L’Homme qui revient de loin

Chapitre 18LE DANGER SE RAPPROCHE

 

Le lendemain, Jacques resta toute la journéeau château, incapable du moindre travail, depuis qu’il savait quele mort avait dit : « Il a caché mon cadavre dans lamalle ! »

Cette phrase l’avait tenu en éveil toute lanuit, et l’avait poursuivi toute la journée, le reportant par lapensée dans le coin de cette cave où il avait enfoui le corps deson frère.

Ou Marthe agissait et voyait et entendaitcomme une somnambule et, dans ce cas, le somnambulisme devenaitétrangement dangereux, ou elle était renseignée réellement parquelqu’un ; et alors, ils touchaient, peut-être, à unecatastrophe.

Quant à Fanny, elle appelait toutes lesressources de son intelligence pour prévenir le péril, pour leconjurer, pour le deviner.

Prouvant une force de caractère peu ordinaire,elle vaqua à ses devoirs de maîtresse de maison avec une libertéd’esprit apparente, qui ne laissa point deviner un instant saterrible préoccupation.

Et cependant, elle ne pensait, elle aussi,qu’à ça !…

Pour elle, il ne faisait point de doute que« quelqu’un savait »…

Était-ce le bancal ? le jeteur desorts ? comme on l’appelait dans le pays ?… Le coupvenait-il de cet idiot ? À la réflexion, elle ne pouvait ycroire… L’être paraissait si insignifiant… et puis, encore unefois, il était bien connu comme sourd-muet…

Tout à coup, comme elle se promettait del’approcher dès qu’elle aurait été avertie de sa présence, soit àla Roseraie, soit à Héron où il venait souvent mendier, elle serappela qu’elle avait aperçu Prosper à Héron même quelques instantsseulement avant le retour de Jacques en automobile à Héron, lefameux matin sinistre. Il ne pouvait donc point avoir assisté« à la chose », dans la forêt. Elle courut dire cela àJacques qu’elle trouva prostré au fond d’un fauteuil, devant sonbureau.

La sueur au front, il dut se rappelerexactement où la « chose s’était passée ». D’une voixsourde, il expliqua qu’elle s’était passée, à plus d’une lieue delà, au rond-point de la Fresnaie. Ce souvenir et cetteprécision les rassurèrent en ce qui concernait Prosper. Du reste,un événement qui survint dans l’instant devait les tranquillisertout à fait à cet égard. Il était cinq heures environ ; lejour touchait à sa fin quand un garde demanda à parler à Jacques etfut introduit. Ce garde expliqua qu’il avait trouvé des lacets debraconnier dans le bois, qu’il les avait surveillés et qu’il avaitdécouvert le fautif. Ce n’était ni plus ni moins que le jeteur desorts qui, en l’apercevant, s’était enfui si malheureuse­ment qu’ilpouvait bien s’être cassé la jambe…

– Et qu’est-ce que vous en avez fait ?demanda Fanny.

– Mon garçon et moi, nous l’avons ramené surnos fusils et deux branches d’arbre. Il n’a pas cessé de gémir.Nous sommes bien embarrassés de lui, mais ce n’était pas chrétiende le laisser dans le bois dans un état pareil.

– Vous avez bien fait de le ramener, ditFanny. C’est un pauvre homme. Le Dr Moutier va aller voir ce qu’ila. Où l’avez-vous déposé ?

– Chez la concierge !

– J’y vais tout de suite…

Elle entraîna Jacques :

– Darling, je vous en prie, sortez decet accablement… Soyez fort, continuez à commander à la fortune quivous a chéri depuis cinq ans… et si quelqu’un sait… nedésespérez pas encore… car alors, il sait depuis cinq ans,et pendant cinq ans, il n’a rien dit… et peut-être aussi qu’onne sait rien et qu’on désirerait savoir !…

Mais Jacques secoua la tête.

– Il y a, dit-il, des choses là-dedans quinous dépassent.

– Taisez-vous, petit tchéri !… Il n’y adans tout ceci qu’une folle qui doit se taire, ou qu’unepetite fille très intelligente, qui fait la folle et qui,je vous le jure, se taira tout de même !…

Il la vit devant lui, debout, admirabled’énergie… et si menaçante… qu’il eut honte de lui-même.

