L’Homme qui revient de loin

Chapitre 7MARTHE TIENT À SES FANTÔMES

 

Le lendemain soir, après une journéeparticulièrement heureuse pour la nouvelle châtelaine de laRoseraie qui avait elle-même conduit, en mail-coach, ses invitésdans la forêt de Sénart et leur avait fait servir un déjeunerchampêtre, Fanny était en train de raconter à son mari, qui n’avaitpu quitter l’usine, les amusantes péripéties de cette joyeusepromenade quand la femme de chambre se présenta, effarée.

– Madame, fit-elle, c’est MmeSaint-Firmin, mais dans quel état !…

– Où est-elle ?

– Ah ! madame, elle est en bas… plusmorte que vive. Elle ne veut pas être vue de personne, je l’ai faitentrer dans le cabinet de monsieur…

Ils descendirent et trouvèrent la malheureusefemme affalée au fond d’un fauteuil… Elle était là comme un petittas noir et boueux au-dessus duquel on apercevait sa face blême auxgrands yeux qui semblaient toujours voir des chosesextraordinaires.

Elle grelottait. On n’eût pu dire si c’étaitde peur ou de froid. Elle bougea à peine quand Fanny fut prèsd’elle.

Mme de la Bossière lui prit lesmains. Elles étaient brûlantes.

– Mais vous avez la fièvre ; ma pauvreenfant… Qu’est-il encore arrivé ?… Et d’où venez-vous ?Comment êtes-vous dans cet état ?

Elle était littéralement couverte de boue etsa robe était déchirée. Elle avait la tête nue, les cheveux épars.Elle avait l’air d’une folle qui serait parvenue à s’enfuir de soncabanon et qui aurait longtemps couru à travers champs. Et il yavait un peu de cela dans son cas.

Elle fit comprendre par petites phraseshachées qu’elle s’était sauvée de chez elle, par-dessus le mur dujardin, et qu’elle avait couru, couru, couru, jusqu’à laRoseraie…

– Mais pourquoi ? maispourquoi ?…

– Pourquoi ?… Et elle parut retrouver ducoup toutes ses forces. Elle se souleva brusquement comme si elleavait reçu une décharge électrique…

– Parce que… parce que je l’airevu !…

– Vous avez revu qui ?… demanda Fanny quidevinait bien cependant, après la séance de la veille, de quiil s’agissait…

– J’ai revu André !… je vous dis que jel’ai revu…, répéta Marthe avec une énergie incroyable !…Ah ! cette fois, ne me dites pas que ce n’était paslui !… je l’ai vu comme je vous vois.

Fanny et Jacques se regardèrent…

– Ah ! ne me prenez pas pour unefolle !… C’est abominable !… Si vous aviez été là, vousl’auriez vu comme moi !…

Elle se laissa tomber, prise d’une grandefaiblesse…

– Il faut prévenir Moutier, dit Fanny, trèsennuyée de ce nouvel incident.

– Non !… Non ! pas le docteur,protesta Mme Saint-Firmin, plus tard ! plustard ! plus tard, le docteur !… J’ai des choses à vousdire… j’ai des choses à vous dire !… Si je ne le dis pas àvous, son frère, sa belle-sœur, à qui voulez-vous que je ledise ?… Seulement, je voudrais de l’eau, de l’eau bien froide…avec un morceau de sucre et un peu de fleur d’oranger, vouspermettez ?…

Et elle claquait des dents. Elle faisaitpitié… Jacques avait sonné, donnait des ordres sur le seuil à lafemme de chambre. Fanny s’efforçait de calmer l’extraordinairevisiteuse.

– Ma pauvre enfant, vous savez ce que vous adit le docteur, hier ! Vous êtes dans un état d’exaltation quivous fait voir des choses impossibles…

– Non !… Non !… rien n’estimpossible !… Maintenant j’en suis sûre, absolument sûre,absolument sûre !… André est mort ! Il mel’a dit !… Attendez !… Attendez !… Je meméfiais, après tout ce que m’avait dit hier le docteur… que c’étaitmoi qui, inconsciemment, faisait marcher la table, que c’était moiqui me créais l’image du fantôme d’André, etc., oh ! je meméfiais de moi-même… de mes yeux, de mon intelligence, de monpauvre cerveau, de ma pauvre tête qui est, en effet, bienmalade.

