L’Homme qui revient de loin

Chapitre 16LA PETITE MAISON DU BORD DE L’EAU

 

Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, M.et Mme de la Bossière s’en furent vers la petite maisondu bord de l’eau.

Fanny avait promis une visite à Marthe etJacques avait jugé charitable et peut-être utile d’accompagner safemme.

Certes, il se fût très bien passé desimaginations de la malade, mais du moment qu’elles visaientcatégoriquement le vieux Saint-Firmin, il n’eût guère été politiquede les négliger.

Depuis le matin il tombait une petite pluiefine qui avait fini par cacher tout à fait le soleil. L’automneavait pâli les feuillages des bouleaux qui, dévalant la forêt,venaient presque jusqu’à la lisière du fleuve faire une ceintured’argent à « la petite maison du bord del’eau » !

Le tout était assez mélancolique,particulièrement quand on arrivait par la berge, car il y avait là,au coin de la villa, devant le chemin de halage, tout un petitbocage de trembles de haute futaie.

Jacques dit qu’il n’aimait point le trembleparce que c’était un arbre triste, toujours grelottant au moindresouffle et balançant ses hautes feuilles rondes comme dans uneéternelle lamentation.

Fanny s’étonna que son mari eût de pareillespensées sur les arbres ; elle ne l’eût jamais cru aussipoétiquement impressionnable.

Elle garda cette réflexion pour elle,cependant. Elle découvrait son mari depuis vingt-quatre heures.Jusqu’alors, elle ne le connaissait pas.

Ils étaient venus à pied, malgré la bruine,ayant revêtu caoutchoucs et pèlerines dans le désir d’une promenadeà deux à travers champs. Depuis la veille, ils ne se quittaientpoint.

Il ne leur fallut pas plus de vingt minutespour arriver à la villa.

C’était une petite maison carrée à deuxétages, aux murs pâles et nus, aux fenêtres presque toujours closesde volets gris. Un toit d’ardoises. Pas de corniches, pas debalcons, pas d’ornements.

Un haut mur entourait un jardin quiprolongeait la propriété jusqu’au chemin de halage sur lequelpouvait ouvrir une petite porte que l’on voyait toujours fermée. Dece côté, les piliers vermoulus et le toit pointu d’un kiosquevétuste dépassaient le mur.

Jacques sonna à la porte de la maison. Unevieille servante vint leur ouvrir, et les reconnaissant, leurdit :

– Madame sera bienheureuse de voir Monsieur etMadame.

– Elle n’est point malade ? demandaFanny.

– On peut dire qu’elle est fatiguée, etcependant elle ne remue guère ! fit la servante, après lesavoir débarrassés de leurs caoutchoucs et en les introduisant dansun salon qui sentait le renfermé.

Ils s’assirent. Il y avait là du veloursd’Utrecht comme il devait y avoir du reps dans les chambres. Devantchaque fauteuil, un petit coussin rouge en forme de galetteattendait les pieds des dames en visite. Sur la cheminée, soustrois globes, une pendule de marbre noir et deux chandeliersd’argent. Sur la pendule, un motif en bronze représentant unguerrier romain. De petits ronds de dentelles sur les meubles. Dansune vitrine, une grande quantité d’objets d’ivoire et d’écaille etun œuf d’autruche.

– Ce qu’on doit s’amuser ici ! fitJacques entre ses dents.

– Surtout, répliqua Fanny, quand on a rêvé dedevenir châtelaine de la Roseraie !…

– C’est vrai, murmura Jacques… Il n’en fautpas davantage pour troubler la plus solide cervelle…

Ils se turent, car ils entendaient lefrôlement d’une robe dans le corridor et la porte s’ouvrit.

