L’Homme qui revient de loin

Chapitre 8OH ! SI LAZARE AVAIT VOULU NOUS DIRE…

 

M. Saint-Firmin, qui était à la recherche desa femme, depuis une heure, et qui avait parcouru toute la campagneenvironnante, dans son vieux tilbury attelé d’un cheval poussif,eut enfin l’idée de venir sonner à la grille de la Roseraie. On neput lui cacher que la fugitive s’y trouvait et il la ramena, aprèsl’avoir consciencieusement traitée de « toquée » et avoirprésenté ses excuses à Mme de la Bossière.

Celle-ci, pour décider Marthe à suivre sonmari, lui avait promis qu’elle irait la voir le lendemain. La jeunefemme pouvait compter sur son aide morale dans l’étrange crisequ’elle traversait.

– Vous devriez faire voyager cette enfant,avait conseillé Fanny au notaire ; dans son état, le séjourmélancolique de la villa du bord de l’eau ne lui vautrien !

– Eh bien ! et les affaires ? avaitrépliqué le Saint-Firmin.

– Elle est tout de même assez grande pourvoyager sans vous !

– Elle m’aime trop !

Et le vieux diable avait claqué du fouet sonbidet, en faisant entendre son vilain rire. Quant à Jacques, ilétait couché depuis près d’une heure. Sans doute n’avait-il pas eula patience d’entendre plus longtemps le récit des hallucinationsde cette pauvre Marthe.

Il n’avait même point demandé à sa femme cequ’elle comptait faire de sa visiteuse nocturne, ni si elle allaitlui offrir l’hospitalité. Après avoir ramassé lui-même les morceauxdu service qu’il avait si maladroitement brisé, il s’était esquivéà l’anglaise.

La chambre de Jacques n’était séparée de cellede Fanny que par le boudoir privé. Fanny, avant de sonner sa femmede chambre, frappa à la porte de son mari. Elle sentait un besoinimpérieux de lui parler. Elle voulait lui communiquer surtout lesdernières confidences de Marthe qu’elle estimait d’importance… Maiselle avait beau frapper on ne lui répondait pas. Elle trouvabizarre que Jacques se fût si vite endormi et qu’il n’eût pas eu lacuriosité de l’attendre, après la singulière démarche et les contesfantastiques de la petite Saint-Firmin.

Elle tourna tout doucement la clenche etouvrit la porte.

– Vous dormez ? demanda-t-elle à voixbasse.

Seul, le bruit d’une respiration régulière luirépondit au fond de l’obscurité.

Alors, après avoir réfléchi un instant, ellereferma la porte aussi doucement qu’elle l’avait ouverte et pénétradans son cabinet de toilette, sonna Katherine, se laissadéshabiller sans dire un mot, procéda à sa toilette de nuit, etessaya de dormir, mais elle y parvint assez difficilement.

Jacques se leva de grand matin. Quand le tempsétait beau, il aimait à se rendre à pied à l’usine, qui se trouvaità deux kilomètres du château. Aussi renvoya-t-il le groom avec lacharrette anglaise, car la journée s’annonçait magnifique. Leschignons roux des petites futaies se démêlaient déjà aux rais d’ordu soleil. Toute la campagne se réveillait, fort guillerette,faisant sa toilette matinale, se débarrassant hâtivement desderniers voiles de la nuit.

Aussi loin que le regard de Jacquess’étendait, en bas vers la Seine, et sur sa gauche jusqu’à lalisière de la forêt de Sénart, toutes ces terres appartenaient auchâteau. Comme disait sa femme : « C’était là une royalepropriété ! »

– Vous admirez vos terres ! dittout à coup, derrière lui, une voix qui le fit sursauter. C’étaitle Dr Moutier. Jacques lui tendit la main et sourit :

– Si, à son retour, André veut me les vendre,je ne demanderai pas mieux que de les acheter !… Mais vousêtes bien matinal, mon cher hôte !…

– Ah ! moi, à la campagne, vous savez, jesuis pour le footing… j’ai besoin de maigrir…

– Vous avez raison, docteur, acquiesçaJacques. Vous êtes trop gros pour un médecin spiritualiste…

