L’Héroïne

Chapitre 14TRAHISON DE VERDURE

Saint-Priac avait quitté l’hôtel de Richelieu le cœur plein dejoie, à en éclater. La lettre à conquérir valait un marquisat biendoté.

Saint-Priac était homme à ne reculer ni devant le vol, ni devantle meurtre.

Ce dernier représentant d’une noble famille de Périgord, aprèsavoir en quelques coups de mâchoire dévoré son patrimoine, étaitvenu s’établir en Anjou. Là, dans cette belle province, Hector deSaint-Priac trouva enfin un digne emploi des talents et aptitudesque la Providence lui avait départis avec générosité. Il mit àprofit l’affabilité des Angevins pour se créer une charmantecompagnie d’amis peu nombreux, mais pleins de savoir-faire ;de basse extraction, il est vrai, mais compensant leur peu denaissance par d’autres mérites substantiels. Toujours plein de bonsens, il mit à profit la douceur du ciel angevin pour se promenersur les routes avec ses compagnons, tous amateurs comme lui degrand air pur.

En dehors de ces promenades sentimentales qu’il faisait sur lesroutes en devisant finances avec ses gais compagnons, armésd’escopettes et soigneusement masqués comme lui, Hector deSaint-Priac fréquentait les académies de jeu qu’on trouvait àAngers. Là, il s’était lié avec quelques gentilshommes qui,d’ailleurs, firent bon accueil à son nom honorablement connu et àsa rapière fort redoutable.

Les duels de Saint-Priac firent du bruit ; si mal organiséeque fût la police du temps, des rapports parvinrent à Paris. Or unedes grandes qualités de Richelieu, c’était de s’intéresser auxrapports de police. Le cardinal cherchait des hommes :Saint-Priac lui apparut de loin comme une originale figure. Ildépêcha à Angers le petit Rascasse avec une double mission :le débarrasser de Louise de Lespars qui, vers cette époque,devenait gênante, et lui amener Saint-Priac.

Dès son arrivée à Angers, Rascasse eut avec Hector deSaint-Priac une intéressante conversation. Saint-Priac écoutaRascasse avec dévotion ; en effet il était amoureux !

Il était amoureux d’une belle fille dont tout Angers étaitamoureux : elle s’appelait Annaïs de Lespars. Dédaigneusementécarté par Mme de Lespars, il s’adressadirectement à Annaïs. Celle-ci, toujours à cheval par monts et parvaux, savait peut-être à quoi s’en tenir sur les ressources quipermettaient au baron de jouer gros jeu, et d’être le gentilhommele mieux équipé, le plus richement vêtu de la province. Saint-Priacfut écarté par Annaïs qui se contenta de lui témoigner la plus viverépulsion, sans en dire les causes.

Saint-Priac jugea que cette répulsion l’atteignait dans sonhonneur, et jura de laver au plus tôt ledit honneur. Lors donc queSaint-Priac eut reçu les propositions du cardinal, lorsqu’il eutappris que Richelieu désirait imposer àMme de Lespars un silence prolongé jusqu’à laconsommation des siècles, il frémit de plaisir à la penséed’assurer impunément sa vengeance.

Trois jours après, Louise de Lespars succombait à un mal soudainet mystérieux. Mais Saint-Priac éprouva alors une violentedéception : Annaïs disparut et demeura introuvable. Enfin,remettant à plus tard ses recherches, il fit route pour Paris. Lemême jour, le petit Rascasse quitta également la bonne villed’Angers. Mais en se séparant de Saint-Priac, il eut soin de luiglisser ces mots :

« La mort inopinée de Mme de Lesparsest un grand bonheur pour Son Éminence qui, sûrement, vous serareconnaissante, au fond de son cœur. Je vais lui annoncer cetrépas… mais… Son Éminence… je la connais… elle en pleurerait dansson cœur – mais pour le monde, vous comprenez ?… elle feraitpendre celui qui se vanterait… d’avoir assisté de trop près à lamort de cette noble dame. »

Saint-Priac se le tint pour dit.

Réfugié dans la chambre qu’il occupait en l’hôtellerie du GrandCardinal, Saint-Priac repassait dans sa tête cette période de sonaventureuse existence. Et, venant à y ajouter les événements diversauxquels il s’était trouvé mêlé, il en arriva à cetteconclusion :

« Le cardinal est persuadé que la conquête de cette lettredont il a si grand peur est entourée d’obstacles insurmontables. OrSon Éminence est dans l’erreur. En effet, je connaisVerdure !… et je sais où le trouver… à la BelleFerronnière. »

Saint-Priac s’installa donc à la Belle Ferronnière. Le troisièmejour, vers le moment du couvre-feu, Saint-Priac eut comme un soupireffroyable ; il venait d’apercevoir Verdure à trois pas de satable !…

Verdure était assis, tournant le dos à Saint-Priac. Devant luiétaient placés un gobelet et un flacon aux trois quarts vide.

