Jean Diable – Tome II

Jean Diable – Tome II

de Paul Féval (père)

LE PROCÈS CRIMINEL

I – Juge Bamboche.

Il était assis sur son siége, le juge bamboche(puppet-Justice), l’homme le plus gai de Londres ;son siège était une barrique, dont le ventre largement ouvert et chantourné formait un fauteuil commode en même temps que majestueux. Devant lui était sa table : une vieille planche sur deux tréteaux, supportant un effrayant verre de gin. Pour simarre, il avait la jaquette goudronnée des porteurs de charbon ; pour perruque, il portait un paquet d’étoupes qui avait dû servir longtemps de faubert et laver le pont de bien des alléges. Auprès de lui reposaient sa pipe et sa poche à tabac,ainsi que son chapeau muni d’un appendice long et large comme cette queue du castor architecte qui attendrit tous les naturalistes.Cette queue ici n’est pas une truelle, c’est le bouclier qui protège la rude peau d’Hercule charbonnier contre les caresses de son panier trop lourd.

À sa droite, son greffier s’asseyait ; à sa gauche, dans une autre barrique, siégeait l’attorney du roi. Les avocats étaient à leurs bancs, l’accusé sur sa sellette,l’auditoire les pieds dans la boue.

Et tous, juge, attorney, greffier, avocats,jouaient leurs rôles divers avec un imperturbable sérieux. C’était le fun tribunal de Lowlane, le tribunal bamboche, une des plus chères amusettes du petit peuple anglais, qui se délecte éternellement à railler la drôlatique législation qu’éternellement aussi ses hommes d’État proclament la première législation du monde.

Le juge bamboche et l’attorney bamboche, legreffier, les jurés, les témoins, les avocats, tout le funtribunal, autrement nommé Irish court, car Londresimplacable ne perd aucune occasion de jeter à l’Irlande la moquerieou l’injure, avaient pour salle d’audience le bas-bout du cabaretdu Sharper’s, c’est-à-dire l’amphithéâtre même où Thomas Paddock,en son vivant Jean Diable, avait abreuvé aux eaux de sa sciencetoute une jeune génération de filous. Jenny Paddock, la veuve deThomas, était une femme industrieuse, qui faisait des affairesconsidérables et se donnait beaucoup de mal dans le but d’épouserle petit juif qui vendait du tabac de contrebande sous soncomptoir, dès que ce jeune commerçant aurait l’âge. Elle n’avaitqu’une vingtaine d’années de plus que lui, et ces sortes d’unionssont fort communes de l’autre côté de la Manche, même dans legentil peuple, comme s’intitule modestement la hautebourgeoisie. L’ambition de Jenny Paddock était précisément de faireun jour partie du gentil peuple. Pour en arriver là, elleaccomplissait loyalement ses divers devoirs de voleuse, derecéleuse, de fraudeuse et d’empoisonneuse. Elle était en vérité lamère de cette famille de coquins qui encombrait son taudis. Lesmères, en effet, aiment à tenir en lieu sûr les petites économiesde la couvée Jenny Paddock ne laissait jamais un farthing dans lapoche de ses poussins ; tout le fruit de leurs pillagespassait dans son escarcelle ; elle avait déjà quelque part unmillier de livres de revenu qui représentaient la dîme prélevée surun million de forfaits. Il n’était pas dans Londres entier unpique-poche qu’elle n’eût entamé, un crocheteur de serrures qu’ellen’eût écorché, un assassin qu’elle n’eût dépouillé. Titus, délicesdu genre humain, et son père Vespasien, patron d’une industrie plusutile qu’agréable, disaient : L’argent n’a pas d’odeur ;en nos âges où la considération est fille de l’argent, le respectpublic enchérit de beaucoup sur l’opinion de Vespasien et deTitus : l’argent a de l’odeur à la façon des roses dont latige sort du fumier, l’argent sent bon, l’argent porte en soi leplus noble et le plus enivrant de tous les parfums. Jenny Paddockn’avait pas tort, et son entreprise était loin d’être folle. Dufond de son enfer elle appartenait déjà au gentil peuple,puisqu’elle avait de l’argent.

Elle avait du bonheur aussi, à part même laperte qu’elle avait faite de Thomas Paddock qui la rouait de coups.Le tribunal bamboche, ou la cour irlandaise, ayant eu maille àpartir avec son ancien impresario, le maître du Saint-Antoine,derrière Lincoln-Inn-Fields, s’était réfugié chez elle, lui amenantsa clientelle nombreuse et bien choisie, et du même coup le marchéaux témoins, qui suit partout le fun tribunal.Covent-Garden et Drury-Lane, les théâtres de Shakspeare abandonné,auraient bien voulu avoir tous les gentlemens qu’on refusait à laporte du Sharper’s.

