L’Homme qui revient de loin

Chapitre 9LES THÉORIES DU DOCTEUR CARREL SONT MISES À CONTRIBUTION

 

Jacques entra dans l’usine et s’astreignit àne plus penser qu’aux manchons à incandescence.

Le spectacle de l’activité qui régnait dans lebâtiment et dans les cours, le bruit des grands chars automobilesqui apportaient la matière première ou remportaient les caissesprêtes pour la livraison, le tumulte rythmé de la machinerie luiplurent ce matin-là, plus encore que de coutume.

Il passa quelques heures dans un nouvelatelier qu’il venait de faire installer, de manière que lemandrinage et le calibrage des manchons se fissent mécaniquement etavec une précision, une netteté encore inconnues.

Jacques était sympathique à tout son personneldont il obtenait le maximum de travail par un système departicipation aux bénéfices qui avait toujours effrayé André, maisque le cadet avait su faire pratique en le rendant, grâce àd’ingénieuses combinaisons, à peu près illusoire. De telle sorte,expliquait Jacques, qu’ouvriers et ouvrières travaillaient commedes nègres, soutenus par l’« espérance » ; c’étaitune nouvelle force qu’il avait prise à son service.

Héron n’avait jamais encore connu une pareilleère de prospérité.

Des ateliers, Jacques s’en fut aux bureaux,constata que tout marchait à souhait, et vers onze heures reprit lechemin du château.

« Cet animal de Moutier, tout demême ! » exprima-t-il tout haut en pénétrant dans leparc.

Ainsi, tout le travail du matin n’avait paschassé de son esprit toutes les histoires abracadabrantes de cetirritable petit bonhomme à lunettes… et ce fut de lui qu’ils’informa aussitôt qu’il eut gravi l’escalier de marbre duperron.

– Le docteur Moutier est descendu auxcuisines, lui fut-il répondu par un valet de pied.

Jacques ne s’en étonna point, car le mage deLa Médecine astrale était incroyablement gourmand et ilaimait à faire travailler les cordons bleus suivant sesrecettes.

Presque aussitôt, du reste, le bonhommeapparut.

– Ah ! mon cher, s’écria-t-il, vous m’endirez des nouvelles ! Apprenez qu’en ce moment, au fond d’unecasserole, une jeune poulette est en train de s’attendrir aucontact de cent cinquante grammes de crème, de cent vingt grammesde beurre et de parmesan râpé.

– Fi ! l’horreur ! interrompit lavoix harmonieuse de Mme de la Bossière. Et Fannys’avança dans une robe légère en duvetin rayé noir et blanc, blouseceinturée d’un large galon brodé d’or, qui lui donnait vingtans.

– Saprelotte ! que vous êtes jolie !s’exclama le père Moutier ! Alors, vous ne voulez pas de macuisine ?

– Vous mangerez tout, goinfre ! réponditFanny, en donnant ses belles mains à baiser à son mari… Vous voilàdonc, petit tchéri !… Il me semble, mon seigneur et maître,que je ne vous ai pas vu depuis des semaines !… Pourquoiêtes-vous parti sans m’avoir embrassée, ce matin ?

– Parce que je n’ai pas voulu vous réveiller,tout simplement !… Je suis parti de si bonne heure !…

– Et vous, docteur, qu’est-ce que vous avezfait ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec nous ce matin ?Vous nous auriez aidé à prendre notre revanche. Nous avons fait unepartie de crosses avec ces dames… vous maniez si bien la crosse… Etvous êtes léger comme une petite balle, indeed…

– Ne vous moquez pas de moi, belle madame, cematin, je n’ai pas perdu mon temps… Je me suis querellé avec votremari à propos de fantômes et je suis allé voir notre pauvrefolle.

– Vous êtes allé voir MmeSaint-Firmin ? s’étonnèrent en même temps Fanny etJacques.