« Le couvre-feu sonne ! cria à ce moment l’un desvalets de salle. À vous revoir, nobles seigneurs ! – Veuillezsortir. »

Verdure se leva en même temps que la plupart des clients, et sedirigea vers la porte : il titubait. Saint-Priac marchait surses talons.

« Qu’est-ce ? bégaya l’ivrogne. Qui ?…quoi ?…

– Silence, Verdure ! suis-moi…

– Holà, fit-il… Te suivre ?… qui es-tu ?… oùvas-tu ?…

– À une jolie taverne que je sais, au bout de cette rue, etqui ouvre quand les autres ferment.

– Hein ?… Alors, je te suis, l’ami… »

La taverne existait. On y entrait par un couloir après avoirfait un signal convenu. Saint-Priac demanda quatre bouteilles deSaumur et conduisit son compagnon dans une petite salle retirée.Là, à la lumière des cires, Verdure jeta un regard hébété surSaint-Priac. Sans doute il le reconnut enfin à travers les fuméesde l’ivresse, et sans doute aussi cela le dégrisa.

« Ho ! fit-il, monsieur le baron !… C’est doncbien vous que j’ai reconnu l’autre jour à Étioles ? Ah !monsieur le baron, que de fois j’ai songé à nos affûts, derrièrequelque haie ou quelque coin de bois ! C’était le beautemps…

« Serait-ce pour opérer sur un théâtre plus digne de vousque vous êtes à Paris ?… En ce cas… je demande à reprendre duservice ! »

Saint-Priac tressaillit. Un soupçon rapide passa sur son esprit.Il jeta sur l’ivrogne un regard de foudre. Mais Verdure remplissaitson verre d’une main tremblante ; son visage se couvrait demille plis joyeux.

« Voyons, dit alors Saint-Priac, que fais-tu àParis ?

– Je m’y assomme, je m’y affaiblis, j’y enrage.

– Tu as donc perdu ton maître ?… Un si bonmaître !

– Le comte de Mauluys est un galant homme, dit gravementVerdure. Je donnerais un doigt de ma main pour lui éviter unemalencontre. Seulement… il ne boit pas, voilà ! Vous vousrappelez la chose, reprit Verdure, les coudes sur la table. Unjour, près de Saumur, vous me fîtes attacher à un arbre pour yrecevoir vingt coups de lanière. C’était juste : j’avaismanqué au règlement. Bref, ce fut à ce moment-là que survintM. de Mauluys. Je le vois encore sauter de son cheval ettirer l’épée. Je crois qu’il vous saigna quelque peu… Enfin,m’ayant détaché, il me demanda si je voulais le suivre. J’avoue quej’eus peur des vingt coups de lanière, et, ma foi, je vous tirai marévérence…

– Passe ! gronda Saint-Priac.

– Le comte de Mauluys, en arrivant à Angers, me mit unepièce d’or dans la main et me renvoya. Je me jetai à ses pieds etle suppliai de me prendre à son service. Il y consentit. Et depuis,je n’ai pas eu un reproche à faire à ce gentilhomme, sauf qu’il nesait pas boire, que j’ai la nostalgie des belles équipées et quemonsieur le comte vit comme un véritable seigneur. »

Saint-Priac se pencha, et, d’une voix rapide :

« J’ai moi-même renoncé aux aventures de grand chemin pourdes aventures plus fructueuses et moins dangereuses. Je me suisattaché au plus grand personnage du royaume. Si tu veux m’obéir, jefais ta fortune.

– Commandez ! dit Verdure.

– Ton maître possède une lettre qu’il me faut… je vais tela dépeindre.

– Inutile, monsieur le baron, la lettre n’est pas au comtede Mauluys.

– Et à qui donc ? Dis ! À qui lalettre ?

– À moi !…

– Comment sais-tu de quelle lettre je veuxparler ?

– Vous me parlez d’une dépêche perdue ou volée que voustenez à reprendre. C’est-à-dire, en bon français, une dépêche quel’Éminence regrette mortellement d’avoir perdue. – Et vous nevoulez pas que je devine ? – Belle malice. Il s’agit de ladépêche que j’enlevai à frère Corignan.

– Que tu… toi ! C’est toi…

– Moi !… J’ai été à votre école, monsieur lebaron !

