annaïs etdit :

« Si je n’étais la reine de France, je voudrais êtrevous ! »

Il y eut un frémissement. Un vent d’héroïsme passa.

« Maintenant, dit tranquillement la duchesse de Chevreuse,maintenant que le sort du cardinal est réglé, il s’agit d’arrêteraussi le sort de monseigneur d’Anjou, notre chef…

– Mon sort ? fit Gaston, déjà inquiet.

– Oui, monseigneur, dit la duchesse d’une voix nette ethardie. Vous avez dix-huit ans. Vous êtes donc en âge de prendrefemme. Ceci intéresse toute la noblesse de France.

– Sans aucun doute », appuya la princesse deCondé.

Marie de Chevreuse eut un éclat de rire cristallin etcontinua :

« Marie de Montpensier ne peut être reine deFrance !… »

Ce fut un coup de tonnerre. Seule, Anne d’Autriche n’eut pas unfrémissement. Pâle comme si la mort l’eût touché au front, le frèrede Louis XIII balbutia :

« Mais en admettant que j’épouseMlle de Montpensier comme le veut le cardinal,comment serait-elle reine… puisque…

– Puisque vous-même n’êtes pas encore roi de France,n’est-ce pas ? Patience, monseigneur ! »

Pas encore ! Le moment était donc prévu,escompté, où Gaston deviendrait roi à la place de son frèreLouis ?… Cette fois, c’était la princesse de Condé qui venaitde parler. Plus froide en apparence que la duchesse de Chevreuse,il y avait aussi dans son attitude plus de sombre résolution.Trencavel, derrière son rideau, avait frissonné ; son regardéperdu fixé sur Annaïs, il murmura :

« Qui donc la sauvera de cette effroyable algarade… quidonc, si ce n’est moi ? »

Gaston était tombé sur son fauteuil, haletant, ébloui par cettecouronne qu’on venait de faire briller aux yeux de sonimagination.

« Messieurs, reprit la duchesse de Chevreuse, et vous,monseigneur, écoutez-moi. Le cardinal de Richelieu poursuit un butque vous connaissez : la domination suprême, la puissanceabsolue avec son cortège de gloire fabuleuse, de jouissancesillimitées. Il veut la royauté – moins le titre. Ici se présente unobstacle. L’obstacle, messieurs, c’est une femme… »

La duchesse de Chevreuse s’inclina profondément en se tournantvers Anne d’Autriche, toujours immobile, toujours couverte de sonvoile… Tous les regards se fixèrent sur la reine. La duchessepoursuivit :

« Il faut donc détruire l’obstacle, non seulement dans leprésent, mais dans l’avenir. Dans le présent, le cardinal essaied’abord de s’emparer du cœur de cette femme. Et comme il le trouvetrop haut placé pour qu’il puisse l’atteindre, il a alors recoursau mensonge, l’arme la plus sûre qui soit aux mains des despotes.Le mensonge a fait son œuvre, et notre reine, messieurs, n’est plusreine que de nom ! Supposez que le roi meure dans six mois ouun an. Monsieur ici présent monte sur le trône. (Le duc d’Anjoutressaillit.) Et alors, qu’arrive-t-il ? Monsieur est unfervent ami de notre reine. Ils s’unissent… etle cardinal est abattu, le colosse tombe. – Et voici le rêve ducardinal : séparer dès aujourd’hui monseigneur d’Anjou de lareine Anne. Pour cela, placer près de lui une créature à lui :voilà l’histoire du mariage projeté entre Monsieur etMlle de Montpensier.

« Si le roi meurt, continua Marie de Chevreuse, et simonseigneur Gaston ne s’est pas enchaîné à la créature deRichelieu, il y a, messieurs, un mariage qui donne à la France unjeune roi, ami des plaisirs, qui n’aura qu’à se laisser vivre dansla joie et la splendeur (elle regardait Gaston, extasié, enivré),et une reine, messieurs, une reine digne de nous, plus belle que laplus belle, résolue à respecter nos droits et privilèges, plusrésolue encore à faire de cette triste cour de France le séjour degloire, de beauté, de magnificence, qu’elle fut sous François1er… Cette reine, messieurs, cette future épouse dufutur roi de France… »