– Allons voir notre sourd-muet,décida-t-il.

Le Dr Moutier que l’on dérangea dans larédaction d’un article sur « la suggestion dans l’emploi desvésicatoires » les suivit en bougonnant. Il aurait voulu avoirterminé cet article pour l’arrivée du Professeur Jaloux. Le DrMoutier était le seul qui restait alors au château de tous leshôtes de la Roseraie. Il profitait avec acharnement de cetteretraite pour mettre au point le premier fascicule de LaMédecine astrale, sur lequel Jaloux, de l’Académie dessciences, qu’il attendait d’un instant à l’autre, devait venirjeter le coup d’œil du maître.

Moutier regretta d’autant plus le temps qu’onlui faisait perdre qu’il se rendit compte tout de suite qu’onl’avait dérangé pour peu de chose… une simple foulure… trèsdouloureuse, sans doute, car Prosper poussait des cris inarticulésdès qu’on le touchait, et il ne fallait pas être dégoûté pour letoucher, grognait le docteur en se relevant et en réclamant del’eau et du savon pour se laver les mains.

– Vous allez prendre une brosse de chiendent,du savon noir et de l’eau chaude et me nettoyer cette ordure,dit-il au garde et au concierge en leur montrant le misérable quiessayait de se soulever sur ses coudes comme s’il voulait fuir, etdont les gestes désordonnés semblaient réclamer les béquilles quiavaient été jetées dans un coin. Après, continua le père Moutier,je le panserai… et il pourra retourner au diable !

Jacques et Fanny n’avaient point cessé dedévisager l’idiot et de chercher à pénétrer un peu le mystère deson imbécillité ; mais c’est en vain qu’ils avaient épié unelueur de raison, une intention quelconque dans son regardde bête. Un grognement perpétuel sortait de sa bouchetourmentée : « Han !… Han !… Han !…Han !… »

Dans le moment qu’ils se détournaient de cetriste spectacle avec dégoût, mais rassurés, M. et Mmede la Bossière ne furent pas peu étonnés de voir accourirMlle Hélier. Très pâle et extrêmement agitée, ellesemblait avoir perdu la force de parler :

– Oh ! madame !… madame !…

– Qu’y a-t-il, mademoiselle Hélier ?…Voyons, parlez !… Mon Dieu ! il n’est rien arrivé àJacquot ?…

– Non, madame… non, pas à Jacquot, mais aupetit François…

– Ah ! bien, vous m’avez fait unepeur !…

– Qu’est-il arrivé à François ? demandavivement M. de la Bossière…

– Oh ! rien de grave, monsieur,heureusement…

– Alors, pourquoi êtes-vous dans cetétat ?…

– C’est à cause de MmeSaint-Firmin…

– Quoi ?… Quoi ?… MmeSaint-Firmin ?… Qu’est-ce qu’elle a fait, MmeSaint-Firmin ?…

Fanny se plaça devant son mari qui tremblaitdéjà comme une feuille et répéta hostile :

– Oui, qu’est-ce qu’elle a fait,Mme Saint-Firmin ?

– Elle est évanouie, madame !

– Évanouie ?… Où ça ?…

– Dans la chambre de madame !…

– Dans ma chambre ! Qu’est-ce que celaveut dire ?…

Le docteur et Jacques couraient déjà en avantet Mlle Hélier donnait des explications à Fanny qui laharcelait de questions et qui aurait voulu comprendre et qui necomprenait rien, rien à une pareille histoire…

Voilà ce qui était arrivé : dansl’après-midi, le petit François s’était plaint de maux de tête etMlle Hélier l’avait couché, se promettant d’avertir ledocteur si l’enfant se plaignait encore. Mais il s’était endormipresque tout de suite et elle l’avait laissé reposer, persuadée quesa légère indisposition avait été causée par la fougue excessiveavec laquelle le petit s’était livré au jeu durant toute lamatinée.

L’institutrice s’était ensuite retirée dans lasalle d’étude, certaine qu’elle entendrait le premier appel del’enfant, et elle s’était mise à sa correspondance.