– Vingt écus d’or, si tu dis vrai ! Raconte,raconte !

– L’histoire n’en est pas étonnante, dit Verdure, modeste.J’espérais toujours vous revoir, monsieur le baron. Pensant bienque tôt ou tard je reprendrais du service dans votre compagnie, jesortais le soir, donc, pour m’entretenir la main, avec quelquesbraves comme moi, amateurs de clairs de lune. Pour dépister lescuriosités malveillantes, nous nous appelions de noms empruntés –empruntés, monsieur, comme les écus qui garnissaient nosescarcelles. L’un de nous, pour vous faire honneur, s’appelaitSaint-Priac… Un autre s’appelait Trencavel. Un autre s’appelaitMauluys : c’était moi. Une nuit que nous rôdions aux environsde la place Royale, nous tombâmes sur un digne moine que nousdévalisâmes saintement. Resté le dernier auprès du capucin évanoui,je dégrafai sa casaque pour lui permettre de respirer : on estchrétien, monsieur. Tout en dégrafant, je fouillais : vieillehabitude. Tout en fouillant ma main rencontra un papier. Je lepris : toujours l’habitude… Le lendemain, au grand jour, jevis que c’était une lettre scellée aux armes de Son Éminence.

– Quelle en était la suscription ? haletaSaint-Priac.

– Étrange !… Il y avait : À Sa Majesté lareine !…

– Cette lettre, tu l’as montrée à tonmaître ?

– Allons donc ! Il m’eût bâtonné… Il a de singulièresidées, ce digne comte : juste le contraire des vôtres.

– Cette lettre, l’as-tu conservée ?

– Intacte. En parfait état. Rien n’y manque.

– Cette lettre… fit pour la troisième fois Saint-Priac…

– La voici », dit Verdure.

Verdure jeta la lettre sur la table. La main de Saint-Priacs’abattit. Les doigts se crispèrent sur le parchemin.

L’écriture ! Oh ! c’était l’écriture du cardinal. Illa connaissait bien. Tout de suite, il la reconnut. Les armes ducardinal, il les reconnut aussi dès le premier coup d’œil.

« Intacte, murmura-t-il. Monsieur le cardinal, à vous detenir votre promesse. »

Il cacha le parchemin sous son pourpoint et il se leva, décrochason manteau, s’en enveloppa et son regard s’abattit sur l’ivrogneendormi. L’ivrogne ronflait, la tête sur les bras, un œil tournévers Saint-Priac – un œil presque entrouvert par quelque tensionnerveuse de la paupière.

« Bah ! un bon coup bien appliqué… Il ne s’enapercevra même pas. – C’est un traître, ce Verdure. Il vient detrahir son maître. Il pourrait bien me trahir à montour. »

Saint-Priac se pencha. Verdure ne bougea pas. Il demeura la têtesur la table, – son œil tourné vers l’assassin, – son œil presqueentrouvert, d’où filtrait un mince jet de regard. Seulement, il eutun ronflement plus rauque et grogna :

« Mes écus… mes écus d’or… la lettre… »

Soudain, l’appétit du meurtre se déchaîna dans l’esprit deSaint-Priac. Son bras n’eut qu’un mouvement rapide, violent.Verdure s’affaissa, roula sous la table.

Il s’affaissa – sinistre coïncidence – en même temps que le brass’abaissait sur lui – en sorte que, si Saint-Priac eût été en étatde réfléchir, il lui eût semblé que la mort précédait le coup depoignard – que Verdure succombait à un afflux de sang au cerveau, àl’instant où il était frappé.

Saint-Priac franchit la porte qu’il referma et à l’hôteaccouru :

« Il y a là un ivrogne qui dort. Ne le dérangez pas jusqu’àdemain. Pour la dépense, voici deux pistoles. Et pour laisser moncamarade tranquille, voici deux écus d’or.

– À ce prix, fit l’aubergiste, je le laisserai dormirjusqu’à ce que le réveille la trompette du Jugementdernier. »

Saint-Priac tressaillit ; puis, secouant la tête, ils’élança au-dehors.

À l’hôtel du cardinal, depuis trois jours, on l’attendait àtoute heure – diurne ou nocturne. Il fut introduitsur-le-champ.

Saint-Priac, sans un mot, marcha au cardinal, mit un genou surle tapis, et tendit la lettre. Quand il fut debout, il vit queRichelieu était pâle comme s’il allait mourir. Il songea :

« Dieu me damne, la joie va le tuer. Il faut qu’il ait eubien peur ! »

« Combien cela vous a-t-il coûté ?

– Une vie d’homme, monseigneur !

