L’Homme qui revient de loin

Chapitre 13LA CLEF DE LA CAVE

 

Il est trois heures du matin. Dans son grandlit, Fanny, qui ne peut dormir, songe à la clef de la cave qui,depuis « ce jour-là », n’a jamais quitté son mari. Cetteclef, une clef de grandeur moyenne, ouvrant une serrure assezcompliquée pour que les domestiques, le chauffeur ne pussent tropfacilement pénétrer dans une cave honnêtement garnie, cette clefrestait ordinairement à la maison, dans l’appartement de Héron.

Mais le fameux jour, après être remonté de lacave, Jacques avait glissé la clef dans l’anneau de son trousseau.Après tout, ce geste était si simple ! On allait déménager,s’installer au château. Jacques n’avait point voulu que cette clefs’égarât. C’était un homme nonchalant, par genre, dans le monde,mais très appliqué et de grande précaution dans le privé.

La cave, située sous le garage, avait été miseentièrement à la disposition du ménage par André au moment de leurinstallation à Héron. Depuis qu’ils vivaient au château, elle neleur servait plus guère ; et Fanny se rappelait même avoirconseillé à son mari, lors du déménagement, de faire transporter levin qui s’y trouvait dans les caves de la Roseraie, à quoi Jacquesavait répondu qu’André pouvait revenir d’un moment à l’autre etqu’ils apparaîtraient un peu ridicules. Du reste, le vinvieillirait aussi bien en paix à Héron qu’à la Roseraie. Et ainsiles choses étaient restées en l’état…

De temps en temps, deux ou trois fois par an,Jacques éprouvait soudain le besoin de goûter à certains crus de laCôte-d’Or et revenait de Héron avec un panier de bouteilles dans lacharrette anglaise…

Mon Dieu ! comment peut-on resteréveillée toute une nuit, la cervelle occupée par des détails aussioiseux ?… En voilà des histoires pour une clef de cave !…Est-ce que les amateurs, les vrais amateurs ne gardent pointjalousement là clef du caveau où ils ont présidé avec tant de soinà l’arrangement de leur trésor liquide ?…

Mais est-ce que Jacques peut être compté parmiles vrais amateurs ?

Eh ! après tout, cette clef n’est pas laseule qu’il ait gardée à son trousseau et qui ne lui serveplus ! Ça l’amuse de remuer des clefs dans sa poche en sepromenant dans les ateliers… c’est un tic… une manie.

Quatre heures du matin… Fanny entend le petittimbre argentin de la pendule de Boulle, au-dessus de là commode,dans le boudoir… Est-ce qu’elle va entendre ainsi sonner toutes lesheures ?… Eh bien ! Elle sera fraîche au moment de selever !… et cela parce qu’en pensant à cet éternel panier demanchons Héron, elle s’était fait tout à coup cetteréflexion : « Était-il naturel que Jacques, dans lebouleversement invraisemblable qu’amenait, dans leur existence,l’extraordinaire départ d’André, eût songé à cette besogne infimedu contremaître : aller prendre livraison, quand tout le mondedort encore, d’un panier de manchons refusés par laclientèle ?… » Est-ce que les camions automobiles quifaisaient le service de Héron à Paris et vice versan’étaient pas là pour cela ? Et ce matin-là, lui, ne devait-ilpoint n’avoir d’autre hâte que celle de venir la retrouver,elle ?… Mon Dieu ! comme toutes ces déductions lui fontmal à la tête… La demie de quatre heures… Autre grave et importantepensée : elle songe que, depuis leur départ, on n’use plus dugarage particulier de Héron, du garage dans lequel débouchel’escalier de la cave…

Jacques y a fait transporter des caissespleines d’objets à eux, des meubles qui ne servent plus, devieilles choses démodées qui encombraient certains coins de laRoseraie. Ce n’est plus qu’un débarras, dont, ma foi, nul autre quelui n’a réouvert la porte… Non, certainement, nul autre que lui…deux ou trois fois l’an quand il se rend à la cave, pour reveniravec le panier du cru de Bourgogne, dans la petite charretteanglaise… Et alors il rapporte avec lui la clef du garage qu’il ajetée, une fois, devant elle, dans un tiroir de son bureau, à laRoseraie… une clef énorme que l’on ne saurait avoir toujours danssa poche, évidemment ! Mon Dieu ! que la pauvre Fanny amal, mal à la tête… Après les déductions, viennent, logiquement,les inductions, les nécessaires inductions… et tout cela fait unaffreux micmac quand on veut s’endormir… et l’on ne peut pass’endormir. Elle peut se créer ainsi dans sa petite têtemonstrueuse tout un roman aussi invraisembla­ble que celui qui estsorti des hallucinations de Marthe !…

