L’Homme qui revient de loin

Chapitre 2UN DÉPART PRÉCIPITÉ

 

Tout en se mettant du rouge, Fanny revécut lefameux soir où, après dîner, dans la salle à manger de leur petitappartement de Héron, après une triste discussion où les deux épouxs’étaient dit quelques vérités assez amères, André était entré toutà coup, secouant leur lamentable accablement.

Il était effroyablement pâle.

Ah ! elle se rappelait tous les détails,toutes les paroles échangées, tout.

André était, comme Jacques, de haute stature,et généralement donnait une impression de force. Or, ce soir-là, iltremblait et il avait un pauvre visage désespéré qui faisaitpitié.

En le voyant dans cet état, ils s’étaientlevés tous deux, effrayés :

– Qu’y a-t-il ?

– Il y a… Il y a…

Mais il ne put tout d’abord en dire plus long,et il s’était affalé sur un siège, arrachant son faux col,respirant longuement.

Et comme Jacques s’inquiétait, il avait finipar le rassurer d’un geste. Non, il n’était pas malade…

– Mais d’où reviens-tu ? Que t’est-ilarrivé ?…

– Il ne m’est rien arrivé ! rien !rien !… Seulement voilà, je suis obligé de partir !

– Partir ?… Pas pourlongtemps ?…

– Est-ce qu’on sait ?… envoyage !…

– Tu vas voyager… et où ?…

– Il faut que j’aille en Amérique… pour lesaffaires… pour les affaires…

– Mais il n’y a rien là que de trèsnaturel !… pourquoi t’émeus-tu à ce point ?

– C’est l’idée de quitter la Roseraie et lespetits… tu comprends !… l’idée de quitter Germaine etFrançois…

– Veux-tu que je parte à ta place ?… sic’est possible !… avait demandé Jacques.

– Non, non ! ça n’est pas possible, avaitrépondu André avec un soupir… ça n’est pas possible… c’est moiqui dois m’en aller !…

– Eh bien ! pourquoi n’emmènes-tu pas lesenfants avec toi ?

– J’y ai bien pensé… mais en ce moment, je nepeux pas… je ne peux pas !… Non !… plus tard !… plustard, je t’écrirai de me les amener… dans quelques mois…

– Dans quelques mois ?…

– Ne me demande plus rien !… plusrien !… mais en attendant, soigne-les bien, n’est-cepas ?… aime-les bien ! Et il avait ouvert lesbras, et les deux frères s’étaient donné une longue accolade… Je nepuis rien vous dire d’autre, avait-il ajouté après unsilence ; sinon que je pars cette nuit, que je vais à Parisprendre le train de Bordeaux du matin, et que, dès maintenant, jete mets, toi, Jacques, à la tête de mes affaires. Ce sera toi, lepatron ici. Vous habiterez la Roseraie, vous me remplacerez entout !… Voici des papiers qui donnent à Jacques pleinspouvoirs et qui fixeront sa part dans les bénéfices. Tout est enrègle. Je sors de chez le notaire !…

– Tu reviens de Juvisy ?…

– Oui !…

Ceci avait été dit d’un ton très sec commepour couper court à tout commentaire, à toute explication. Fanny etJacques avaient échangé un rapide coup d’œil et n’avaient plussoufflé mot.

– Examine ces papiers, avait dit encore lefrère, moi, je retourne au château. À quatre heures du matin, jeserai ici. Nous signerons notre accord, et je prendrai l’auto icipour me rendre à Paris. Préviens le chauffeur.

Là-dessus, il avait poussé un profond soupiret, s’étant levé, avait gagné la porte. Celle-ci n’avait pas étéplus tôt refermée que Fanny se jetait au cou de son mari, incapablede retenir plus longtemps la joie, l’allégresse, le délire qui latransportaient. Au fond, elle détestait André qui ne leur avaitpoint fait, près de lui, la place qu’ils méritaient,pensait-elle.

Quelle aubaine que ce départ et quellehistoire : « Ah ! petit tchéri ! petittchéri ! »

Elle avait repris tout de suite son accentbritannique qu’elle négligeait depuis quelque temps, le trouvantdéplacé dans l’humble condition qu’ils occupaient.

