L’Homme qui revient de loin

Chapitre 15LE RÉCIT DE CAÏN

 

Alors il parla :

– C’est pour vous que je l’ai tué !…

Et il attendit.

Mais elle n’eut pas une protestation. Ellen’avait même pas tressailli, fait un geste. Sans doute, elle aussi,elle attendait…

Alors il reprit :

– J’aurais voulu que vous l’ignoriez toujours,pour vous éviter l’ennui de ces tristes pensées qui viennent, parinstants, assaillir un assassin !… Et il ajouta, d’une voixtrès sèche, car elles viennent !…

Il jeta nerveusement sa cigarette. Nouveausilence. Puis :

– Voici comment les choses se sontpassées : Vous aviez dû remarquer qu’André, au moment demonter avec moi en automobile, était infiniment plus calme quelorsqu’il était venu nous trouver après le dîner. Et vous allezvoir pourquoi. Il pensait déjà à ne plus partir !…Nous n’étions pas arrivés à Paris qu’il était décidé àrester !

« – Pourvu qu’on me croie parti, medit-il, c’est tout ce qu’il me faut ! J’ai réfléchi. Je vaisfaire le simulacre du départ, mais je reviendrai sans que l’on n’ensache rien !… et quand j’aurai fait ce que je dois faire, jeme moque de tout… et il ajouta : Je saurai bien me défendretout seul !

« – Tu es donc menacé ? luidemandais-je.

« Il me répondit évasivement :

« – Moi… je m’en fiche !… et ilajouta immédiatement : Pardonne-moi de te parler par énigme etn’essaie pas de comprendre. Au fond, c’est très simple, mais lesecret ne m’appartient pas !

« Je n’insistai pas et je pensais àquelque histoire de femme. Je vous avoue que, dans le moment, je nesoupçonnai point une seconde que ce fût pour cette petite Marthequ’il avait consenti à s’expatrier d’une façon aussi brutale… cen’est que plus tard que l’idée m’en vint… Enfin, ce que nous savonsaujourd’hui éclaire tout à fait les paroles d’André. En somme, ilrevenait pour la sauver, elle, des griffes de son mari et dès qu’ilaurait réussi à la mettre à l’abri, il se moquerait de ce quepourrait faire le Saint-Firmin !…

« Mais tout ceci ne m’occupaitguère ; je ne voyais qu’une chose, moi, c’est qu’il ne partaitpas !… et que, dans quelques semaines, au plus, l’ancienne vieallait reprendre pour tout le monde à Héron et au château !…Or, cette vie-là, vous l’avez connue !… Moi aussi !… Lesmurs de cette salle pourraient en dire long… Vous commenciez à neplus m’aimer, Fanny, et moi je vous aimais toujours !…

Il respira, attendit encore… Mais Fanny restamuette.

« – Alors, nous n’allons plus àParis ? demandai-je brutalement à André, comprimant à grandepeine la rage qui bouillonnait en moi.

« – Mais si ! mais si ! merépondit-il. Dans le programme, rien, apparemment, n’estchangé !… Nous allons à Paris, je passe prendre quelquespapiers dans mon appartement de la rue d’Assas et tu me conduis àla gare du quai d’Orsay où je prends mon billet pour Bordeaux. Nousnous disons ostensiblement adieu. Je monte dans le train. Turemontes dans ton auto et tu viens m’attendre à la gared’Austerlitz ; c’est simple.

« – Très simple, fis-je, mais lamalle ?

« – Ah ! c’est Vrai, lamalle !… Diable ! je n’avais pas pensé à la malle !…Eh bien, écoute, on ne la voit pas la malle sous sa bâche… à cetteheure matinale aucun facteur ne se précipitera pour la faireenregistrer… Du reste, je descendrai rapidement comme si je n’avaisd’autres bagages que le sac que je porte à la main !…

« – C’est comme tu voudras !fis-je…

« – Ça n’a aucune importance, la malle,ajouta-t-il encore… L’important est que l’on me croie parti, moi,voilà tout !… et que, pendant quelque temps, je ne me montrepas…

« Il resta, là-dessus, plongé quelquesinstants dans ses réflexions, puis il se mit à me parler desaffaires de l’usine, mais je ne l’écoutais plus… Nous arrivâmes àParis et suivîmes le programme qu’il avait tracé, de point enpoint. Après l’avoir quitté sur le quai de la gare d’Orsay, j’allail’attendre à la gare d’Austerlitz. Je ne pensais plus. J’agissaismécaniquement. J’étais abruti.