Elle allait désigner Anne d’Autriche ! La femme de LouisXIII ! Elle allait dire : « La voici ! » Àce moment, tous bondirent, frappés de stupeur et de terreur… Il yavait quelqu’un dans l’hôtel ! Quelqu’un avait tout entendu…Une voix venait de retentir :

« Ah ! pour le coup, je te fais tonaffaire !… »

Les conjurés, l’épée à la main, se ruèrent…

Ce qui se passait, nous allons le dire. Il se passait que, àvingt pas de là, Corignan faisait des siennes. Et Rascasse,naturellement, lui donnait la réplique. La dispute, commencée àvoix basse, avait vite atteint un ton plus haut et c’est uneréplique de Corignan que les conspirateurs avaient entendue.

Un terrible cliquetis d’épées les interrompit. Des cris, desjurons éclataient comme une mousquetade. Les deux drôles, affolés,prirent leur course. Ils piquèrent droit devant eux, au hasard. Cehasard les conduisit dans la salle à manger qu’ils traversèrent endeux bonds, puis dans la salle d’honneur… elle était vide. Ilsjetèrent autour d’eux un regard égaré, aperçurent au fond une sortede trône sous un dais et, à quelques pas en avant du fauteuil, unegrande table couverte d’un vaste tapis.

« Là ! fit Corignan. Cachons-nous là ! »

Ils s’élancèrent et, pareils maintenant à deux rats regagnantleur trou au plus vite, disparurent sous le tapis.

Cependant, les conjurés s’étaient élancés vers ce point d’oùétait parti la voix. Et, naturellement, ce fut vers la tenturederrière laquelle s’abritait Trencavel qu’ils se jetèrent.Bouteville marchait en tête. Bouteville était un assidu del’académie de la rue des Bons-Enfants. Du premier coup d’œil, ilreconnut donc avec stupeur son maître d’escrime, et cria :

« Monsieur Trencavel !…

– Trencavel ! murmura Annaïs en pâlissant. Oh !c’est donc vrai !…

– Trencavel ! Trencavel ! L’espion ! »rugirent Chevers, Fontrailles, Liverdan et Bussière.

En un instant, Trencavel fut entouré par un cercle flamboyantd’épées…

« C’est l’espion du cardinal ! cria de loin le ducd’Anjou. Tuez-le !

– Voyons comment il va mourir », dit la duchesse deChevreuse avec un sourire.

Trencavel, la dague de Corignan dans la main gauche, la rapièrede Rascasse dans la main droite, se défendait, les yeux fixés surAnnaïs. Il la vit soudain disparaître dans la salle d’honneur etpoussa un soupir. Il se défendait seulement et n’attaquait pas.L’idée ne lui vint pas de crier : « Vous vous trompez, jene suis pas un espion ! » Le moulinet vertigineux qu’ilexécutait et qui était célèbre dans toutes les académies de Parislui faisait une étincelante ceinture que les onze épéesn’arrivaient pas à franchir. Juste en face de lui, il avaitBouteville et César de Vendôme.

« Notre secret ne peut sortir d’ici, disait froidementCésar en essayant d’atteindre Trencavel.

– Fi, monsieur Trencavel, disait Boutteville, je n’eussejamais cru cela de vous ! » et il lui portait de rudescoups.

Or, Trencavel ne répondait ni à Vendôme, ni à Boutteville, ni àaucune des insultes qui s’entrechoquaient, ni aux hurlements demort qui battaient l’air. Annaïs disparue, il ne voyait plus, à dixpas de lui, par-delà le cercle des épées, que Gaston d’Anjou, entrela duchesse et la princesse, debout, devant la porte du fond,entrouverte. Il grondait :

« Voilà l’homme qui m’a insulté ! Parbleu ! avantde tomber, il faut que je dise son fait à ce prince, et c’est bienle moins qu’un frère de roi… »

Il se ramassa, le moulinet s’arrêta ; d’un bond furieux, ilse jeta en avant. Boutteville et Vendôme virent la mort. Un saut decôté les sauva : ce fut la fissure dans la murailled’acier.

Trencavel passa en ouragan et tomba sur le groupe des femmes… Ilpassa, entraînant Gaston qu’il saisit au collet… La meute se rua etvint se briser contre la porte ; Trencavel venait de la fermerà double tour !

Un instant, ils se regardèrent, très pâles. Cela dura un tempsd’éclair. Presque aussitôt, tous ensemble, ils se mirent à défoncerla porte.