Elle se passa la main sur le front et sembla,un instant, rassembler ses souvenirs.

– D’abord, je vous avouerai que, depuis ledépart d’André, j’avais cru le voir plusieurs fois… je n’en avaisparlé à personne… car je me raisonnais et j’étais d’avis quec’était là une obsession de ma pensée… de ma pensée que je nepouvais détourner de la sienne…

« Il faut bien aussi que vous sachiezque, de son vivant, entre André et moi, il y avait une communautéd’idées absolues… Nous étions amis souverainement… liés d’âme, carnous nous aimions comme… comme de futurs époux…

– Comment ! comme de futurs époux !s’exclama Fanny.

– Oui ! oui ! comme de futurs époux…Ah ! je vous dis tout ! continua Marthe d’une voixpassionnée, parce que je sais que si je ne me décharge pas un peude ce secret qui m’étouffe, il arrivera encore des malheurs !…Mon mari est vieux ; André et moi, nous étions jeunes… nousnous étions promis d’être l’un à l’autre… après la mort de monmari. Et, sans doute, cela était un crime !… un crimeimpardonnable d’enterrer déjà ce vivant… et voilà que c’est l’autrequi est mort !… Mon André ! Mon André ! Oh ! ilest bien mort !… Il me l’a tué !…

Elle regarda avec égarement autour d’elle, etpuis :

– Toutes les portes sont bien fermées ?Nous sommes seuls ? Écoutez : J’aurais eu certainementdes nouvelles d’André s’il n’était pas mort… et comme je n’en avaispas, je ne pensais qu’à sa mort… et à aller le rejoindre… mais pourcela, il fallait être sûre qu’il fût bien mort… et de cela j’auraisvoulu avoir la certitude… l’absolue certitude… et, un soir que jepensais à lui avec une ardeur maladive, suppliant son ombre dem’appeler près d’elle si elle avait vraiment quitté son corps… etoù j’étais hantée par l’idée du suicide… il y a environ deux ans decela… je me trouvais, tenez, dans le petit kiosque qui domine lebord de l’eau, alors j’ai vu ou j’ai cru voir une ombre éclairéepar la lune et qui ressemblait étrangement à André… Cette ombrelégère, inconsistante, flottait entre les saules de la rive, surles eaux ; je m’évanouis.

« Le lendemain, je me réveillai dans monlit. J’étais soignée par une sœur qu’était allé chercher mon mari.Cette sœur venait du couvent où j’avais été élevée et s’étaittoujours montrée si bonne avec moi que je lui confiai l’histoire del’apparition. Elle me raisonna, me confessa, et, comme j’étaisnaturellement pieuse, n’eut pas de peine à me faire renoncer àl’idée du suicide. Seulement, je retournai souvent le soir dans lekiosque.

« Loin de me faire peur, l’image d’Andréflottant sur les eaux m’attirait. J’aurais voulu là revoir. Je ledésirais de toute mon âme.

« Elle ne revint pas et j’en conclus quej’avais bien réellement été victime d’une hallucination… Or,écoutez bien !… écoutez bien !… Je ne suis pas folle…l’avant-dernière nuit… l’ombre est venue et elle m’aparlé !…

– Eh ! ma petite ! le docteur nous amis au courant de cette apparition-là !… On a deshallucinations de l’oreille comme des yeux !…

– Et vous savez ce qu’elle m’a dit, l’ombreavant-hier ?…

– Oui, elle vous a dit : « J’ai étéassassiné ! » accorda Fanny pitoyable… le docteur nous araconté tout cela !…

– Oui, mais André ne m’avait pas dit où ilavait été assassiné ; eh bien, il est revenu aujourd’hui pourme le dire !… Voilà… voilà pourquoi je viensvous trouver…, ajouta Marthe d’une voix rauque.