C’était jour de congé. Germaine et Jacquotétaient allés à la promenade avec Lydia. Rien ne venait troubler legrand silence du château, et il n’y avait aucune raison pour queMlle Hélier n’entendît pas le moindre bruit.

La salle d’étude n’était séparée de la chambrede François que par le cabinet de toilette des enfants.

Pour ne point troubler le repos du petit,Mlle Hélier avait fermé la porte de l’étude où elletravaillait, mais elle avait eu soin de laisser, grande ouverte,celle qui faisait communiquer les deux autres pièces. Deux heuresenviron s’étaient écoulées ainsi. Surprise du sommeil prolongé dupetit, Mlle Hélier s’était enfin levée, avait ouvert laporte du cabinet de toilette et tout de suite avait poussé un grandcri. Une terrible odeur de gaz la suffoquait !

Elle n’écoutait cependant que son courage etse précipitait dans la chambre de l’enfant. Là, quelle n’était passa stupéfaction en constatant que l’enfant n’était plus dans sonlit et que la fenêtre de la chambre était ouverte !

Elle continuait alors sa course insensée,traversait ainsi l’appartement de Mme de la Bossière,arrivait dans la chambre, trouvait le petit qui se réveillait dansle lit de sa tante et, au pied du lit, Mme Saint-Firminévanouie !… Elle l’était encore, du reste, car les soins deMlle Hélier et ceux de la femme de chambre, accourue,n’avaient pu la faire revenir à elle.

– Pour moi, conclut l’institutrice qui avaitde la peine à suivre Mme de la Bossière, c’estMme Saint-Firmin qui a sauvé le petit. Elle sera entréedans sa chambre, aura senti le gaz, ouvert la fenêtre, transportéFrançois jusque dans votre chambre et là, s’estévanouie !…

– Possible ! répartit entre ses dentsFanny qui courait, mais comment Mme Saint-Firmins’est-elle trouvée justement là pour sauver le petit, à votreplace ?

– Oh ! madame !…

Mlle Hélier avait compris lereproche. Elle y fut sensible, et soupira :

– Le père, de son vivant, quiconnaissait mon dévouement, ne m’eût point dit une chosepareille !… Et elle se traîna derrière Fanny, les jambesbrisées.

Pour Mlle Hélier, le pèremaintenant était bien mort… Depuis que la table avait parlé, ellen’en doutait plus. Enfermée, le soir, dans sa chambre de la TourIsabelle, les mains sur son guéridon d’acajou, elle passait lesnuits à l’appeler, à lui crier : « Esprit, es-tulà ? » et à lui donner tout haut des renseignementscirconstanciés sur le degré d’instruction des enfants. Quelquefoiselle s’enfermait avec les enfants eux-mêmes et avec l’esprit, et ilse passait alors des séances qui intriguaient fort Lydia, laFräulein dont elle se méfiait, du reste, comme du feu… Elle seconsolait de ce que l’esprit ne lui répondait pas (car il ne luirépondait pas) en lui parlant jusqu’au petit jour.

Elle enviait Mme Saint-Firmin quiparaissait en communication directe avec l’esprit d’André et, pourMlle Hélier, il ne faisait point de doute que ce fûtl’âme du défunt elle-même qui avait si miraculeusement conduit lespas de la femme du notaire jusque dans la chambre du petit, envahiepar le gaz.

Pourquoi l’esprit était-il allé chercherMme Saint-Firmin si loin, quand, elle, MlleHélier, était si près ! Mais l’institutrice n’en était plus,depuis qu’elle faisait du spiritisme, à compter les caprices desmorts.

Elle eût donné beaucoup pour tenir au moins dela bouche de Marthe la confirmation de ses imaginations !Hélas, à sa grande confusion, elle se vit fermer la porte au nez,assez brusquement, par Fanny. Alors, elle resta derrière la porteet écouta.

Dans le moment, la pauvre petiteMme Saint-Firmin revenait a elle, grâce aux soinsénergiques du docteur, et commençait à tenir des propos quidevaient, en effet, remplir d’une joie sainte une spirite orthodoxecomme Mlle Hélier, mais qui inquiétèrent de plus en plusl’esprit positif de Mme de la Bossière, troublèrentjusqu’au fond de son obscure conscience l’âme tourmentée deJacques, et donnèrent fort à réfléchir au Dr Moutier, lequel étaittoujours stupéfait de trouver sur son chemin des événementssemblant donner quelque raison à ses théoriesastrales.