– Mon ami, je l’avoue… j’attache trop de prixà certaines satisfactions charnelles. Tenez, encore tout à l’heure,votre cuisinière sur mon indication, du reste, m’a fait monter dansma chambre, pour mon premier déjeuner deux œufs sur le plat à lacrème… c’était un rêve !…

Jacques s’arrêta une seconde à contemplercette excellente face réjouie, aux lèvres sensuelles, puis allantquérir la sincérité du regard sous les bésicles d’or :

– Entre nous, docteur, lui dit-il, avouez doncqu’un bon vivant comme vous ne doit pas croire un mot de tout cequ’il nous a raconté l’autre soir…

Mais le « papa Moutier », comme onl’appelait dans les salles de rédaction des revues scientifiques oùil s’était fait une réputation assez originale en étendanthardiment le domaine du magnétisme animal de Charcot et en osantassocier le spiritualisme le plus transcendental[1] et même le plus orthodoxe au spiritismeexpérimental de Crookes, le papa Moutier sursauta :

– Ah ! ne dites pas ça ! ne ditespas ça !… Vous pourriez me causer le plus grand tort !…Certains me croient malade et vous voyez si j’en ai l’air !…Il ne manquerait plus que l’on me prît pour un farceur !… etsurtout à la veille de faire paraître un périodique qui varévolutionner tous les cercles s’occupant plus ou moins de lascience magnétique et de toutes les formes de la suggestion…

– Ah ! bah ! vous ne nous aviez pasdit ça !…

– C’est encore un secret… un secretscientifique et mondain, si j’ose dire, et qui ne m’appartient pas,à moi seul !… Mais à un ami comme vous, je peux tout avouer…d’autant plus que je vous dois bien ça, puisque vous m’offrez unehospitalité qui me permet de travailler en paix à notre premierfascicule…

– Et cela va s’appeler ?

– La Médecine astrale ! Etsavez-vous avec qui je travaille ? Avec le grandJaloux !…

– Le grand Jaloux de l’Académie dessciences ?

– Et des conférences de l’École des sciencespolitiques et sociales ! Parfaitement !…

– Mais alors, mon cher, c’est lafortune !…

– Je l’espère !…

Le grand, le beau Jaloux !… lesconférences de Jaloux ! Depuis Caro et les Carolines à laSorbonne on n’avait pas encore assisté à un pareil succès !…Depuis deux ans qu’à l’École des sciences politiques et sociales,le beau Jaloux (un peu trop grand pour être tout à fait beau, maissi chic, si distingué, ma chère !) avait inauguré sesconférences philosophi­ques et expérimentales sur la médecine del’âme, c’était tous les mardis, dans la salle austère, unassaut d’élégances, une bousculade de petites femmes affolées, delarbins se battant pour conserver ou garder la place de leurmaîtresse… On appelait ces élèves enthousiastes lesJalouses…Quelle extase dès que le maître apparaissait !et comme elles étaient prêtes pour toutes les expériences de lamédecine de l’âme !…

– Ce Jaloux n’est pas un imbécile ! fitJacques en souriant.

– Mon cher, ne souriez pas… c’est agaçant…Jaloux est un précurseur !… Il voit si loin que l’on n’ose lesuivre… dans les milieux officiels, mais les autres nous sontacquis…

– Vous avez au moins leur curiosité…

– Quand on a promis, comme Jaloux,d’arracher son secret à la mort ! c’est bien le moinsqu’on regarde agir un homme de la valeur de Jaloux ! Vous leconnaissez, Jaloux ?

– Pour l’avoir vu un jour de séance solennelleà l’Académie.

– Eh bien, je vous le présenterai dansquelques jours. Oui, il doit venir jusqu’ici lire avec moi lesdernières épreuves de notre premier numéro, une chose qui va fairepousser des cris… nous allons établir pour la première fois lathéorie probable de la suggestion des morts !… D’où notretitre de Médecine astrale… Vous verrez !… Nousfinirons bien par vous convertir à nos théories !…

– J’en doute !… Du reste, j’aimeassez : Théorie probable !

– Eh ! mon cher, nous sommes des hommesde science et par conséquent prudents !… Tous les observateurssérieux, qui ont voulu savoir ce qu’il y a de vrai dans lespiritisme, se sont soumis à toutes les conditions indispensablespour la réussite de l’expérience. Et ce n’étaient pas des sots.