Le duc d’Anjou n’avait pas tremblé un instant lorsque laduchesse de Chevreuse avait parlé de la mort prochaine de LouisXIII, son frère, et du mariage entre lui, Gaston, et sa belle-sœur,Anne d’Autriche. Mais quand il se vit seul avec Trencavel, unesueur froide pointa à la racine de ses cheveux.

« Monsieur, dit-il d’une voix que la terreur faisaitrauque, m’êtes-vous donc dépêché par le cardinal pourm’assassiner ? »

Trencavel sourit.

« Monseigneur, dit-il, ce n’est pas par l’illustre cardinalque je vous suis dépêché.

– Par qui, alors ? demanda avidement Gaston.

– Et ce n’est pas pour vous tuer, ajouta Trencavel.

– Parlez, parlez ! Holà, messieurs, un instant, jevous prie ! (Le tumulte s’apaisa.) Parlez vite,monsieur !

– Il faut en effet que je parle, dit Trencavel en hochantlentement la tête, car, si je me tais, il est très probable quevous serez embastillé demain matin et que votre procèscommencera : procès capital, monseigneur !

– Eh bien ! râla le prince, accomplissez donc votremission ! »

Trencavel, un sourire railleur aux lèvres, s’inclina.

« Monseigneur, dit-il froidement, je ne dirai rien, à moinsque vous ne me demandiez pardon.

– Moi ! fit le prince avec hauteur. Vous êtes fou, monbrave. Pardon à un Trencavel ! »

Le regard de Trencavel étincela. Sa main se crispa sur la gardede l’épée. Sa voix grelotta :

« Monseigneur, vous allez donc mourir. Vous avez une épée,tirez-la. Moi, je n’en ai pas besoin. (Il jeta la sienne.) Pourvous faire rentrer vos insultes dans la gorge, je n’ai besoin quede cette miséricorde. (Il montra sa dague.) C’est l’arme aveclaquelle on achève les fuyards dans une bataille ; elle vousconvient. »

Il fit un pas vers Gaston. Le duc se sentit vaciller. Appuyé àla muraille, il fit le geste de tirer sa rapière. Mais sa maintremblait trop. D’un accent d’indicible rage, il murmura :

« J’ai peur !…

– Décidez-vous ! haleta Trencavel. Tirez votre épée,ou demandez-moi pardon… »

Gaston couvrit ses yeux de ses deux mains et balbutia :

« Je vous demande pardon…

– De vos deux insultes ? Celle que vous avez proféréechez Mlle de Lespars, et celle de cesoir ? Dites…

– Je vous demande pardon des deux insultes…

– Allez, monseigneur, je vous pardonne », ditTrencavel.

Il recula de quelques pas. Gaston redressa alors la tête.Trencavel vit dans les yeux du duc d’Anjou qu’il était condamné àmort. Mais refoulant le sanglot de rage et de haine qui grondaitdans sa gorge, Gaston reprit :

« Maintenant, parlez. Qui vous a envoyé à moi ?Qu’avez-vous à me dire ? »

« Attends, murmura Trencavel, je vais te faire payer leregard que tu viens de me jeter, et, d’avance, mettre un peu defiel dans la joie que tu éprouveras à demander ma tête. »

« Monseigneur, dit-il, je vous suis envoyé par Sa MajestéLouis XIII, votre auguste frère…

– Le roi !… Le roi vous a envoyé à moi !…Pourquoi ?…

– Sachant que je vous trouverais ici cette nuit, Sa Majestém’a chargé de venir vous apporter une proposition. C’est trèspressé, monseigneur… le roi attend votre réponse.

– Cette proposition ?… bégaya Gaston.

– La voici : le roi est fatigué de régner. Il veut seretirer dans un cloître. Il vous prie de vouloir bien prendre sontrône, sa couronne, son sceptre, son royaume, ses sujets, safortune et sa femme que vous épouseriez. Que dois-je répondre auroi, monseigneur ?