Ah ! dormir ! dormir ! ne pluspenser à ça !… Voyons ! est-ce que si… si Jacques avaitramené « ce qu’elle pense » dans la malle… et si la malleétait vraiment dans la cave… est-ce qu’il retourneraitlà-bas ?… Mais il n’oserait plus y remettre les pieds !…Mais il passerait devant cette porte le moins souvent possible…mais il s’efforcerait de ne plus jamais penser à ce qu’il y aderrière cette porte… et, au contraire, il allait tranquillementchercher du vin fin, quand rien ne l’y forçait, deux ou trois foisl’an !… Ainsi !… cinq heures…

Inouï !… Elle aura passé sa nuit àcaresser cette imagination abominable !… Elle n’est pas dignede Jacques, non, non… Et aussi, elle a honte, en tout cas, desa faiblesse… Le séjour aux colonies où il lui a été donné devoir martyriser d’une façon un peu excessive des domestiquesindigènes qui avaient mal fait les commissions aurait dû l’habituerdavantage à cette idée que la vie humaine – surtout la vie desautres – n’a qu’une valeur bien relative… Cependant – et celadevait la rassurer –, si son Jacques dans ce temps-là a pu semontrer, par raison, et pour faire des exemples, un peucruel envers de misérables coolies, il n’en est pas moins ungentleman qui, rentré dans la vie civilisée, est incapablecertainement d’oublier l’importance d’une existence aussiconsidérable que celle d’un frère aîné, même quand cette existenceest gênante…

Six heures… la châtelaine se lève… Elle esthésitante…

Dans la lueur rose de la veilleuse, elle seregarde passer, timidement, si timidement, devant là grande psyché…Elle est vraiment charmante, Fanny, dans son déshabillé enmousseline de soie brodée qu’elle vient de passer à la hâte… etsous son bonichon de dentelle… Les fantômes qui se promènent cettenuit dans les couloirs du château de la Roseraie ne feraient pointfuir tout le monde…

Celui-ci glisse, avec une légèreté biengracieuse, sur ses mules de satin… Il traverse le boudoir, lecabinet de toilette, la salle de bains, ouvre tout doucement uneporte, celle du cabinet de toilette de Jacques…

À la première lueur de l’aurore, là, sur uneétagère, la première chose que Fanny aperçoit à côté duporte-cigarettes, du briquet et de la montre, c’est le trousseau declefs…

Elle reconnaît la clef de la cave parmi toutesles autres… Elle l’a eu si longtemps à sa disposition, là-bas, àHéron. Elle est là parmi quatre ou cinq de grandeur à peu prèségale et d’autres plus petites, d’un travail plus raffiné…

Mais certainement, à moins de la chercherjustement ce jour-là – événement bien problématique –, Jacques nes’apercevra point que cette clef lui manque…

Fanny la détache si délicatement, en évitantle tintinnabulement, que le dormeur, à côté, ne s’éveillerapas.

Il dort toujours avec une si belleconscience !…

La porte est entrouverte ; Fanny allongela tête, gracieuse. Elle à la précieuse clef dans la longuedentelle de sa manche… Elle écoute… quelle admirable respirationrégulière… quel rythme apaisé et apaisant. Ce souffle tranquille nesera-t-il point une leçon pour la curieuse Fanny ? nel’invitera-t-il point à remettre la clef à sa place ?…

Non… Elle veut savoir ce qu’il a fait de lamalle !…

Et tout à coup, elle pense que cette clef nelui suffit point, qu’il lui faut encore l’autre, celle du garagequi est en bas, dans le tiroir du bureau… du bureau fermé àclef !

Alors, elle s’affole !… Elle n’en sortirapas avec toutes ces clefs… car Jacques va s’éveiller certainement…et les domestiques doivent être déjà descendus… mais ils sontencore aux sous-sols… Cependant, elle peut agir rapidement, entrerdans le cabinet et n’être point aperçue… et puis, après tout, ellea bien le droit d’aller dans le cabinet de travail de son mari…

Elle a repris le trousseau sur l’étagère et lavoilà maintenant haletante sur le palier du grand escalier… Ellen’entend aucun bruit. Elle descend en courant.

La voilà dans le cabinet de travail obscur…elle va à tâtons au bureau… elle l’ouvre… Oh ! le tiroir… laclef du garage, l’énorme clef, où est-elle ?… Mon Dieu !…Où l’a-t-il mise ?… Dans cet autre tiroir peut-être ?…Oui, elle la sent sous ses doigts… la voilà… Elle referme à clef lebureau… elle sort du cabinet… personne… elle remonte… on entend lesdomestiques qui ouvrent les volets de la salle à manger…

Enfin, elle ne rencontre personne… la voilà ànouveau dans le cabinet de toilette de son mari… de son mari quidort toujours ; elle dépose le trousseau sur l’étagère, à côtédu porte-cigarettes, du briquet et de la montre… et puis elles’enfuit comme une voleuse… court se rejeter dans son lit… avec lesdeux clefs… les deux clefs de la science du bien et du mal…

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