Après s’être enquis d’abord de la santé del’enfant, Marthe raconta l’étrange histoire suivante :

– À la tombée du jour, je faisais ma promenadeordinaire le long de la rive, lorsque, brusquement, sortit de labuée qui, déjà, enveloppait le fleuve, l’image toute proched’André.

– Il y a donc une heure à peine que cetteimage vous est apparue ? interrompit Fanny.

– Il devait être d’assez bonne heure, à peuprès… oui, à cinq heures moins le quart, peut-être…

– Continuez, mon enfant !… et Fannypensait : « Il ne peut donc s’agir du bancal qui étaitdéjà entre les mains du garde et de son fils, depuis plus d’uneheure », et, pensant ainsi, Fanny nécessairement pensaitjuste.

– Donc, je vis André, continuaitMme Saint-Firmin. Je ne fus pas autrement étonnée, bienqu’il ne fût pas dans ses habitudes de venir me voir si tôt, mais,l’ayant vainement attendu la nuit précédente, mon âme l’appelaitavec une telle ferveur et une telle impatience que j’avais bienpensé qu’il n’aurait pas le courage de me résister pluslongtemps.

« C’est ce que je lui dis, du reste,immédiatement :

« – André, je t’attendais, pourquoin’es-tu pas venu la nuit dernière ? Où étais-tu ?Pourquoi n’es-tu pas toujours avec moi ? Tu vois bien que cem’est un supplice de vivre sans toi ? Que fais-tu lorsque tues loin de moi ?

« Alors, l’image, car dans la buée, ilm’apparaissait telle une image transparente et si légère que jeredoutais à chaque instant de la voir se dissiper comme la vapeurqui nous entourait, alors l’image me dit :

« – Marthe, il faut veiller sur lesenfants !

« Et sa voix, en disant cela, était d’unetristesse infinie et me glaça le cœur et, de cette minute, jecommençai à appréhender qu’un malheur les menaçât.

« – Mon Dieu ! m’écriai-je, il neleur est rien arrivé ?

« André me répondit simplement :

« – Viens !… car un mort ne peut pastoujours être là !… On ne me laisse pas toujours faire ce queje veux !

« – Tu es donc bien malheureux,André ?

« Alors, il me répliqua :

 

« – C’est le mystère de la mort ! Onne peut rien dire !… Mais viens !…

« – Où veux-tu que j’aille ?

« Mais il ne me répondit pas. Seulement,je sentis une main de marbre qui se posait sur mon poignet !Jamais ! Jamais je n’eusse pensé qu’une main de mort fut silourde.

« Et la mienne était si légère dans cetteétreinte de pierre !

« J’aurais voulu résister que je n’auraispas pu. Il m’entraîna dans le petit bois de trembles et meconduisit jusqu’ici, à travers champs.

« Seulement, son image blanche, à côté demoi, était devenue, dans la nuit commençante, presque noire. Il neme disait plus un mot. Il poussa la petite porte du parc et noustraversâmes le parc toujours en silence.

« Chose extraordinaire, j’étaisintriguée, mais je n’étais pas épouvantée. Je le plaignaisseulement à cause de ce qu’il m’avait dit et je pensais enfrissonnant que le malheureux avait dû être tué en état de pêchémortel.

« Nous ne rencontrâmes personne dans leparc, personne sur le perron, personne dans le vestibule… Lechâteau était déjà à peu près plongé dans l’obscurité et bientôt jen’aperçus plus l’image, mais je sentais toujours la main.

« Les portes s’ouvraient devant nous,dans le noir… et se refermaient derrière nous. Je les entendaisdistinctement s’ouvrir et se refermer.

« Nous sommes arrivés ainsi dans cettechambre où il faisait encore un peu jour… oh ! à peine !mais suffisamment pour que l’on pût voir, dans le lit, le petitFrançois qui reposait… L’ombre était redevenue visible. Elle melâcha la main et je la vis se pencher au-dessus du lit. Alors, ellepoussa un long soupir et dit : « Veille surlui ! »

« Puis je ne la vis plus…

« Mais j’entendis la porte qui conduitdans l’appartement des enfants s’ouvrir et se refermer.