« Je le vis bientôt apparaître. Il vintse placer à côté de moi et nous voilà repartis dans le petit jourcommençant. Il me fit faire un détour immense, nous nous trouvâmesdans la forêt. Je devais le laisser non loin de Ris Orangis. Deplus en plus j’étais atterré… vraiment anéanti… Je me demandaiscomment je ferais pour vous annoncer la chose en rentrant… Je vousvoyais… je vous entendais… je vous devinais… je savais que s’il n’yavait pas eu le petit Jacques vous seriez partie depuis longtemps…et André ne me parlait plus que de ses affaires, m’entretenait descommandes qui étaient arrivées la veille, de certaines circulairesà expédier aux succursales de province… J’étais déjà redevenul’employé. Il ne s’agissait plus de me mettre à la tête de l’usine…Enfin il me dit : « Gardez en ce moment votre appartementde Héron… je crois que tout finira par s’arranger… j’ai eu tort dem’affoler ! »

« Bref, tout s’écroulait autour de moi…et je conduisais la voiture à une allure vertigineuse comme sij’eusse voulu créer une catastrophe qui, celle-là, eût toutterminé.

« Une haine soudaine, terrible, montaiten moi contre cet homme qui ne se doutait point du désespoir où sonirrésolution m’avait réduit…

« – Mais tu vas nous tuer !s’écria-t-il tout à coup, en s’apercevant enfin de la marcheinsensée de la voiture, et il me mit la main sur le bras, car untronc d’arbre encombrait le chemin. Pour l’éviter, je donnai uncoup brusque au volant. Nous fîmes une embardée effrayante ;je rétablis cependant l’équilibre mais, au même instant, un pneucrevait.

« Il jura et nous nous mîmes hâtivement àla besogne. Quand je me relevai, André était encore à genoux sur laroute, la tête penchée sur l’essieu, considérant de près la roueamovible. J’avais à la main, moi, la lourde manivelle dont on sesert dans ces occasions.

« Que s’est-il passé en moi ?… Jepensais à vous… Je ne pensais pas à tuer cet homme… du moins je n’ypensais pas une seconde auparavant… Ce fut plus fort que moi. Jefrappai à la tempe, un coup terrible.

« Vous entendez ? À la tempe !…et vous pouvez mesurer l’émotion dont je fus saisis en entendant,l’autre soir, cette folle de Marthe parler de la blessure à latempe de son fantôme !… Une blessure qui saignait toujoursdepuis cinq ans !… C’est ce qui me rassura et je songeai avecsang-froid que dans toutes les histoires d’imagination, dans lescontes populaires comme certainement dans la propre imagination decette malheureuse, les assassinés apparaissent plus facilementfrappés à la tempe !… C’est la blessure classique, surtout sielle doit continuer à saigner pendant des années sur la figure d’unfantôme, d’un fantôme… qui traîne derrière lui, en marchant, unbruit de chaînes… Cette Marthe, cette Marthe, avec toutes sesstupidités, ne saura jamais, il faut l’espérer, comme elle a faitbondir mon cœur !… et puis l’histoire de l’automobile !…Ah ! celle-là !… Vous me pardonnerez, maintenant, Fanny,d’avoir dépareillé le service de Bohême ? Alors, carrément,j’ai cru qu’elle me soupçonnait ! que c’était pour moi qu’elleparlait, et carrément, j’en ai pris mon parti, j’ai été assez bravepour dire ce que j’en pensais au docteur… qui, depuis… m’a rassuré…Marthe croit a l’assassinat d’André par son mari !… Ça mesoulage, certes ! mais entre nous, je préférerais qu’elle necrût pas à l’assassinat du tout ! car ces affreux,entendez-vous, Fanny !… d’entendre tout le temps parler del’assassinat d’un homme que l’on a tué ! Et pourtant je nesuis point pusillanime !… si peu pusillanime, vous allezvoir !… Donc, j’avais tué mon frère… je voyais son corpsétendu à mes pieds sur la route. Le sang coulait de sa blessure,j’avais horreur de ce que j’avais fait.

« Mais c’était fait ! etmaintenant il fallait que ce fût bien fait ! Vous avez pujuger plusieurs fois que je suis un homme de décision. J’eus lecourage de constater froidement, l’oreille sur la poitrine, que monfrère était bien mort.