– Parfaitement !… je voulais finir de laconfesser et quelques mots que m’avait dit votre mari m’avaientintrigué. Bref, en vous quittant, mon cher ami, je me suis rendu àla villa du bord de l’eau. On n’a fait aucune difficulté pour merecevoir… la jeune femme était au lit… grelottante de fièvre… etelle avait besoin d’une bonne ordonnance… Le Saint-Firmin a étéenchanté d’avoir sa consultation à l’œil. Moyennant quoi j’aiobtenu qu’il s’éloignât et qu’il me laissât seul avec la malade.Elle m’a tout conté… l’histoire de la nuit… le retour du revenant,la fuite au château… Cette fois, je l’ai sondée à fond, cettepetite âme bizarre, et je lui ai fait avouer ce que je ne faisaisque soupçonner, c’est-à-dire qu’elle croyait à l’assassinat d’Andrépar son mari !… Rien que ça ! Elle m’a prié, du reste, devous le répéter, pour que vous ne l’abandonniez pas, que vousveniez la voir le plus souvent possible, que vous décidiez leSaint-Firmin à la laisser partir. Et elle m’a déclaré (ce qui, meschers amis, vient tout à fait corroborer mes idées sur l’étatd’esprit de la pauvre enfant !)… elle m’a déclaré que cela nel’étonnait pas du tout que le fantôme d’André lui eût racontéqu’il avait été assassiné en automobile, attendu que lelendemain du départ d’André, M. Saint-Firmin avait loué à Juvisyune automobile et qu’il avait été absent toute la journée et qu’iln’avait jamais voulu dire où il était allé ce jour-là… Et ellereste persuadée que Saint-Firmin est allé rejoindre votre frère,l’a proprement occis, et est revenu gratter son papier timbré…

« À quoi j’ai répondu à la pauvre enfant,car elle fait vraiment pitié : « Vous voyez bien, encoreune fois, que toutes les histoires que vous me racontez ne tiennentpas debout ! Vous vous forgez tout cela dans votre petite têteet vous y croyez dur comme fer… Quoi d’étonnant à ce que la nuitvos hallucinations viennent vous raconter les folies que votrepetite tête a perpétrées pendant tout le jour ? D’oùl’histoire du fantôme et de l’automobile… Si M. Saint-Firmin, lelendemain du départ d’André, n’avait pas pris exceptionnellementune auto et si vous ne l’aviez pas su… le fantôme ne vous auraitjamais parlé d’automobile ! c’est clair ! »

– Et qu’est-ce qu’elle vous a répondu ?demanda Fanny.

– Elle m’a répondu qu’elle voudrait êtremorte !…

– Pauvre petite ! j’irai la voir cetaprès-midi.

– Ce qu’il y a d’amusant dans cette lugubrehistoire, fit remarquer Jacques, c’est que le docteur qui passe sontemps à nous faire croire aux fantômes quand nous sommes bienportants n’est tranquille que lorsqu’il en a chassé de noscervelles la sotte imagination, quand nous sommesmalades !

– Mon cher, vous ne voudriez tout de mêmepoint que je confonde les fantômes de Mme Saint-Firminavec ceux de William Crookes !

– Pour moi, je vous avouerai…, commençaJacques. Mais le docteur le pria de se taire s’il tenait àconserver son amitié.

– Allons ! ne nous fâchons plus !concéda Jacques, car nous étions fâchés, ma chère Fanny. Ce bon,cet excellent docteur voulait tout simplement m’étrangler.

– Madame, ce qui me met hors de moi, c’est quevotre mari, par ses sourires, semble toujours mettre en doute mabonne foi !

– Eh ! mon cher, reprit Jacques, je nedoute pas de votre bonne foi, mais votre bonne foi n’est pasnécessairement la science… et quand vous venez prétendre, commetantôt, que vous pouvez prendre un homme scientifiquement mortet le faire sciemment revivre, j’ai bien le droit de souriretout de même.

– Non, monsieur, vous n’en avez pas ledroit !