« C’est lentement, méthodiquement, qu’ilsse sont familiarisés avec toutes les phases du phénomène… M. Barkass’est tenu dans l’expectative pendant dix ans, M. Crookes pendantsix ans, M. Oxon pendant huit ans. C’est après l’étude attentive detous les faits et aussi après s’être familiarisés avec toutes lesétrangetés apparentes des manifestations, qu’ils recherchèrent lescauses capables de les produire. Quand ils eurent réuni une grandequantité d’observations prises dans différents milieux, ils enfirent la synthèse et conclurent enfin à l’existence et àl’intervention des esprits !

– Vous parlez avec une conviction ! Maisdites donc, fit Jacques, comme s’il se rappelait tout à coup unechose assez intéressante… dites donc !… vous savez queMme Saint-Firmin a revu son fantôme !

– Encore !…

– Oui. Elle est accourue hier soir pour nousfaire part de cette importante nouvelle… Docteur, je ne vous cachepas que cette petite folle commence à m’ennuyer.

– Bah ! qu’est-ce que cela vousfait ?

– Comment, qu’est-ce que cela me fait ?Mais elle finira par nous faire croire qu’André a été assassinéalors que je n’ai pas renoncé à voir revenir mon frère,moi !…

– C’est un sentiment tout naturel, mais aussi,je le crains bien, une vaine espérance… Tout de même, si cettejeune femme, avec le secours de ses apparitions, allait vous mettresur les traces d’un crime et vous faire arrêter l’assassin,hein ! vous y croiriez après cela, aux fantômes !…

Jacques ne répondit pas, il fit quelques pas,haussa les épaules et laissa tomber ces mots :

– Vous ne savez pas ce qu’elle nous a dithier ? Elle nous dit que mon frère avait été tué enautomobile !…

– Ah ! ah ! c’est un renseignementprécis !… s’exclama le docteur, en rabaissant brusquement seslunettes sur son nez et en regardant Jacques avec son meilleursourire.

– Mon Dieu ! je trouve que cette petiteraconte tout simplement tout ce qui lui passe par la tête…

– C’est peut-être exact, et je le crois commevous. Après l’avoir examinée, étudiée… mais enfin on ne sauraitrien affirmer… d’une façon absolue !… Quand Jaloux viendra, jelui soumettrai le cas…

– Vous n’allez cependant pas me dire queJaloux croit sérieusement à l’intervention des morts !…

– À l’intervention possible des morts… Il secontente de cela pour l’instant…

– Mon cher, laissez-moi tranquille, quand onest mort, c’est pour longtemps… et nous ne saurons jamais ce qui sepasse dans ce pays-là !… personne n’en est revenu.

– Vous oubliez Lazare qui en estrevenu vivant !…

– Oui, Lazare ! Eh bien, Lazare !Pourquoi ne nous a-t-il pas dit ce qui se passe parlà-bas !…

– Ah ! si Lazare avait voulu nousdire…

– Il n’a rien dit parce qu’il ne savait rien.Parce que au fond de son ossuaire il n’était pas mort. C’est biensimple ! fit Jacques à la stupéfaction du docteur… et ilcontinua en se gaussant : ce n’est pas le premier léthargiqueque l’on voit surgir du cercueil !…

– Païen !… païen !… païen !… etpauvre ignorant que vous êtes ! s’écria Moutier hors de lui,levant des poings hostiles au bout de ses courts petits brasvengeurs. Mais sachez donc, monsieur,que scientifiquement,on peut mourir et renaître !… Oui, monsieur, oui,scientifiquement, un homme est mort ! Eh bien si vous vousy prenez à temps, vous pouvez le faire revivre !… Oui,monsieur, c’est comme je vous le dit, monsieur !…

Le « père Moutier » était réellementfurieux. On eût dit qu’il allait battre son hôte… Il avait desmoments comme cela où, dès que l’on touchait à ses théories, il neconnaissait plus d’amis.

Alors, Jacques lui rit au nez. Le père Moutierlui tourna le dos, carrément, et s’enfuit à travers la campagne,sans doute, pour « éviter de faire unmalheur » !

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