« Qu’est-ce que j’allais faire ducadavre ?… Où allais-je le transporter ?… D’abord, je letirai dans un taillis près de l’auto ; ainsi, il était cachéde ceux qui pourraient passer, dans l’instant sur la route. Ilfallait faire vite !… J’eus l’idée de le porter dans l’auto etd’aller le jeter, fortement lesté, pour qu’il ne remontât pas, enSeine…

« Dans ce but, je lui bandai fortement lefront avec un mouchoir, à cause du sang, et rabaissai la casquettesur la blessure. En somme, le crâne fracassé laisserait échapperpeu de sang, mais, vous comprenez, j’avais peur destaches !

« Ceci fait, je le tirai jusqu’à l’auto.Où le mettre ?… Tout à coup, l’idée de la malle surgit en moi,comme une flamme.

« Il y avait là une malle qui,logiquement, devait disparaître avec son propriétaire. Ehbien ! il fallait mettre le cadavre dans la malle et fairedisparaître la malle.

« La malle était fermée à clef. Jefouillai André, lui pris ses clefs, et j’ouvris la malle. Celle-ciétait pleine. Je la vidai à moitié de ses vêtements et de son lingeque je portai à l’intérieur de l’auto et sur lesquels je jetai unecouverture. J’introduisis le corps dans la malle avec une adresseet une force dont je me serais cru incapable.

« Je voulais profiter des derniers voilesde la matinée, des brumes qui, heureusement, enveloppaient masinistre besogne. Quand je l’eus caché dans la malle, je rabattisle couvercle et refermai la malle à clef pourtoujours !…

« Puis je rabattis la bâche sur letout !… Après quoi, j’examinai minutieusement mes vêtements etl’auto et fis disparaître quelques traces de sang qui se trouvaientsur la manivelle… et je repris ma place au volant.

« J’étais déjà plus tranquille, pluscalme !… J’avais du temps pour songer à ce que j’allais fairedu cadavre !… car déjà j’avais repoussé l’idée du plongeon enSeine comme devant donner un résultat trop aléatoire…

« Il fallait enfouir cette malle dans unendroit où personne n’irait chercher !… et tout à coup, j’aipensé à ma cave dans laquelle personne ne descendait jamais, quemoi !…

« Dès lors, tout m’apparut avec unesimplicité triomphante… J’arriverais avec l’auto. Si le chauffeurétait au garage, je le prierais d’aller me faire une courseurgente, je m’occuperais seul de la voiture, je monteraisrapidement chercher la clef de la cave et je redescendrais augarage ; je tirerais la malle à moi et la traînerais jusquedans la cave ainsi que les effets supplémentaires. Là, garé detoute surprise, j’avais tout loisir de venir enterrer mon mort etson linge aux heures que je jugerais les plus propices.

« Quand cette imagination que je réalisaiensuite exactement se fut déroulée dans tous ses détails dans moncerveau en feu, je devins calme… extrêmement calme comme un instantauparavant j’avais été accablé par l’horreur de moncrime !…

« C’était fini !… André étaitparti !… Et il ne reviendrait plus !… Et toi !…toi !… toi !… car c’est pour toi… Fanny… pour toi… alors,pourquoi ne me réponds-tu pas ?… Pourquoi restes-tu dans toncoin d’ombre comme une pierre ?… Tu sais tout !…Parle-moi !… Récompense-moi !… J’en ai besoin, tusais !… car je te jure !… je te jure qu’il y a des joursoù il me faut chasser le souvenir à grands coups de joie, ou àcoups de travail, comme on chasse une bête dangereuse à coups defouet pour n’en être pas dévoré !…

– Cela s’appelle le remords, monami !…

Elle était devant lui et lui tendait seslèvres. Il l’embrassa à l’étouffer.

Elle demandait grâce.

– Prenez garde ! Prenez garde !darling !… Vous me dévorez comme le remords ! Jevous aimerais encore un peu plus, oui, vraiment, encore un peuplus, si vous aviez moins de remords !… Maisallons-nous-en !… Sauvons-nous, mon ami !… loin de cettemaison, de cet appartement… Avez-vous vu dans le garage l’horriblechose !… horrible, en vérité !…

– Quoi donc ? demanda-t-il stupéfait…

– Je veux parler, vous savez bien,darling, de ce mobilier de salle à manger en noyerciré…

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