– Il a tout entendu, murmura le duc, ivred’épouvante ; je suis perdu, je suis mort ! »

Et, des yeux, il chercha une porte pour fuir, un trou pour secacher – convaincu que l’hôtel était cerné et allait être envahi.Trencavel alla ramasser son épée, et courut ouvrir la porte contrelaquelle Ornano recommençait à cet instant à frapper du pommeau desa rapière. Cette porte, il l’ouvrit toute grande, encriant :

« Messieurs, voici monseigneur le duc d’Anjou qui veutpartir sur-le-champ pour aller au Louvre. Laissez-le aller,messieurs, écartez-vous, car c’est le remords quipasse !… »

L’effarement, la stupeur, le doute, le soupçon, la terreur, enun instant, bouleversèrent les visages des conjurés. Ilsconsidérèrent une seconde Gaston, livide, muet, tremblant. Vendômeet Bourbon se jetèrent un regard désespéré. Ornano seul courut auprince et lui parla vivement à voix basse.

« Nous sommes trahis ! » grondèrent Chalais etBoutteville.

La duchesse de Chevreuse s’était jetée devant la reine commepour la protéger contre le bourreau.

« Non, non, messieurs ! hurla Ornano, monseigneur estavec nous jusqu’à la mort ! »

Il se fit un effrayant tumulte – une explosion de crisforcenés : « À mort ! À mort ! » Et, cettefois-ci, tous ensemble, malgré le moulinet, ils fonçaient… Danscette minute, Annaïs de Lespars, d’un bond, se jeta au-devant deTrencavel et commanda : « Bas les armes !… »Elle avait l’attitude et l’accent d’un chef. Les épées sebaissèrent.

« Venez, monsieur », dit Annaïs.

Et elle entra dans la salle d’honneur, suivie du jeune homme quimarchait comme en un rêve de gloire. Les quatre chevaliers d’Annaïsse groupèrent, et Fontrailles dit :

« Qui de nous va tuer cet homme ? »

Annaïs de Lespars alla s’appuyer à la grande table couverte d’untapis. Elle était épouvantée de ce qu’elle venait de faire sousl’impulsion d’un sentiment irraisonné. Trencavel se tenait deboutdevant elle, silencieux, les yeux baissés.

« Monsieur, dit-elle, il me semble impossible que voussoyez ce qu’on a dit…

– Oui, mademoiselle, c’est impossible, réponditTrencavel.

– Eh bien, écoutez. Vous avez tout entendu :après-demain, à midi, je dois me trouver derrière l’enclosSaint-Lazare, dans la maison qu’on a dite. Vous savez que je doism’y battre, vous savez contre qui…

– Oui ! dit Trencavel d’une voix frémissante.

– Je vous demande de vous trouver vous-même dans cettemaison, après-demain, à midi, et d’y venir seul.

– J’y serai, mademoiselle… j’y viendrai seul.

– Faites-en le serment.

– J’en fais le serment », dit Trencavel en étendant lamain.

L’œil d’Annaïs brilla un instant. Puis cet éclairs’éteignit.

« Jurez-moi d’être le témoin du duel qui aura lieu.

– J’en fais le serment, répéta Trencavel.

– Sur votre honneur, sur votre nom, jurez-moi, si je suisvaincue, de prendre ma place et de combattre l’homme que vous savezjusqu’à ce que mort s’ensuive.

– Par l’honneur de ce nom que je veux respecté de tous, parmon nom de Trencavel, je jure d’assister à votre duel, et, si voussuccombez, je jure que l’homme dont il s’agit ne sortira pas vivantde la maison de l’enclos Saint-Lazare…

– Monsieur, après l’action, je rentrerai dans Paris – si jene suis pas tuée. Je rentrerai soit par la porte Montmartre, soitpar la porte Saint-Denis. Je vous demanderai alors de me suivre àdistance jusqu’à mon hôtel où j’aurai à vous parler.

– Je vous suivrai à cent pas. Et, croyez-moi, malheur à quitenterait de s’approcher de vous.

– Monsieur, vous resterez ici jusqu’à ce que toutes lespersonnes qui ont assisté à cette réunion soient sorties. Puis,vous sortirez à votre tour de cet hôtel… »

Trencavel s’inclina. Quand il se redressa, il vit Annaïs qui sedirigeait vers le groupe des conjurés massés dans la piècevoisine.

« Mauluys, murmura-t-il, vous m’avez annoncé que je vais àla catastrophe. Est-ce donc vous qui avez raison,Mauluys ? »

Dix minutes plus tard, il n’y avait plus que Trencavel dans lessalles de l’hôtel. Il sortit le dernier.