C’était Marthe. Elle était de plus en plusspectrale avec son peignoir blanc qui flottait autour de sesmembres grêles, et sa figure de cire et ses grands yeux noirs quibrillaient d’un feu de plus en plus inquiétant. Vivement, elle leurtendit ses deux mains :

– Oh ! que je suis contente !…contente de vous voir… Si vous n’étiez pas venus, je n’aurais paspu attendre à demain pour venir chez vous !… Je me seraisencore échappée, car vous êtes des amis, n’est-ce pas ?… Le DrMoutier me l’a dit… et puis, monsieur Jacques, il faut…chut !… attendez !…

Elle alla écouter près de la porte… puisrevint près d’eux, un doigt sur ses lèvres exsangues…

– Méfions-nous !… Méfions-nous de lavieille servante… Mais je pourrai maintenant toujours sortir quandje voudrai… car j’ai découvert ce matin que la clef du cellierouvrait la serrure de la petite porte du jardin… Comme cela, je neserai pas obligée de rester dans le kiosque la nuit, perdant montemps à lui tendre les bras, quand il vient… vouscomprenez, j’irai le rejoindre… et il pourra me serrer dans sesbras et peut-être m’emporter avec lui, chez les morts !… Jevoudrais tant être morte maintenant qu’il est mort… Oh !j’espère bien que je n’en ai plus pour longtemps… Je vous disaisdonc, monsieur Jacques, et certainement madame de la Bossière serade mon avis : « Il faut que vous vengiez votrefrère ! »

« L’assassin de votre frère ne peut pascontinuer ainsi à se promener parmi les hommes sans que vous vousen occupiez un peu. Songez que je déjeune, que je dîne tous lesjours avec lui, moi !… Je ne suis soutenue que par l’espoir,la certitude d’arriver à le confondre… C’est la prière quej’adresse à Dieu tous les soirs… et, la nuit, Dieu m’envoie Andrépour me donner les renseignements nécessaires… des renseignements,monsieur Jacques, qui feront que nous saurons tout… tout… et celabientôt… Déjà, cette nuit, il est revenu… chut !… j’entends lavieille servante qui rôde dans le corridor… Il faut se méfier de lavieille servante… elle est peut-être complice… tout est possible…Elle écoute aux portes !

Elle alla entrouvrir la porte et dit tout hautavec une affectation de civilité qu’elle croyaitnaturelle :

– La pluie a cessé !… Venez donc faire untour.

Sur le seuil du jardin, ils rencontrèrent lavieille servante qui avait une bonne figure. Cette Nathalie avaitservi la première femme de M. Saint-Firmin et n’avait jamaismartyrisé la seconde. Elle paraissait tout à fait insignifiante etsurtout préoccupée de sa lessive qu’elle achevait dans le cellier.Cependant, elle connaissait « son monde », car elledemanda si « ces messieurs et dames » voulaient qu’elleleur servît quelque chose.

– Rien ! Rien !… s’écria vivementMarthe… N’acceptez rien !… Les biscuits sont moisis !Ah ! vous ne direz pas, Nathalie, que les biscuits ne sont pasmoisis !…

Nathalie, derrière elle, haussa les épaulesavec douleur et pitié et se frappa le front en murmurant :

– La pauvre dame !… La pauvredame !

Et Marthe entraînait les autres dans lejardin.

– Sans compter, continua-t-elle, qu’ilspeuvent être empoisonnés… Est-ce qu’on sait jamais ?… Moi,j’en mange, je mange de tout ce qu’il m’offre dans l’espoir demourir, n’est-ce pas ?… Mais vous, ça n’est pas la mêmechose…

Ils la suivaient. Elle avait mis ses petitspieds dans de grosses galoches et ils s’en furent ainsi tous trois,par l’allée du milieu, bordée de buis, d’arbres fruitiers si vieuxque l’écorce blanche en tombait toute seule. Dieu ! que cejardin était triste !… La pluie avait cessé, mais de toutesces pauvres branches tordues et de ses dernières feuilles, lejardin pleurait goutte à goutte sa jeunesse à jamais enfuie et quepersonne n’avait songé à renouveler.

