L’Homme qui revient de loin

Chapitre 20JACQUES EST MORT

 

Quelques minutes plus tard, après que chacuns’en fut allé se coucher, laissant à Lydia le soin de veiller surle petit François, à qui l’on avait administré un calmant, Fannyvint rejoindre son mari.

Elle le trouva dans sa chambre, prostré aufond d’un fauteuil, les coudes aux genoux, la tête entre sespoings, les yeux fixes.

– Ne vous frappez pas, darling, luidit-elle, en lui donnant une tape sur l’épaule. Allons,Djack ! réveillez-vous, vous aussi, de ce mauvais rêve. J’aiinterrogé la petite Germaine et je sais maintenant la vérité sur« la blessure à la tempe » !

– Ah ! Eh bien ?… soupira Jacques enlevant vers elle un visage effaré comme elle ne lui en avait jamaisvu.

– Eh bien, c’est Germaine qui avait raconté àson frère le « détail de la blessure à la tempe ». Etelle connaissait elle-même ce détail pour avoir écouté aux portes,tantôt à son retour de promenade avec Lydia. Elle est venuejusqu’ici pour avoir des nouvelles de son frère et elle a entenduMme Saint-Firmin qui vous faisait part de sesapparitions. Elle ne put se retenir dans la soirée d’en parler àFrançois, car la conversation qu’elle avait surprise venaitcorroborer les histoires insensées de cette autre folled’institutrice : c’était donc à Mme Saint-Firminque le mort avait parlé et était apparu ! et MmeSaint-Firmin racontait que le mort avait une blessure à latempe !… Y êtes-vous, maintenant ?…

Et elle ajouta :

« Quand on voit l’effet que lesimaginations de Mme Saint-Firmin produisent sur un hommecomme vous, Djack ! on ne doit pas s’étonner qu’un petitgarçon, qui a failli être asphyxié par le gaz dans la journée, aitdes cauchemars le soir, croit voir des fantômes la nuit et poussedes cris comme si on l’égorgeait !… Mais voici tout rentrédans l’ordre encore une fois. Dieu merci !…

– Mais nous partons toujours demain !implora Jacques, qui avait écouté les explications de Fanny avec lesoulagement visible d’un homme qui, ayant failli étouffer, retrouvele libre jeu de ses poumons.

– Oui, nous partirons et nous emmènerons nonseulement Jacquot, mais encore François et Germaine. Il fautsoustraire les enfants à tous ces ridicules souvenirs !… Quandils seront débarrassés de Mlle Hélier et éloignés de laSaint-Firmin… ils ne penseront plus à leur fantôme, et il fautespérer que nous ferons comme eux. Ici, nous étions tous en trainde devenir fous ! Moi-même, je me sentais influencée. Jedevenais comme vous, Djack : le moindre mot que je ne pouvaism’expliquer sur-le-champ prenait des proportions surnaturelles…c’est comme ce bruit dans le couloir, le craquement que nous avonsentendu…

– Écoute !… Pour Dieu, écoute !…

Il s’était dressé de nouveau, il lui avaitsaisi le poignet ; il la maintenait immobile pour qu’elleécoutât, elle aussi, et il paraissait plein d’horreur de ce qu’ilentendait et de ce qu’elle n’entendait point.

Elle voulut le rassurer immédiatement.

– Mais je n’entends rien ! Jacques, jet’en supplie, calme-toi !… Je n’entends rien !… Il n’y arien !…

Il resta encore un instant aux écoutes, puissa main desserra son étreinte et Fanny retira son poignet endolori.Alors, il la regarda et elle fut épouvantée de l’horreur qu’ellelut dans ses prunelles, et il lui dit, dans un souffle :

– Tu n’as pas entendu un bruit dechaîne ?

Elle secoua la tête.

« Un bruit de chaîne, continua-t-il, quise traînait doucement sur le parquet ?

– Où ?…

– Ah ! où… voilà ce qu’il faudraitsavoir !… Un bruit de chaîne qui se traînait autour de nous,quelque part !…

– Quelque part, dans ton oreille,Jacques !… dans ton oreille ! seulement dans ton oreilleet dans ton cerveau !… Oh ! prends garde à toi !…prends garde à toi !… Cette Marthe nous aura apporté ici lafolie, si ça continue, Jacques, prends garde à toi !…

– C’est vrai ! fit Jacques en se passantla main sur le front… Il faut faire attention à soi… Il ne faut pasdevenir fou !…

Mais il tressaillait au moindre bruit, etc’est ainsi que le son de la petite pendule de Boulle qui sonnaitdeux heures du matin dans le boudoir le fit frissonner.

– Ce que tu as cru entendre, dit alors Fanny,c’est certainement le déclenchement du ressort qui se produittoujours quelques instants avant qu’elle sonne…

– C’est bien possible ! répondit-il, maisça ne ressemblait pas du tout à ce bruit de déclenchement, c’étaitcomme une chaîne… une chaîne que l’on traîne à son pied… oui, oui,je sais ce que tu vas dire encore, une illusion !… c’est bienpossible !… Je te dis que c’est bien possible ! tout estpossible maintenant… maintenant que je ne peux pas me débarrasserde cette idée qu’elle a amené le fantôme avec elle, dans lechâteau, et qu’elle est repartieen nous le laissant !…Oui, il me semble qu’il est là, qu’il nous voit, qu’il nous écoute,et qu’il s’amuse à nous épouvanter avec son bruit de chaîne…

– Mon Dieu ! Où allons-nous ?… Oùallons-nous si tu crois à la réalité du fantôme ? soupiraFanny…