Au moment de partir, la duchesse de Chevreuse s’était approchéedu comte de Chalais.

« Je vous attends après-demain, à midi, en monhôtel », lui avait-elle murmuré à l’oreille.

Peut-être voulait-elle l’empêcher de se trouver ce jour-là àl’enclos Saint-Lazare. Chalais, enivré, avait répondu :

« J’y serai… heureux si vous me demandez alors de mourirpour vous… »

Louvigni avait vu. Il avait deviné ce qui venait de se passer.Il éprouva ce froid au cœur qui est l’avant-coureur des colèresfurieuses. Sans un mot, il suivit le comte de Chalais. Dans la rue,ils marchèrent côte à côte sans parler. Ils arrivèrent ainsi aucarrefour Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, et Chalais se disposait àtourner à gauche vers la rue Vieille-du-Temple, lorsque Louvignilui posa sur l’épaule sa main frémissante.

« Que voulez-vous, chevalier ? demanda Chalais.

– Vous faire une de ces propositions qu’acceptent toujoursdu premier coup les gens qui ont une épée au côté et un cœurd’homme sous le pourpoint.

– Ajoutez, chevalier, que ces sortes de propositions sefont généralement en termes ornés d’une certaine politesse quisemble vous faire défaut.

– Comte, bredouilla Louvigni dont la tête s’égarait, il neme plaît pas ce soir d’être poli, comprenez-vous ?

– Soit, jeudi matin, je vous attendrai aux abords de mamaison de campagne, derrière l’enclos Saint-Lazare. J’y serai àhuit heures. Tâchez de ne pas me faire attendre. »

Là-dessus, le comte de Chalais salua et se retira. Louvigni,secoué d’un tremblement convulsif, tendit dans la nuit son poingfermé, un sanglot souleva sa poitrine… Il y avait dès lors entreces deux hommes une de ces haines qu’il faut noyer dans lesang.

 

En sortant de l’hôtel de Guise par la petite porte donnant surla rue des Quatre-Fils, Mlle de Lesparss’était rapidement dirigée vers son hôtel, suivie de ses quatrechevaliers. De la rue des Quatre-Fils à la rue Courteau, il n’yavait guère que trois ou quatre minutes. Ce chemin se fitsilencieusement. En arrivant à la porte de son hôtel, Annaïs setourna vers les quatre et leur dit :

« Messieurs, voulez-vous vous trouver ici après-demainmatin, à huit heures ?

– Nous y serons, dit Fontrailles, répondant pour tous. Noussommes à vous.

– Merci, messieurs. Allez donc, et que Dieu vous tienne ensa garde !… »

Ils s’inclinèrent profondément. Puis, dès qu’elle eut disparu.Fontrailles dit :

« Il est encore temps…

– Courons ! » répondirent les autres avec unaccent de menace.

Ils atteignirent la rue des Quatre-Fils et trouvèrent Bourgognequi montait sa faction devant la porte basse.

« Qui est sorti depuis tout à l’heure ? demandaLiverdan.

– M. le comte de Bouteville et M. le marquis deBeuvron, d’abord. MM. de Chalais et de Louvigni viennentde se retirer à l’instant. Je crois que je puis fermer.

– Attendez, dit Chevers, il y a encore quelqu’un…

– Le voici ! gronda Bussière. Rentrez, mon brave,fermez, et ne vous inquiétez pas du reste. »

Trencavel apparut.

Les quatre avaient l’épée au poing. Ils marchèrent surTrencavel. Il avait jeté sa rapière, ou plutôt celle de Rascasse,au moment où Annaïs était intervenue. Il n’avait que sa dague –celle de Corignan.

« Messieurs, dit-il, que voulez-vous ?

– Vous tuer ! » répondit Fontrailles.

Trencavel, de ses yeux dilatés par l’approche de l’inévitablemort, sonda les ténèbres et vit reluire ces quatre épées et ildistingua ces quatre ombres menaçantes.

Dans le même instant, ils furent sur lui et l’acculèrent au murde l’hôtel.

« Une épée ! Une épée ! cria Trencavel.

– Tu vas en avoir quatre !…

– Une épée ! rugit Trencavel. Oh ! uneépée !…

– En voici une ! » tonna une voix.