Marthe avait jeté un fichu sur ses épaules, ets’en enveloppait frileusement, en attendant que les deux visiteursl’eussent rejointe. M. et Mme de la Bossière comprirentbientôt où elle les conduisait.

Ils apercevaient à l’extrémité d’une doublerangée de tilleuls, sur la gauche, le fameux kiosque où Marthevenait passer une partie de ses nuits.

C’était une petite boîte rustique, toutemoussue, et dont le toit pointu avait d’épaisses garnitures delierre relevé en panache comme un chapeau démodé. Les marches parlesquelles on accédait à la plate-forme étaient moisies,s’effritaient de vieillesse et d’humidité. Une rampe de boisvermoulue qui fléchissait sous la main bordait l’escalier.

Marthe semblait impatiente.

Quand ils furent tous trois dans le kiosque,elle dit tout de suite :

– Nous serons bien là pour ce que j’ai à vousdire… on ne nous entendra pas et, de cet endroit, nous pourronsvoir tout ce qui se passe… Tenez, ajouta-t-elle brusquement, enétendant le bras, c’est là qu’il vient !…

Par-dessus le mur, on apercevait devant soi,dans le crépuscule humide qui jetait déjà son voile sur la pâlecoulée du fleuve, un chétif bouquet de saules au pied duquel étaitattachée une vieille nacelle. Sur ce coin désolé de la rive pesaitencore l’ombre proche et gémissante du petit bois de trembles.

– Oh ! que c’est triste, ici ! nepeut s’empêcher de dire Mme de la Bossière.

– Oui, mais si vous saviez comme c’est beau auclair de lune !… quand il vient flotter sur les eaux,comme Jésus… Il marche sur les eaux, je vous assure, et cela luiparaît si naturel… Il aborde au rivage…

– Mais ma petite, il doit venir sur ce vieuxbachot ! exprima Jacques, et le bruit des chaînes que vousentendez, c’est le bruit de la chaîne du bachot… quand il l’attacheau pied des saules.

– Mais laisse donc madame Saint-Firmin parler…Tu penses bien que si c’était aussi simple que ça, madameSaint-Firmin s’en serait déjà bien aperçue…

– Vous avez absolument raison, madame… je nesuis ni aveugle, ni sourde, ni folle, quoi qu’en dise mon mari…

Vers quelle heure vient-il ?demanda Fanny.

– Ordinairement, vers quatre heures du matin,madame… Mais je me tiens prête, à n’importe quelle heure, et je neme lasse pas de l’attendre, maintenant que je sais qu’il vient ouqu’il peut venir… parce qu’il ne peut venir évidemment toutes lesnuits. Qu’est-ce que je vous disais donc ? Après avoir abordéà cet endroit, généralement, parce que quelquefois il apparaît sansque l’on sache d’où il vient, simplement en se rendant visible toutd’un coup… Il vient en me tendant les bras en silence… en silence…On n’entend pas le bruit de ses pas… on n’entend que le petit bruitde chaînes… dont s’accompagnent toujours, paraît-il, les pas desfantômes qui sont les captifs de la mort…

– Ma pauvre enfant ! Ma pauvreenfant !… interrompit encore Jacques… Où avez-vous lu toutça ?… Où avez-vous rêvé tout ça ?…

– Mais laisse donc, je t’en prie,Jacques !… fit encore Fanny avec humeur.

– J’ai pu croire que je rêvais… Maismaintenant je suis sûre qu’il vient, qu’il m’attend, qu’il m’aimetoujours… assura Marthe, avec d’angéliques hochements de tête… Elleest bien à plaindre la pauvre chère âme avec sa blessure rouge à latempe !… C’est évidemment sur moi qu’elle compte pour lavenger… mais je suis si faible… si faible… que je n’y arriveraijamais si vous ne m’y aidez pas !…

Elle leur prit une main à tous les deux et laleur serra avec une force nerveuse dont ils l’eussent cruincapable.

– Dites-moi que vous m’aiderez, et je vousdirai ce qu’il m’a dit cette nuit…

– Vous savez bien que nous vous aimonsbeaucoup, ma petite Marthe, dit Fanny.

