L’Homme qui revient de loin

Chapitre 17À QUATRE HEURES DU MATIN

 

À quatre heures du matin, deux ombresimmobiles se dissimulaient derrière une clôture, à quelques pas dela petite maison du bord de l’eau.

De l’endroit où elles se trouvaient, ellesdécouvraient tout le coin de la rive jusqu’au bouquet de saules et,à gauche, le mur du jardin, puis, se perdant dans l’obscurité d’unenuit où la lune se montrait avare de ses rayons, le petit bois detrembles qui finissait à la forêt de Sénart.

Dans le mur, il y avait une petite porte quirestait fermée. Dans le kiosque, on n’apercevait aucune silhouetteaccoudée sur la rampe rustique dans l’attente du mystèrenocturne.

– Ils ne se sont peut-être pas donnérendez-vous, ce soir…, souffla Jacques à l’oreille de Fanny.

Mais Fanny lui mit la main sur la bouche.

Et ils attendirent encore… patiemment, car ilsvoulaient savoir… savoir…

Quatre heures et demie…

Soudain, la petite porte s’entrouvre toutdoucement, et une forme blanche apparaît sur le seuil.

C’est Marthe.

Elle est telle qu’ils l’ont vue l’après-midimême, dans sa robe blanche, avec son châle sur ses épaulesfrissonnantes.

Elle fait deux pas comme en un rêve. Sadémarche est lente, on dirait une somnambule.

Elle étend les bras. Elle regarde autourd’elle, elle s’arrête devant l’ombre difforme et fantastique dessaules et elle appelle d’une voix basse et passionnée :« André !… André !… »

– Tu vois bien qu’elle rêve…, dit Jacques.

Fanny lui serre la main à la briser.

– Tais-toi donc !… Tu n’entends pas unbruit de chaînes ?…

– Si, si, mais c’est la chaîne du bachot…

– Attends donc !…

– Mais Marthe va tomber à l’eau !…

– Eh ! Après ? répliqua lavoix sèche de Fanny.

Mais Marthe ne tomba pas à l’eau ; ellemarchait le long de la rive et se pencha sur le fleuve et tenditles bras dans un équilibre inquiétant en répétant de sa tendre voixsuppliante : « André !… André !… »

Mais elle ne tomba pas.

Un instant, elle resta tout à fait immobile,comme en extase, sembla parler à quelqu’un, lui adressa des signes…puis tout doucement, la tête appuyée sur l’épaule et les brasballants, elle revint vers la porte, en pleurant…

Afin de ne perdre aucun de ses mouvements,Fanny et Jacques étaient peu à peu sortis de leur cachette…

Persuadés, du reste, qu’ils avaient affaire àune personne en état de somnambulisme, ils ne prenaient plus degrandes précautions.

Fanny disait à Jacques :

– Tu l’as vue ? Tu l’as entendue ?…Demain, elle nous racontera encore qu’elle a vu son mort et qu’ellelui a parlé !…

– Ce qu’il y a de terrible, répliqua Jacques,c’est qu’elle nous dira peut-être comme aujourd’hui, ce que le mortlui a répondu…

Il avait prononcé ces mots à voix très basseet cependant ils eurent l’effroi de voir tout à coup la formeblanche de Marthe suspendre sa marche hésitante, se retourner verseux et leur dire :

– Non ! non !… ce soir le mort nem’a rien dit !… Le mort n’est pas venu… et pourtant je l’aibien appelé… je lui ai parlé, moi !… je lui ai dit tout ce quej’avais sur le cœur… mais il n’est pas venu !… quevoulez-vous, ce sera pour une autre nuit…

Et elle essuya du doigt ses larmes, puistranquillement, elle continua :

– Quant à vous, mes amis, je vous attendais.Oh ! je savais bien que vous viendriez !… Sitôt queMme de la Bossière m’a demandé hier : « Àquelle heure vient-il, votre fantôme ? » j’ai biencompris que vous viendriez !… Vous vouliez vous rendre compte…savoir si je ne rêvais pas tout éveillée… c’est asseznaturel !… Le malheur est que justement aujourd’huiil ne soit pas venu ! car nous aurions pu causer tousles quatre !…

Ayant dit ces choses, non point dans le rêve,mais « dans la vie » et fort posément, elle leur serra lamain à tous deux comme à de bonnes vieilles connaissances qu’elleétait heureuse d’avoir rencontrées avant de rentrer chez elle, etelle rentra, en effet, chez elle, en refermant soigneusement lapetite porte du jardin…

– Ce qu’il y a d’extraordinaire, dit Fanny àJacques, quand ils se retrouvèrent seuls…

– C’est que nous soyons ici, répondit Jacques…Allons-nous-en !

– Je ne l’ai jamais vue aussi lucide !…Elle raisonne fort bien !… Et, tu vois, pas plus que nous,elle n’a aperçu le fantôme…

– Allons-nous-en !

Mais tout à coup, ils tressaillirent tous lesdeux, car ils venaient d’entendre à nouveau, dans la nuit, lebruit de chaînes…

Ils se dissimulèrent aussitôt derrière leursplanches, et, avidement, regardèrent.

Ils aperçurent alors une forme penchée quiglissait sur les eaux pâles, qui disparaissait un instant derrièreles saules, qui faisait encore entendre un bruit de chaînes et quiréapparaissait sur la berge où elle se mettait à marcher avec desgestes bizarres.

– Mais c’est Prosper le bancal ! fitJacques…

– Le sourd-muet !… dit Fanny… Tiens, iltraîne, à l’une de ses béquilles, un filet plein de poissons.

– Il revient de la maraude, expliqua Jacques…Il sera allé braconner avec le bachot.

– Je parie que c’est lui qu’elle aperçoit,qu’elle voit !… exprima Fanny…

– Les sourds-muets ne parlent pas, ditJacques…

– Est-on sûr qu’il soit sourd-muet,celui-là ?

À cette question posée par sa femme et dont ilappréciait, dans le moment toute l’importance, Jacques ne réponditpas.

Et ils ne dirent plus rien, car ils s’étaientcompris.

Prosper, claudiquant, bringuebalant son filetdont les écailles d’argent brillaient de temps à autre sous lalune, s’éloignait très vite, s’enfonçait dans le bois de trembles,rejoignant la forêt dont il avait fait sa mystérieuse demeure.

– Je crois que nous pouvons nous en aller,maintenant, dit Fanny… Il n’y a plus rien à voir ici… Et ilsrentrèrent à leur tour, chez eux, par le fond du parc et la petitepoterne de la Tour d’Isabelle dont Jacques avait pris la clef. Leschiens n’aboyèrent même point.

S’ils avaient été surpris, en bas, à une heurepareille, surveillant la petite demeure du bord de l’eau, ilsavaient décidé de tout dire au vieux Saint-Firmin des lubies de safemme, de façon qu’il la surveillât mieux ou qu’il la fît enfermerdans une maison où ses propos n’auraient plus aucune importance, etoù elle aurait cessé d’être dangereuse pour tout le monde.

Or, voilà que quelqu’un, un pauvre être quipassait pour idiot et que l’on croyait sourd et muet, et quihabitait un misérable trou de grotte, dans la forêt, lespréoccupait davantage maintenant que Mme Saint-Firminelle-même.

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