– Vous avez tué un homme ? »

Saint-Priac s’inclina silencieusement, ouvrit son manteau et, dudoigt, montra la gaine vide de son poignard. Richelieu alla à sapanoplie et en détacha une dague dont la poignée pouvait valoirdeux mille écus.

« Prenez, dit-il simplement. Vous avez tué l’homme quidétenait ce parchemin, Trencavel ?

– Non, monseigneur, dit Saint-Priac.

– Pourtant, Corignan, lorsqu’il fut attaqué, entenditprononcer ce nom… »

« Ah ! ah ! songea Saint-Priac. Les nomsempruntéspar les braves de Verdure !… »

« Monseigneur, ni Trencavel ni le comte de Mauluys n’ont vucette dépêche. Voilà ce que je puis vous assurer. Un homme seul l’aeue dans ses mains – et cet homme est mort.

– Soit ! fit le cardinal. Mais vous me répondez quenul dans l’entourage de cet homme…

– Monseigneur, le gentilhomme a vu seul cepapier. »

« Bon ! se dit Richelieu. C’était un gentilhomme. Lenom viendra plus tard. »

« Allez, Saint-Priac, je ne veux pas vous cacher que jesuis content de vous. Ce soir, je vous ai simplement payé une armeperdue à mon service. Demain, je vous dirai quelle récompense jevous réserve. »

Saint-Priac s’éloigna, la tête pleine de rêves délirants.

À peine seul, Richelieu courut pousser les verrous de sa porte,s’assura que les tentures des fenêtres étaient jointes, que nul aumonde ne pouvait le voir. Alors, il s’empara de la dépêche – sadépêche ! Il la lut et la relut. Il balbutia :

« Comment ai-je pu écrire cela ? Moi ! Est-cebien moi qui ai pu écrire cela ?… »

L’instant d’après, la lettre était dans le feu.

Le lendemain, lorsque le Père Joseph jeta sur son pénitent sonregard aigu, pareil à une sonde d’âme, il le vit alerte, vigoureux,l’œil brillant, la tête hautaine.

« La lettre ? fit avidement le Père Joseph.

– Retrouvée ! triompha Richelieu.

– Montrez…

– Demandez-la au feu !

– Vous l’avez brûlée. Bien. Vous voici donc délivré. Ils’agit maintenant d’être fort. Nous reprenons la bataille au pointmême où nous l’avons interrompue. La chaîne est brisée. Armez-vouset frappez !

– Oui ! dit Richelieu avec une sombre exaltation.

– Dès demain, vous vous installez au palaisCardinal ?

– Oui, répéta Richelieu avec un soupir.

– Dès demain, vous recommencerez l’attaque contre Anned’Autriche ?

– Oui ! » dit encore Richelieu.

Le Père Joseph lui prit la main.

« C’est peut-être le meilleur moyen de la réduire àmerci ! entendez-vous ? Prouvez-lui que vous pouvezl’écraser, et qui sait si elle n’aimera pas en vous le dompteur,elle qui a jusqu’ici dédaigné l’adorateur ? Soyez prompt.Soyez rude. Anne d’Autriche vaincue, vous êtes le maître du roi.C’est alors la possibilité de l’œuvre géante que nous avonsconvenue. D’abord, décapiter la noblesse ; puis détruire leshuguenots. Alors, vous êtes maître du royaume. Alors, nousattaquons l’Angleterre et l’Autriche. Alors, nous sommes lesmaîtres de l’Europe… Revenons à la reine. Il faut commencer parl’atteindre dans ses œuvres vives, c’est-à-dire : d’abord laprincesse de Condé. Ensuite la duchesse de Chevreuse. EnsuiteBourbon et Vendôme. Ensuite le duc d’Anjou. – La première, c’est laprincesse de Condé. Commençons donc par elle ; il fautarracher à la princesse le poignard qu’elle tient à la main etqu’elle guide comme elle veut. Il a un nom. Vous le savez. Ils’appelle Ornano. Obtenez demain l’arrestation d’Ornano. Et laprincesse est désarmée. Et déjà la reine chancelle…

– Demain, le maréchal d’Ornano couchera à Vincennes ou à laBastille. »

L’Éminence grise eut un mince sourire de satisfaction et leva lamain, comme pour une rapide bénédiction sous laquelle s’inclinaRichelieu.

« Et toi aussi, songeait le Père Joseph. Courbe-toi, tu nepourrais te courber assez bas devant ton créateur ! »

« Cet homme m’épouvante, songea Richelieu quand il futseul. Ses voies sont tortueuses… Allons, allons, l’horizons’éclaircit. »

« Holà ! dit-il en appelant l’huissier, voyez dans lesantichambres si vous trouvez Rascasse et Corignan etamenez-les-moi. »

Ils étaient là depuis une heure déjà.