– Ce n’est pas cela que je veuxentendre !… Dites-moi : « Je vousaiderai ! »

– Eh bien ! nous vousaiderons !…

– C’est cela… merci !… Maintenant, jesuis plus tranquille. C’est un grand secret qu’il m’a confié là… etqui va peut-être pouvoir nous aider beaucoup… Il m’a dit sidouloureusement, si douloureusement… « Marthe !Marthe ! je voudrais reposer en terre sainte… va chercher moncadavre !… »

« Alors je lui ai demandé :« Dites-moi, André, où est votre cadavre ? »

« Et il m’a répondu : « Ehbien, mais !… Il a caché mon cadavre dans lamalle !… »

« Et, là-dessus, il a disparu comme de lafumée… Qu’est-ce que vous dites de ça ?… Nous savonsmaintenant où est son cadavre… il faudrait savoir où est la malle…ça sera peut-être très difficile… On a cherché parfois des cadavresdans des malles pendant des mois, des années… Rappelez-vousl’affaire dont nous a tant parlé le Dr Moutier, l’affaire Gouffé,je crois… Enfin, il faudra être bien prudent parce que Saint-Firmina dû prendre ses précautions !… Et maintenant, descen­dons,descendons vite ; revenons à la maison, car mon mari ne seraplus longtemps à rentrer… Je veux qu’il nous trouve bien sages tousles trois dans le salon, et nous parlerons de la pluie sans avoirl’air de rien !…

Mais, rentrée dans la petite maison du bord del’eau, Fanny, en quelques mots, prit congé et ils se sauvèrent. Onn’eût pu se servir d’un autre mot.

Jacques était incapable de parler.

Fanny avait à peine pu tirer une phrase depolitesse hors de sa gorge desséchée…

C’est elle qui, la première, eut reconquis unpeu de sang-froid.

– Il faut, dit-elle, savoir ce que tout celaveut dire… On a fini de rire avec cette petite…

– Elle ne m’a jamais fait rire ! exprimaJacques, dont la pâleur effraya Fanny.

– Remets-toi, lui dit-elle. Avant tout, il nefaut pas faire les enfants…

– C’est épouvantable ! murmura Jacques…quand elle a dit la chose… j’ai cru que j’allais m’abattre commeune masse… Cette petite a des visions !… je finirai par croireque Moutier n’a peut-être pas tout à fait tort de prétendre…

– Tais-toi ! Moutier se moque denous !… Tu ne vas pas devenir aussi fou que Marthe,hein ?… André n’est pour rien là-dedans !… Si André,réellement, lui apparaissait, si André pouvait quelquechose… il nous aurait déjà arraché sesenfants !… Or, il ne s’en occupe même pas !…

– C’est vrai ce que tu dis !…

– Sais-tu ce que je pense ?… Je pense,moi, qu’elle voit réellement quelqu’un… et pas une ombre, pas unfantôme, quelqu’un de bien vivant, qui a peut-être… quand je dispeut-être… qui a dû assister à… à l’affaire… en tout cas (et ellese penche à son oreille), qui t’aura vu dans la forêt, mettrele cadavre dans la malle !… Voilà ce que jepense… Quelqu’un qui ne veut pas se compromettre, qui neveut faire aucune dénonciation, mais qui connaît Marthe et soncaractère mystique… et qui a trouvé ce moyen de la mettre sur latrace. Voilà ce que je crois, et c’est beaucoup plus grave quetoutes vos histoires de fantômes…

– Oh ! fit Jacques, qui s’arrêta ets’appuya contre un arbre, car il ne pouvait plus marcher… si nousen sommes là !

– Il faut savoir si nous en sommes là… et dansce cas…

– Dans ce cas ?…

– Agir… et agir sans perdre une minute…

Fanny le prit sous le bras, l’entraînant,essayant de lui passer un peu de son courage. Mais chez Jacques lavolonté chancelait.

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