« Comme si je n’étais soutenue que par laprésence de l’esprit, je sentis, sitôt qu’il fut parti, mes forcesm’abandonner et je glissai sur le tapis…

« Je suis vraiment si faible… si faible…je crois bien alors que je n’existe plus qu’en sa présence… alorsil vaudrait mieux que je fusse morte tout à fait !… Enfin, jevous ai dit tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu, tout ce quej’ai entendu, pour que ce soit un avertissement pour vous !…André, en somme, vous avertit par ma bouche qu’un malheur menaceles enfants. Il veut que je veille sur eux, mais je n’en ai pas laforce et, moi non plus, je ne fais pas ce que jeveux !… Mon mari va rentrer tout à l’heure de l’étude etme chercher partout ! Il viendra ici. Il m’emportera !…Promettez-moi de bien veiller sur les enfants… c’est la commissiondu mort !…

Fanny n’avait pas attendu les dernièresparoles de Mme Saint-Firmin pour aller poser desquestions au petit François que l’on avait transporté dans lanursery. Mais l’enfant déclara qu’il ne s’était aperçu dirien ! qu’il avait été très étonné de se réveiller dans un litqui n’était pas le sien. Alors, Fanny interrogea les domestiques,visita l’appartement et se rendit compte que dans le cabinet detoilette un tuyau en caoutchouc alimentant une cheminée à gaz avaitsauté : quand elle revint, son opinion était faite.

Elle interrompit les propos incohérents quis’échangeaient entre le docteur, Jacques et Marthe.

– Mon enfant, dit-elle à Marthe, qui lui avaitabandonné des mains de fièvre… vous êtes très malade. Si votre marine vous fait pas soigner tout de suite, et loin d’ici…

– Oh ! madame, je ne demanderais pasmieux que de partir… je suis sûre qu’André me suivra partout oùj’irai…

– Vous voulez dire : sa pensée… Vousvivez tellement avec sa pensée que vous ne faites plus un pas sansvous imaginer qu’il vous accompagne… et vous nevous rendez pas plus compte de vos gestes que si c’était une autrequi les accomplissait… Vous ne vous souvenez même plus que vousvenez de sauver le petit François d’un grand malheur !…

– Moi, madame !

– Oui, vous !… Écoutez, je vais vousdire, moi, ce que vous avez fait… Écoutez-moi bien et rappelezvotre souvenir… Faites un effort sur vous-même… Voilà ce qui s’estpassé… Vous êtes venue ici pour les mêmes raisons que ces joursderniers, travaillée par l’idée de revoir les lieux habitésautrefois par André et poussée par le besoin de nous parler delui…

– Oh ! madame, etl’apparition ?…

– Laissez-moi donc tranquille avecl’apparition !… Toutes les personnes faibles comme vous ontdes apparitions !… Donc, vous êtes venue au château… Vous n’yavez trouvé personne : nous étions en effet, à l’autre bout duparc, chez le concierge. Vous avez gravi l’escalier, espérant metrouver dans ma chambre… des portes étaient sans doute ouvertes…Vous êtes entrée… vous m’avez appelée… vous avez dû entendre desgémissements qui venaient de la chambre de François.

« L’enfant, en effet, à demi asphyxiédans son sommeil, pouvait râler, n’est-ce pas, docteur ?… Vousavez ouvert la porte de la chambre de François… Vous avez étésuffoquée par l’odeur du gaz, mais vous vous êtes précipitée versla fenêtre, vous l’avez ouverte, vous ayez pris l’enfant dans vosbras, vous êtes revenue ici, vous l’avez déposé sur le lit et, aubout de votre effort, vous vous êtes évanouie !…

« François a donc failli être victimed’un accident par le gaz ! s’écria Marthe.