Il était neuf heures du soir environ, et lasalle, pleine d’asphyxiantes chaleurs, grognait de joie en suivantl’éternel procès de Jack Simple, qui a volé les dindons de satante. Ce procès légendaire est célèbre chez nos voisins, commechez nous sont populaires les aventures du petit Poucet ou lesmalheurs de Geneviève de Brabant. Jack Simple est le filleul dusquire et le neveu de la vieille Maud, qui parle en versets de laBible. Il aime Suzy la bergère, et Suzy, comme de juste, courtaprès un mauvais sujet. Jack va trouver Peg la sorcière et luidemande un philtre pour forcer l’inclination de Suzy. Peg luidit : Pour composer le philtre, il faut un dindon gras ;et Jack Simple s’introduit nuitamment chez sa tante Maud pour luivoler le roi de sa basse-cour. Peg dévore le dindon et fournit lephiltre ; Jack Simple, l’ayant avalé, veut embrasserSuzy ; il reçoit un coup de poing sur l’œil : celal’étonne et l’afflige ; il va se plaindre à Peg, qui a digéréle dindon et qui lui demande sévèrement s’il a bu le philtre àjeun. Sur sa réponse négative, Peg lui fait un bout de morale surle péché de gourmandise ; son sermon se termine par l’ordreexprès d’apporter un autre dindon. Jack Simple escalade de nouveaul’enclos de la tante Maud. Un second dindon est dévoré par Peg, quifournit un second philtre, et Jack Simple, plein de confiance, etayant eu soin cette fois de le boire avant déjeuner, courtprésenter sa joue à Suzy, qui lui fait un noir sur l’autre œil. Unecolère légitime le transporte, il coupe un brin de bois vert etprodigue à Peg une juste volée. En elle-même, Peg jure de sevenger. L’occasion ne tarde pas à s’offrir ; la tante Maudarrive chez la sorcière pour savoir d’elle le nom du misérable quia volé les deux plus beaux dindons de sa basse-cour. Peg faitbouillir son crâne de vache dans la marmite magique.« Voisine, dit-elle, cette nuit, à la douzième heure, lelarron escaladera le mur de votre basse-cour. »

La vieille Maud, ayant récité en guise depaiement quelques versets appropriés à la circonstance, rentre chezelle et convoque ses voisins. On prépare une forte corde avec unnœud coulant. Pendant cela, Peg, la perfide créature, va trouverJack Simple et lui dit : « J’ai fait bouillir pour toimon crâne de vache ; Suzy te suivra partout comme un chien situ parviens à tordre le cou d’un troisième dindon à l’heure deminuit. »

Hélas ! vous devinez le reste ; maisce qu’il vous est impossible de mesurer, ce sont les joies de latourbe choisie qui encombre le Saint-Antoine ou le Sharper’s à lareprésentation de ces naïves moralités. Quand la vieille Maudreconnaît son neveu dans le larron à demi étranglé, c’est un oraged’allégresse et les murs tremblent.

Or, Jack Simple est amené, la corde au cou,devant le squire, qui prétend n’être que son parrain. Jack Simpleest pour le squire un impôt vivant ; il reçoit du squire cinqschellings au Christmas et cinq schellings à la Saint-Jean, safête ; cela fait une demi-guinée. Le squire, enchantéd’éteindre cette rente, renvoie Jack Simple devant les assises ducomté. Ici commence la procédure macaronique, qui est vieille commela lourde gaieté de l’Angleterre elle-même, mais à laquelle chaquemetteur en scène ajoute de nouveaux détails.

C’est d’abord l’interrogatoire par le coroneren bras de chemise, qui fait sa barbe et chante une chansond’Écosse pendant que l’infortuné Jack répond à ses questions. C’estensuite l’entrée en prison, l’inventaire des poches, et le partagedes pauvres dépouilles entre les porte-clés ; c’est enfinquelque Proserpine de ce noir Tartare qui vient jouer auprès deJack Simple épouvanté le terrible rôle de Madame Putiphar.

Mais la cour de circuit arrive à grand fracas,cette justice ambulante qui fait le tour de l’Angleterre avec sonarmée et les goujats de son armée, avec ses officiers ministériels,ses procureurs de la couronne, ses greffiers, ses employés etjusqu’à ses avocats : véritable compagnie, comme eûtdit Scarron en son Roman comique, troupe complète où leDestin, avocat, défend noblement la veuve et l’orphelin, soutenuepar La Rancune, avoué. Cela vous met une ville en révolution ;l’émoi saisit tout Ragotin et toute Madame Bouvillon. Il y a mêmedes gens passionnés pour la justice qui suivent lecircuit-court à la traîne, de ville en ville, comme lesgamins chez nous accompagnent, de la place d’armes à la caserne,les tambours battant la retraite.

Le jury est constitué : une douzaine debraves gens qui parlent cotons filés, poisson salé et fer fondu. Lechef-justice prend place sur son siège auguste, le sollicitor duroi se couvre, les avocats ajustent leurs perruques et l’auditoireadmire la belle tenue des huissiers qui laissent tomberpériodiquement, même quand personne ne parle, leur fameux motsilence, ainsi prononcé :

– Saïlennn’ce.

L’acte d’accusation où ce malheureux JackSimple est chargé de tous les vices et de tous les crimes, se lit àhaute voix, puis le chef-juge ordonne l’introduction des témoins.Entre Paddy, dont l’orteil passe au travers de sa chaussure, etdont les grands cheveux rouges, hérissés, supportent un tout petitchapeau sans fond et sans bords, au cordon duquel une pipe courteet noire est passée. Paddy marche vite et d’un air troublé ;il jette à l’auditoire des regards sauvages. C’est un Irlandais, ila un succès de haine.