Jacques avait eu de la peine à calmer cetteexaltation : « Attends au moins qu’il soitparti ! » mais quand ils eurent aperçu, à travers lesvitres de la salle à manger, André remontant dans sa charretteanglaise, ils s’étaient précipités sur les papiers, les avaientlus, dévorés… Un tiers sur les bénéfices !… un tiers !…C’était la fortune !… Et tout était en règle… tout avait étéadmirablement préparé, rédigé, on avait pensé à tout. Il n’y avaitplus qu’à signer… et Jacques avait signé d’un paraphe triomphant,tandis que Fanny riait nerveusement derrière lui…

– Et vous pensez, petit tchéri, avait-elledit, qu’un arrangement pareil, ça n’est pas pour deuxjours !…

– Il a dit : des mois…

– Ne pensez-vous pas, petit tchéri, que ceci al’air d’un testament ?…

– Un peu, avait répliqué Jacques.

– Que peut-il donc lui être arrivé ?…

– Ce qui lui est arrivé est tout récent, carje l’ai encore vu à six heures à l’usine, et il ne m’a parlé derien, et il ne paraissait point craindre ou espérer quoi que ce fûtde nouveau ; c’est inimaginable… et cependant, il a fallu quece fût vite fait pour qu’il ait eu le temps de courir chez sonnotaire à Juvisy et de tout régler avec le vieux Saint-Firmin…

– Une histoire de femme ? avait émisFanny.

Jacques avait secoué la tête. Il ne le pensaitpas. Quelle femme ?… André était un père de famille modèle etqui était resté fidèle au souvenir de la maman de Germaine et deFrançois pour laquelle il avait eu un véritable culte.

Certes, parmi les hôtes de la Roseraie, il yavait souvent des femmes très élégantes et aussi très coquettes,mais André ne semblait point en avoir distingué quelqu’une et semontrait aimable avec toutes, indifféremment.

Dans les derniers temps, on avait un peu jaséparce qu’il avait appris à la jeune femme du vieux Saint-Firmin, lenotaire de Juvisy, à se servir d’un club, mais la parfaitecorrection de son attitude en toutes circonstances avait éloignéles soupçons.

Du reste, le Saint-Firmin s’était mis à jouerau golf, lui aussi, et on avait fini par rire du jaloux, sanscroire à la réalité d’une aventure qui aurait été, du reste, assezpeu reluisante, pour un Munda de la Bossière.

Et puis, l’ex-pupille du vieux Saint-Firmin,devenue son épouse au sortir du couvent, avait conservé toutes lesgrâces naïves de la jeune fille et semblait ignorer encore toutesles coquetteries de la femme.

Quoi qu’il en fût, depuis le départ d’André,le couple n’était plus jamais revenu à la Roseraie, bien qu’il yfût souvent invité, et cela, plus d’une fois, avait donné àréfléchir à Jacques et à Fanny.

Pour en revenir au fameux soir, André s’étaitprésenté à l’heure dite, Jacques et Fanny l’attendaient. Ils nes’étaient point couchés. Il leur parut qu’André avait recouvré unpeu ses esprits. Il n’avait plus cette pâleur qui les avaiteffrayés. Il était moins agité, il paraissait déjà avoir pris sonparti du mystérieux événement qui le chassait de la Roseraie. Ils’était montré presque tendre avec Fanny, lui recommandant, unedernière fois, les enfants, lui faisant promettre qu’elle seconsidérait comme leur maman, pendant tout le temps de laséparation dont il ne pouvait prévoir le terme. Il l’avait engagéeà s’installer au château dès le lendemain et à s’y considérerabsolument comme chez elle.

Au moment de partir, il avait accepté laproposition de Jacques qui lui offrait de l’accompagner au moinsjusqu’à Paris.

– Tu as raison ! Viens !… Nous avonsencore à parler de l’usine… et puis j’ai quelques dernièresrecommandations à te faire. Pour être plus tranquilles, laissons lechauffeur.

Et ils étaient partis tous deux dans l’auto.Fanny la voyait encore s’éloigner dans la nuit, avec son feuarrière et la grosse masse sombre de la bâche, jetée sur lamalle d’André pour la préserver de la pluie fine qui tombait…Ensuite la jeune femme s’était allongée sur un canapé et avaitessayé de fermer les yeux ; mais elle était trop énervée pourgoûter quelque repos. Une étrange agitation la secouait, la jetaittout à coup sur ses pieds, la faisant courir près de son fils quidormait d’un sommeil paisible.

Elle eût voulu qu’il se réveillât. Elle eûtvoulu ne pas être seule. Elle eût voulu ne pas penser,elle avait peur.