Et le père Moutier, retourné d’un coup à laplus noble indignation, avait relevé ses bésicles sur son front,laissant voir ses gros yeux qui lui sortaient de la tête, tandisque d’un geste fébrile il fouillait dans la poche intérieure de saredingote. Il en sortit bientôt un considérable portefeuille enmaroquin noir, l’ouvrit, y prit une coupure de journal jaunie,qu’il agita sous le nez de Jacques, stupéfait et de Fannyamusée :

– Non, monsieur, vous n’en avez pas ledroit !… Et pour vous confondre, j’ai retrouvé dans lesdossiers que j’ai apportés ici pour travailler au premier fasciculede La Médecine astrale… j’ai retrouvé cette page duMatin qui, je l’espère, fera cesser vos doutes et votresourire, monsieur le sceptique ! Après cette lecture, j’espèreque vous ne me traiterez plus de charlatan !…

– Mais je ne vous ai jamais traité decharlatan !…

– Vous l’avez pensé ! Silentium !Cela est daté du 27 septembre 1901 et intitulé en articleleading : Un déjeuner de savants ! et en sous-titre, nousvoyons ceci : « Ils y discutent sur la vivisection descondamnés à mort et laissent entrevoir l’espoir de ressusciter leshommes ! »

– Bigre ? fit Jacques.

– Ah ! mon chéri, soyez sérieux, priagentiment Fanny.

– À ce déjeuner, continua le directeur deLa Médecine astrale, il y avait les premièrespersonnalités de la science et ce génie français qui a été obligéde s’expatrier en Amérique, parce que, en France, on le trouvait« trop avancé », trop audacieux, bref, parce qu’on ne lecomprenait pas ! J’ai nommé le Dr Carrel !

– Connu, dit Jacques.

– Or, voici ce que disait le Dr Carrel à cedéjeuner. Je lis, monsieur, je lis Le Matin :« Je n’hésiterai point, reprit à son tour le docteur Carrel, àdemander à ce qu’on me livrât, de son plein gré, un condamné à mortpour qu’il me fût possible de faire sur lui des expériences qui neseraient point nécessairement mortelles, mais qui seraient bienutiles à la chirurgie actuelle. Quelles seraient cesexpériences ? Elles seraient avant tout prudentes… mais cequ’il faut chercher, ce qu’il faut étudier sans relâche, ce sontles méthodes de conservation des organes et des tissus ET LESECRET DE LES FAIRE REVIVRE… »

– « Je n’invente rien !…lisez : « les faire revivre », et entre autreschoses, voilà ce qu’à ce déjeuner, à propos de la mort et de larésurrection des tissus, voilà ce que dit le Dr Tuffier :« Ce serait là d’audacieuses opérations chirurgicales. Voussavez que les annales de chirurgie citent déjà quatre ou cinqmassages du cœur qui comptent parmi les tentatives les plushardies. Dans un cas de traumatisme du cœur, si une balle estvenue se placer dans un ventricule, par exemple, il arrive quel’enveloppe cardiaque, le péricarde, gonfle, comprime le cœur quise tait et cesse de battre. On peut alors ouvrir un« volet » dans la poitrine, inciser le péricarde etmasser le cœur. La circulation qui avait cessé reprend peu à peu.Le sang figé dans les veines afflue au cœur et reprend sa routevers la périphérie. L’homme qui était mort ressuscite ! Ilvit ! Il peut guérir[2] !

« Voilà comment a parlé le Dr Tuffier, etj’estime, n’est-ce pas, qu’il n’y a plus rien à ajouter, conclut lepapa Moutier en rangeant avec soin la coupure dans son immenseportefeuille.

Mais il ajouta, cependant :

– Et voilà comment, mon cher,scientifiquement, on peut aller chez les morts et enrevenir !…

– Docteur, je vous fais amende honorable,déclara Jacques en lui tendant la main… Et maintenant allons mangerla poulette au parmesan… mais en bons vivants qui laisseront uninstant les morts tranquilles, n’est-ce pas, docteur ?…

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