Liverdan et Chevers roulèrent à gauche. Fontrailles et Bussièreroulèrent à droite. Trencavel se sentit une épée dans la main, unelongue et large rapière. Il poussa un hurlement et fonça. Près delui, deux hommes s’alignaient.

« Je vous avais dit, mon cher, que vous alliez vous fairedécoudre, dit l’un d’une voix paisible.

– Coup droit sur battement de prime ! vociféraitl’autre.

– Mauluys ! Montariol ! En avant ! »cria Trencavel.

Ils chargèrent.

« Malédiction ! » hurla Bussière.

Et il s’enfuit. Liverdan s’enfuit. Chevers s’enfuit. Fontrailless’enfuit. À trois cents pas de là, ils s’arrêtèrent. Bussière brisason épée sur son genou et dit :

« Nous avons, à quatre, attaqué un homme seul et sansarmes : nous sommes déshonorés.

– C’est vrai, dirent Chevers et Liverdan.

– C’est vrai, dit Fontrailles. C’est pourquoi aucun de nousn’a le droit de briser son épée. Messieurs, il y a maintenant aumonde un homme qui est notre déshonneur vivant. Messieurs, juronsceci : à partir de cette minute, nous refusons tout duel,toute bataille, tout danger… mêmepour elle ! ajouta-t-il avec un soupiratroce, jusqu’à ce que nous ayons tué notre déshonneurvivant… »

Et, tous quatre, d’une seule voix :

« Je le jure… »

Dans la salle d’honneur de l’hôtel de Guise, après le départ deTrencavel, sous le tapis de la grande table, quelque chose s’agita,puis deux têtes surgirent, effarées, puis deux êtres se mirent àramper et enfin se dressèrent debout.

« Croyez-vous qu’ils soient tous partis ? demandaRascasse.

– C’est sûr, dit Corignan. Mais qui étaient cesgens-là ?

– Peu importe. Mais qui était la femme qui est venues’asseoir près de cette table, et puis qui a parlé àTrencavel ?

– Peu importe, mon frère. L’essentiel est que j’ai entenduce qu’elle a dit, moi !

– Croyez-vous donc que je suis sourd ? Aureshabent… et audient, compère… J’aientendu, moi aussi, – et ce qu’a répondu Trencavel.

– Mon cher frère, si je ne me trompe, il me semble que noustenons cette fois l’infernal Trencavel.

– Nous le tenons, compère. Nous le prenons ensemble. Nousl’amenons ensemble à Son Éminence, au nez et à la barbe duSaint-Priac que le diable emporte.

– Amen. Et nous partageons l’honneur.

– Et l’argent.

– Et l’argent, cela va de soi, fit Corignan avec unegrimace. Entendons-nous donc. Après-demain, à midi, le Trencaveldoit se trouver dans la maison située derrière l’enclosSaint-Lazare ; puis, il doit rentrer dans Paris, soit par laporte Montmartre, soit par la porte Saint-Denis. Avez-vous unplan ?

– Oui. D’abord, sans dire au cardinal de quoi il s’agit eten lui promettant simplement la prise de Trencavel, nous luidemandons de faire renforcer après-demain les postes des portesMontmartre et Saint-Denis.

– Très juste. L’un de nous deux s’installe à la porteMontmartre.

– Admirable. Et l’autre à la porte Saint-Denis.

– Vous parlez d’or, mon petit Rascasse. L’un de nous deux,donc, fait saisir le démon.

– Et prévient aussitôt l’autre, n’est-ce pas ? ditRascasse avec une belle envolée de bonne foi. Je m’installe à laporte Montmartre, et si c’est là que notre homme vient se faireprendre, je vous envoie aussitôt un exprès pour que nous fassionsensemble notre entrée chez le cardinal, tenant chacun une oreilledu Trencavel. »

Mais, comme ils regagnaient le jardin, chacun d’euxsongeait :

« Attends, misérable, tu vas voir comme je vais partageravec toi l’honneur et l’argent ! Trencavel a rendez-vous àmidi. Dès le matin, je pénètre dans la maison, je surveillel’homme, je le suis, je le fais saisir à l’une ou à l’autre porteet je le mène seul au cardinal ! »

Cinq minutes plus tard, les deux acolytes, ayant franchi lesmurs de l’hôtel, disparaissaient dans la nuit.

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