Et elle ne savait pas de quoi !…

Les heures lui avaient paru interminables. Quefaisait donc Jacques ?… Pourquoi n’était-il pas déjàrevenu ?… Elle calculait. Il aurait pu être de retour depuisune demi-heure, au moins !…

Le front à la vitre, l’oreille tendue, leregard aigu, elle avait assisté, frissonnante, au lever de la pâleaurore d’un jour humide d’automne tout emmitouflé des buéesmatinales.

Et, soudain, elle avait tressailli, car elleavait vu sortir de cette vapeur l’étrange figure, bien connue dansla contrée pour jeter le mauvais sort, du sourd-muet Prosper, unpauvre homme qui vivait en reclus dans la forêt, au fond d’un troude grotte dont il avait fait sa demeure. Bancal, il se traînait surdes béquilles, faisant des kilomètres pour rencontrer quelqu’un quine s’enfuît pas à sa vue comme devant la peste et voulût bien luiabandonner quelque aumône. Il se risquait quelquefois jusqu’àHéron, jusqu’à la Roseraie, où la charité d’André et de Jacques luipermettait d’aller mendier aux cuisines.

Bien qu’elle ne fût nullement superstitieuse,Fanny, ce matin-là, était dans un état d’esprit tel qu’il luisembla que du bout de sa béquille qu’il agitait comme un possédé,Prosper lui envoyait du malheur.

Et l’angoisse de la jeune femme n’auraitcertainement fait que grandir si l’auto n’était enfin revenue,conduite par Jacques qui apercevait tout de suite Fanny derrière savitre, et lui envoyait des baisers.

Il rentra l’auto lui-même dans le garageau-dessus duquel se trouvait justement leur appartement.

Il avait sauté de la voiture, ouvert lesportes du garage avec une ardeur juvénile, une sûreté demouvements, une joie de vivre parfaite et, là-haut, Fanny s’étaitmise à rire ; à rire, à rire… comme tout à l’heure, elle avaittremblé de peur, sans savoir pourquoi… Peut-être tout simplementparce qu’elle avait remarqué qu’il y avait toujours sous la bâche,derrière l’auto, une grosse masse sombre et qu’elle avaitpu craindre que ce fût toujours là la malle d’André et qu’André nefût pas parti… imagination qui, évidemment, était bien faite pourlui secouer les nerfs…

« Suis-je bête ! se disait-elle.Suis-je bête… Jacques aura rapporté quelque chose deParis ?… »

Cinq minutes plus tard, Jacques était dans sesbras.

– Alors, ça y est !… Il est parti ?…Pour longtemps, dis ?… Raconte, petit chéri,raconte !…

Mais Jacques n’avait rien à dire quececi : André avait pris le train de Bordeaux et toutes lesparoles qu’il avait prononcées durant le court voyage laissaient àentendre que son absence durerait au moins un an, deux ans,peut-être. Une active correspondance devait être échangée entre lesdeux frères.

– Aussitôt arrivé en Amérique, il doitm’écrire longuement et, sans doute, alors consentira-t-il à nousexpliquer sa conduite.

Après quoi, Jacques avait déclaré qu’ilmourait de faim, que la douleur de cette séparation l’avaitsérieusement « creusé », et qu’il mangerait bien lamoitié d’un poulet froid arrosé d’une bonne bouteille debourgogne.

La bonne bouteille, il se chargerait d’allerla chercher lui-même. Il prit ses clefs et descendit à la cave.

Fanny se rappelait avec quelle vivacitéJacques avait dévoré ce matin-là et avec quelle… facilité il avaitvidé sa bouteille, lui ordinairement si sobre… Il avait eul’occasion, sur une question de sa femme, de répondre auxpréoccupations de celle-ci relatives à la grosse massesombre… c’était un panier de manchons qu’une grande maison deParis avait refusés à cause d’un défaut de confection et qu’ilavait rapporté lui-même de leurs magasins de la rue de Rivoli…

Enfin, il s’était levé, avait serré longuementsa femme dans ses bras, et s’était écrié : « Àl’ouvrage ! » Il descendit aussitôt à l’usine.

Jamais il ne lui avait donné une pareilleimpression de santé et de force.

Dans le pays et à l’usine, tout le monde futstupéfait du brusque départ d’André, mais l’étonnement arriva à soncomble quand, au bout de trois mois, l’absent n’eut pas encoredonné de ses nouvelles. Jacques, sur le conseil du notaire qu’ilétait allé trouver à plusieurs reprises dans son étude de Juvisy,s’était alors adressé au Parquet.

Il avait raconté au substitut du procureur dela République toutes les circonstances étranges de la fuite de sonfrère. Immédiatement, une enquête avait été ordonnée, enquête quisuivit André avec Jacques, jusqu’au train de Bordeaux.