Ils firent leur entrée de front et s’inclinèrent d’un mêmemouvement.

« Parlez.

– Monseigneur dit Corignan, depuis deux jours, jesurveillais certain cabaret de la rue des Francs-Bourgeois oùj’avais vu entrer Montariol, prévôt de Trencavel. Cette nuit, jepénètre dans l’arrière-cour de ce bouchon mal famé. Je remarque unefenêtre éclairée au premier étage, et je vois se dessiner sur lesvitraux une ombre que je reconnais pour celle du prévôt. Je mehausse sur un tonneau. Je m’aide des corniches, je pose mes deuxmains au rebord de la fenêtre, je me hisse, je jette un coup d’œilà l’intérieur. Juste à ce moment, la fenêtre s’ouvre… l’émotion mefait lâcher prise… Je tombe et, en tombant, mon menton porteviolemment sur le bord de la fenêtre. J’atteins le sol sans autremal et je gagne le large.

– As-tu donc perdu la trace ?

– Monseigneur, il ne m’appartient pas de faire moi-même monpropre éloge. Écoutez Rascasse, monseigneur il vous dira où j’ensuis. À vous, Rascasse !

– Soit ! fit le cardinal. Je t’écoute,Rascasse !

– Votre Éminence nous ayant fait l’honneur de nous informerque Mlle de Lespars lui avait échappé et queles gens du lieutenant criminel avaient pris le change… jesongeais, monseigneur, que l’expédition d’Étioles était devenueinutile, lorsque, tout à coup, cette nuit, me rendant avec Corignanau cabaret de la rue des Francs-Bourgeois et passant avec lui dansla rue de la Verrerie, je vis passer trois gentilshommes et unmoine. Je n’eus que le temps de les voir tourner le coin de la ruede la Poterie. Mais j’avais aperçu certaine tournure… Bref, jeplante là Corignan, je m’élance, je rejoins mes trois quidams etmon capucin…

– Un capucin ? interrogea Richelieu.

– Du moins, il en portait l’habit. Je les dépasse donc etje pousse un cri de joie : parmi les gentilshommes se trouvaitMlle de Lespars, dans le costume qu’elleportait à Étioles !

– Annaïs de Lespars ! murmura sourdement lecardinal.

– Oui, monseigneur.

– Continue, Rascasse, continue !…

– Je finis, monseigneur. Au cri que je poussai, le moinequi accompagnait la noble aventurière se précipita sur moi :c’était un grand diable de frocard (Corignan grinça des dents) quime porta en traître (Corignan serra les poings) un coup de je nesais quoi sur la tête. Atteint au front, je m’affaissai, mais pourme relever aussitôt. Malheureusement, les gentilshommes avaientdisparu.

– Perdue ! ne put s’empêcher de s’écrierRichelieu.

– Oui, mais le moine était encore là, lui ! Il sesauvait à toutes jambes. Je le suivis de loin… et je saismaintenant où il gîte. Par lui, monseigneur, je retrouveraiMlle de Lespars.

– Non, non, fit vivement le cardinal. Ceci regardeM. de Saint-Priac. Occupez-vous des rebelles d’Étioles,puisque Corignan affirme… »

Corignan jeta un coup d’œil à Rascasse, comme pour dire :« C’est le moment ! »

« Monseigneur, dit Rascasse, laissez à Corignan la gloirede retrouver Trencavel. Il est sur la trace.

– Monseigneur, dit Corignan, M. de Saint-Priac neréussira pas. Laissez à Rascasse l’honneur de retrouverMlle de Lespars.

– C’est bien, dit Richelieu, que la réflexion de Corignansur Saint-Priac avait touché et à qui l’aventure d’Étioles avaitdonné une grande admiration pour Rascasse ; allons, c’estbien, faites donc à votre guise ; j’entrevois bientôt desexpéditions dangereuses, où vous aurez à agir deconcert. »

Les deux espions sortirent. Les trois jours qui venaient des’écouler, ils les avaient passés, non pas à rechercher lesrebelles, mais à se surveiller et à se gourmer. C’est Rascasse quiavait eu l’idée d’obtenir la séparation. Ayant donc assuré leurdivorce et gagné du temps par les mensonges qu’ils venaient dedébiter avec aplomb, ils s’élancèrent, pleins d’ardeur :Rascasse avait choisi Annaïs de Lespars comme but de sonespionnage, et Corignan s’était réservé Trencavel et sesacolytes.

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