– Mais vous le savez mieux que personne,puisque c’est vous qui l’avez sauvé, reprit Fanny !…

– Comment pouvez-vous douter, maintenant, ceque n’est pas André lui-même qui vient me voir !continua la malheureuse au comble d’une exaltation qui la dressa,toute frémissante, au milieu de la chambre… et elle tourna surelle-même, cherchant le petit François que la Fräulein avaitemporté !…

« Oh ! veillez bien sur eux !Veillez bien sur eux !… C’est moi, maintenant ? qui ensuis responsable !… Ce n’est pas pour rien qu’André m’a amenéeici, avec sa main de marbre !… André savait !… André adit : « Il était temps ! » André avait déjàsauvé son enfant… Il était passé par là… les morts entendent lescris de leurs enfants !… François a dû l’appeler dans sonsommeil… et André est accouru !… C’est lui qui a ouvert lafenêtre. C’est lui qui a porté l’enfant dans le lit… c’est luiqui est venu me chercher et m’a conduite jusqu’ici en medisant : « Veille !… » Le croyez-vous,maintenant ? Le croyez-vous ?… Si ce n’est pas André, quiest venu me chercher, qui donc est venu ?… Qui ?… Mais jesais bien que c’est lui, moi !…

Et elle retomba sur son siège, cependant queles larmes coulaient doucement sur son pâle et triste visage.

« Bien sûr que c’est lui !… »se disait dans le même moment Mlle Hélier en quittanthâtivement son poste pour n’être point surprise et en retournantsans tarder à son guéridon d’acajou.

Il était temps, un domestique arrivait. Ilouvrit la porte et annonça à Mme de la Bossière que M.Saint-Firmin était en bas… et demandait à être reçu…

– Allons lui parler !… Venez docteur, ditFanny… Il faut décider cet homme à faire soigner cetteenfant !…

Et, entraînant le Dr Moutier qui restait toutà fait perplexe devant un cas aussi caractérisé de« suggestion par l’au-delà », elle lui disait :

– Il doit y avoir des maisons pour soigner cesmaladies-là…

Quant à Jacques, qui n’avait pas quittéMarthe, il était presque aussi pâle, aussi défait qu’elle…

Il la regardait sans prononcer un mot…

Et il commençait réellement à avoir une peuraffreuse de cette femme qui voyait si souvent sonfrère…

Soudain, elle se mit à parler tout haut, commeà elle-même… comme s’il n’avait pas été là…

– Moi, je sais bien que c’est toi, monAndré ! disait-elle. Quand tu dois venir, tu m’en avertis desi loin !… Je sens que tu es à l’autre bout du monde… à desmilliards de lieues peut-être, mais « la pensée »accourt ! la pensée qui te précède et qui vient frapper à monseuil… et qui me dit : « Ouvre ta porte… je t’annoncequ’il va venir !… » et je fais ce que me dit « lapensée » et je ne pourrais pas rester tranquillement chez moiquand la pensée a parlé, la pensée qui accourt devant toi, monAndré !… Je me lève, et je la suis, et je ne sens pas le froiddu monde, car mon cœur brûle et m’étouffe à l’idée que tu accoursde si loin, de si loin, pour me voir, pour me parler…

« Mon cœur se gonfle à remplir tout monêtre… et je sens qu’il vient jusqu’à ma gorge… oui, mon cœur montejusqu’à ma gorge… je crois que mon cœur va sortir de moi et roulerdevant toi, à tes pieds… quand tu apparais… quand je te voissoudain, avec tes yeux si tristes et ta blessure qui saigne, et teslèvres pâles qui soupirent.

« Comme je voudrais être morte poursoigner ta blessure… pour essuyer le sang qui coule toujours… pourl’arrêter avec mes lèvres, mon amour !… Tu souffres toujoursde cette blessure qu’il t’a faite, moi, je le sais ! je lesens… Je souffre de ta blessure… c’est comme si c’était moi qu’ilavait frappée !

Elle parlait encore quand Fanny rentra dans lachambre. Cette fois, ce n’était point Marthe qu’elle trouvaitévanouie, mais c’était Jacques qui avait roulé sur le tapis, sansconnaissance.

Elle renvoya Mme Saint-Firmin etdonna seule des soins à Jacques. Elle eût pu, cependant, se faireaider de deux princes de la science : le Dr Moutier, et leprofesseur Jaloux qui venait d’arriver.

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