– Reprenez un peu de fleur d’oranger, monenfant, dit Fanny qui, cette fois, crut Marthe réellement folle… etpuis, je vous en supplie, ne vous énervez pas comme ça !…Voyons, le docteur nous avait pourtant dit que vous lui aviezpromis d’être raisonnable… Malgré cela, je suis sûre que, depuishier soir, vous n’avez fait que penser à cette sotteapparition…

– Oh ! madame, ne parlez pasainsi !…

– Est-ce vrai ce que je dis ! Est-ce quevous avez dormi, la nuit dernière ?…

– Non, madame !… je ne dorsplus !…

– Et vous rêvez tout éveillée, voilàl’histoire !… n’est-ce pas, my darling ?…

– C’est mon idée ! répondit la voix gravede Jacques…

Et il se leva pour aller déposer sur la tablele verre de Marthe.

– Mais cette fois, madame, cette fois, il neflottait plus sur les eaux… il marchait comme vous et moi, et étaitvenu tout près de moi… j’aurais presque pu le toucher… Il a tendules bras vers moi… oh ! c’était affreux !… Il avait àla tempe une plaie saignante !… Oui, une plaie qui saignaitencore !… Pensez donc… depuis cinqans !…

– Où allez-vous donc, darling ?demanda Fanny à Jacques.

– Un verre d’eau, je vais prendre un verred’eau, vous n’avez pas soif, vous ?

– Vous paraissez ému, darling, c’estvrai, votre frère, vous l’aimiez tant !… Et elle se retournadu côté de Marthe.

– Alors, vous disiez que sa blessure saignaitencore depuis cinq ans !… Vous voyez bien que vous rêveztoujours ma chère petite !…

Mais Marthe ne se démonta pas.

– Je vais vous dire tout, en détail. Mon marise couche de bonne heure. Après le dîner, qui ne dure guère, ilessaie de me raconter généralement des histoires de l’étude. Cesoir, je ne lui ai pas répondu. Il m’a souhaité bonne nuit et aregagné sa chambre.

« Je réfléchissais, je me disais :« Tu as encore eu une hallucination ainsi qu’il y a deux ans…Maintenant que tu es raisonnable et tranquille, et lucide, et quele docteur t’a avertie, retourne au kiosque et tu te rendras biencompte qu’il n’y a pas d’ombre du tout et que tu asrêvé. »

« Là-dessus, j’ai jeté une écharpe surmes épaules et j’ai traversé le jardin.

« J’entendais la bonne qui remuait savaisselle dans la cuisine et, dans le jardin, j’ai aperçu lasilhouette de mon mari qui passait et repassait devant la fenêtrede sa chambre. Tout cela était bien naturel, et moi-même, je mesentais très naturelle.

« Tout de même, quand j’ai eu atteintl’escalier du kiosque, je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Je medisais : « S’il est encore là ce soir, c’est que c’estbien lui !… »

« Madame, tout d’abord je n’ai rien vu…j’ai fait le tour de la table de bois, je suis allée m’appuyer à larampe et j’ai regardé le fleuve, l’endroit où je l’avais vu marchersur les eaux, entre les branches des saules, au-dessus desnénuphars, et puis, la rive… Il y avait un silence énorme. J’aientendu sonner l’heure à une chapelle. Je suis bien restée là unedemi-heure, et, tout bas, j’appelais : « André !…André !… » pour voir s’il allait venir… Mais j’étais bienpersuadée qu’il ne viendrait pas, parce que je m’efforçais depenser à ce que m’avait dit le docteur… Ne voyant rien sur laterre, je levai les yeux au ciel.

« Il y avait de gros nuages noirs quiglissaient sur la lune. J’allais partir quand m’étant redressée, unbruit de chaînes se fit entendre… et mon regard retourna à la rive.C’est alors, madame, que je le vis.

« Ah ! il était là ! il sedétacha des saules, glissa sur l’herbe, vint presque au pied dumur… Il levait les bras et me disait :« Marthe ! Marthe !… Il m’aassassiné ! » Ah ! le pauvre, comme ilétait pâle, et il me montrait sa plaie saignante à latempe… Il ajouta encore, avant de disparaître, en traînantsa chaîne : « Il m’a assassiné enautomobile ! »

À ce moment, il y eut, derrière Fanny, lefracas déplaisant de la vaisselle qui se brise. Mme dela Bossière se retourna vivement. C’était son mari qui venait delaisser tomber un verre et une assiette.

– Faites donc attention, darling,vous dépareillez notre beau service de Bohême… »

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