Les employés de la gare avaient vu et reconnuJacques et André (car ceux-ci prenaient assez souvent le train pourJuvisy) et l’on put préciser que c’était bien le matin du départd’André. On les avait remarqués aux guichets et sur le quai. Bienmieux, un facteur avait vu Jacques revenir seul du quai, sortir dela gare, remonter dans son auto et partir.

Et puis, plus rien ! C’était lemystère.

Plus de trace d’André dans un train, pas plusque sur un bateau.

Le Parquet avait conclu, après examen despapiers laissés par l’absent et interrogatoire du vieuxSaint-Firmin, qui semblait avoir eu la pleine confiance du voyageurdans ses derniers arrangements, qu’André, pour des raisonsinconnues, avait voulu disparaître, et pour un temps indéterminé,puisqu’il avait encore pris la précaution, la nuit du départd’écrire à l’institutrice des enfants, Mlle Hélier, pourlui confirmer la confiance qu’il avait en elle et lui attribuer ladirection de l’instruction de Germaine et du petit François,pendant tout le temps de son absence, si longuefût-elle.

Le Parquet estimait qu’André avait voulutromper tout le monde en parlant d’un voyage à Bordeaux et enAmérique. Le voyageur devait être descendu à quelque station avantBordeaux. Bref, pour la justice, l’absence était volontaire, et leParquet s’en désintéressa.

Fanny en était là de ses souvenirs, etJacques, silencieux à ses côtés, semblait être plongé, lui aussi,dans des pensées bien profondes, quand le bruit d’une querelled’enfants, venu de l’ancienne nursery transformée en salle de jeu,leur fit dresser la tête. Ils entendirent distinctement la voix dupetit François qui criait :

– Le château n’est pas à toi !… Lechâteau est à moi !… Tu n’es rien ici !… Ton papa n’estrien ! Ta maman n’est rien !… Vous êtes tous desdomestiques de papa !

En proie à une irritation folle, l’enfantaccompagnait cette déclaration de bris de meubles. D’autres crisd’enfants lui répondaient.

Fanny s’était levée brusquement dans uneagitation telle que Jacques crut bon de la retenir.

– Je t’en prie ! Du sang-froid !Reste ici !…

Il lui serrait fortement le poignet, et elleobéit à cette autorité ; elle ne le suivit pas, mais quand ilfut parti, une expression de rage enfantine et terrible se répanditsur son beau visage, cependant qu’elle aussi, comme les petitslà-bas, brisait des objets autour d’elle et éclatait ensanglots.

C’est dans cet état qu’il la retrouva et il enfut bouleversé.

– Ma petite Fanny, tu vas te rendremalade ?

Et il serra dans ses bras, la dorlota commeune pauvre petite chose fragile.

– Ça n’est pas sérieux, voyons, chère Fanny,ça n’est pas sérieux !…

Elle finit par se calmer, par pouvoirprononcer quelques paroles…

– C’est épouvantable… on a pu l’entendre… nosinvités…

– Mais non ! mais non !rassure-toi…

– L’avez-vous corrigé, au moins, cetabominable François ?

– Non !… Je lui ai dit :« C’est vrai, François, ton papa reviendra dans son beauchâteau et je lui dirai que tu as été méchant. » Cela l’a faittaire. Ne fallait-il pas le faire taire, d’abord ? N’est-cepas votre avis ?

– Vous avez toujours raison, Jack, acquiesçaFanny d’une voix subitement étrangement douce, et elle tamponna sesyeux, aux belles paupières meurtries.

– Tout ceci, fit-il, est encore la faute decette Fräulein stupide, qui s’amuse à exciter entre eux les deuxpetits garçons. Mlle Hélier me l’a dit :« Vous verrez qu’il nous faudra renvoyer Lydia. »

– Jamais ! protesta Fanny. C’est moi quiai choisi Lydia et Lydia aime trop notre Jacquot. Votre demoiselleHélier ne pense qu’à Germaine et à son François. Me prenez-vouspour une sotte, darling ?

– Je voudrais tant que ces petits s’entendententre eux.

– Vous voulez la chose impossible, petittchéri ; mon Dieu ! combien vieille je suis !Laissez-moi à ma toilette et allez vous habiller, cher !

Elle le mit à la porte, et elle eut encore unecrise quand il fut parti ; puis elle appela Katherine et passaune heure avec sa femme de chambre à réparer le désordre de sondésespoir.

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