– Je ne te dis pas que je crois à la réalitédu fantôme… je n’en suis pas tout à fait là… mais une idée defantôme dont on ne peut pas se débarrasser, c’est aussi réel que lefantôme lui-même, vois-tu ?… puisque déjà je l’entends !…Alors, j’ai la terreur atroce de le voir !… Et qu’est-ce queça me fait que le fantôme ne soit pas réel si je le vois ! sije le vois, moi, réellement !… Pour moi, il ne peut pas êtreplus réel !… Je te dis qu’André ne me quitte plus !… J’aientendu la chaîne qu’il traîne à son pied, tout à l’heure… je l’aientendue aussi bien que Marthe a pu l’entendre… mais je t’affirme,ma chérie, je te jure, que si je vois André comme elle le voit,elle, avec sa blessure à la tempe… eh bien ! j’enmourrai !… Cela je ne pourrai pas le supporter !…Non ! non ! je ne le pourrai pas !

Elle ne lui répondit même point, tant elleétait anéantie de le voir réduit à cet état… Et il y eut entre euxun effrayant silence tout rempli de la présence du mort !

Et, tout à coup, au loin, dans la nuit, leschiens se mirent à hurler à la mort !… C’était une lamentationsi lugubre, un hurlement si sinistre, une plainte si désespérée,une douleur si humaine dans la gorge des bêtes à la gueule tenduevers la lune, que Fanny elle-même en eut la sueur au front !…Il se prirent tous deux leurs mains moites et ne se lâchèrent quelorsque les chiens se furent tus.

C’est Jacques qui parla le premier :

– Les chiens auraient vu passer le fantômed’André dans le parc ou glisser le long d’une fenêtre du corridor,qu’ils n’auraient pas mieux aboyé pour mapeur, dit-il. Je voudrais bien que cette nuit fût achevée…Je n’en puis plus… La lumière seule du jour me guérira…

– Eh bien ! secoue-toi un peu enattendant la lumière du jour ! Tu voulais allertravailler !… Tu dois avoir des tas de choses à faire si nousvoulons partir demain… Descendons ensemble dans tes bureaux,veux-tu ? supplia-t-elle.

– Ça non !… ça, par exemple, non !…Je ne veux pas sortir avant le jour dans les corridors !…C’est effrayant ce que je vais te dire : J’aipeur de le rencontrer !Écoute !… Ah ! écoute, cette fois !…Entends-tu ?… entends-tu ?…

Cette fois, elle trembla, elle aussi, et ellerépondit à voix basse :

– Oui, silence !… J’entends !…

Et, deux minutes, ils restèrent ainsi, nebougeant pas plus que les statues… Alors, comme ils n’entendaientplus rien, ni l’un ni l’autre : elle dit :

– C’est vrai qu’il y a commeun bruit de cliquetisde chaîne…

– Ah ! tu vois !… tuvois !…

– Oui, mais je ne suis sûre de rien… Le bruitne s’est pas renouvelé… et puis, après tout, il peut être trèsnaturel… nous en chercherons la cause demain… et nous en rironspeut-être après l’avoir trouvée… C’est un bruit qui peut venir dudehors, un gond de porte qui grince, la chaîne d’un cadenasbalancée par le vent…

– Il n’y a pas de vent ! dit-il.

Comme si le ciel eût voulu lui donner unimmédiat démenti, le vent s’éleva aussitôt et ils furent stupéfaitsd’entendre si vite sa voix lamentable aboyer aux fenêtres ets’engouffrer dans les vastes cheminées. Et les chiens se remirent,dans le même moment, à hurler à la mort ! Et ce fut un concertsi triste que Jacques se boucha les oreilles. Mais tout à coup,Fanny lui arracha les mains des oreilles.

– J’ai entendu lebruit de chaîne ! dit-elle… Et cebruit est dans l’appartement… je te dis que quelque chose a remuédans ta chambre…

– Ah ! c’est toi, maintenant, c’esttoi ! Tu vois que je ne suis pas si fou !… C’est lefantôme qui se promène !… Il est dans ma chambre !…

– Où est ton revolver ? demanda Fanny, lagorge sèche, la voix sifflante.

– Ah ! oui, mon revolver !… Tu asraison !… On ne sait jamais !… Et si je vois le fantôme,tu sais, je tire !… Je tire dessus comme sur unchien !…

– Je n’entends plus rien ! mais,certainement, reprit Fanny qui maintenant, croyait à un dangerréel… certainement que quelqu’un a remué dans ta chambre…

– Attends ! je vais chercher monrevolver… Il est dans le tiroir de la table du cabinet de toilette…C’est le revolver qu’André a laissé !… Je tirerai sur lefantôme avec son propre revolver ! hein ! qu’est-ce quetu dis de ça ?… ça le fera peut-être fuir !… et il ricanacomme si déjà toute raison l’avait abandonné.

Brusquement, il ouvrit la porte du cabinet detoilette. La pièce était plongée dans une demi-obscurité,uniquement éclairée par le rayon lunaire. Après une courtehésitation, Jacques s’enfonça dans l’ombre, tendant les bras versla table où il était sûr de trouver le revolver.

Fanny l’entendit, un instant, tâtonner, ouvrirle tiroir… puis… il y eut dans la petite pièce la formidableexplosion d’un coup de revolver, un cri terrible et la chute d’uncorps !…

La jeune femme, d’un bond, fut dans le cabinetde toilette. Elle se heurta à un cadavre, celui de Jacques.

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