– Je jure que j’ai tout vu. VotreHonneur ! Je jure qu’il a pris la bête ! Je jure quec’est un coquin ! Je jure que c’est un païen ! Il avaitune veste grise trouée au coude, je le jure ! Et la pauvrebête a crié si fort que j’ai eu froid sous les aisselles ! Jejure que je suis d’Ardagh où il n’y a point de menteurs ! Jejure…

Voilà Murphy, encore un Irlandais ! Il atout vu, il jure aussi de la main droite, de la main gauche, desdeux pieds s’il le faut. Oh ! le scélérat maudit ! Ilavait une veste de toile blanche, et il a emporté la bête vivantesous son bras. La bête gloussait tout doucement, malheureusecréature…

À Murdock, maintenant, toujours unIrlandais :

– Mentir est un péché, voshonneurs ! que Dieu bénisse vos petits enfants ! Lemisérable coquin avait une veste noire, aussi vrai qu’il fautpercer la langue de tous les imposteurs avec un fer rouge ! Jejure bien sur mon salut et sur celui de ma femme que le crimineln’était pas à son coup d’essai, car il a su étouffer le malheureuxanimal sans le faire crier… Que j’aille en enfer, mes vrais amis,si je n’ai pas dit la vérité ! Et d’autres Irlandais à lafile : des monceaux de haillons et de parjure ! Pas unedéposition qui ressemble à une autre déposition, mais toutes lesdépositions vraies et affirmées sous les plus terriblesserments.

Le juge bamboche dit :

– Voilà de jolis garçons : un coup àla santé de l’Irlande ! Il avale une effroyable rasade, ettout le monde l’imite. L’huissier lui crie, en essuyant ses lèvreshumides de gin avec l’étoupe de sa perruque :

– Saïlennn’ce,gentlemen !

L’attorney de la couronne se lève comme unressort.

– Milord et messieurs ! s’écrie-t-ilde ce ton furibond que le doux Cicéron dut prendre pour prononcerle quousque tandem ; – depuis assez longtemps uneplaie gangreneuse et contagieuse décime les populations de cettecontrée qui, j’ose le proclamer ici, est la première du mondeentier, tant sous le rapport des institutions morales qu’au pointde vue du système politique ; depuis trop longtemps un malfuneste et dont l’origine, à ce qu’il semble, doit resteréternellement un mystère, ronge le cœur même des libres habitantsde nos campagnes. Si l’on interroge la statistique, scienceéminemment anglaise et que plusieurs bons esprits regardent commedevant remplacer toutes les autres dans un temps donné, on découvreavec une épouvante à laquelle se mêle quelque horreur que dans leseul comté de Middlesex, centre du royaume uni, et par conséquentpivot de l’univers, 772 cas de cette affection morbide se sontdéclarés depuis quarante-trois ans seulement. Loin de diminuer, laproportion augmente, le chiffre des dernières années dépasse de 29p. 100 celui des premières, et nul ne saurait dire, à moins d’êtreprophète, où s’arrêtera cette effrayante progression.

Milord et messieurs, le premier devoir d’unorateur devant un auditoire illustre comme celui qui m’entoure estde ménager ses paroles. Je n’ai pas d’énigme à vous proposer. Jedésignerai loyalement les choses par leur nom, et je dirai sansambages ni frivoles circonlocutions que le mal dont je parle, malprofond, mal qui tend à devenir endémique sur toute l’étendue destrois royaumes, est le vol nocturne des dindons…

Cette chute est toujours la même depuis que lefun-tribunal existe. Voilà près d’un siècle qu’ellesoulève chaque soir la même tempête d’applaudissements. Sur lecontinent, nous n’avons point de succès si durables.

Quand l’huissier a nasillé sonsaïlenn’ce ! et que l’orage est un peu calmé, lesamis de l’attorney viennent lui serrer la main avec émotion. Lesjurés lui font de loin des mamours et le juge lui envoie un baiser.Il reprend son réquisitoire, où il demande justice prompte, sévèreet impitoyable. Il faut couper le mal dans sa racine. LesInstitutes de Gaïus n’y vont pas par quatre chemins, et lesPandectes de l’empereur Justinien sont formelles dans l’espèce. Lechancelier Stair opine pour la mort ; Blakstone, la lampeimmortelle de la jurisprudence anglaise, n’a pas d’autre avis dansses prodigieux Commentaires ; Christian dans sesNotices,Glamorgan dans son Syntagma demandent àgrands cris le dernier supplice. Toutes ces nobles intelligencescomprenaient qu’une médication vigoureuse peut seule arrêter leprogrès de ce déplorable cancer des sociétés modernes. Il esttemps, ajoute l’attorney d’une voix que l’émotion rend chevrotanteet voilée ; il est grand temps ! Les dindons, vous lesavez, milord et messieurs, sont d’origine étrangère et naturaliséschez nous. Au droit étroit se joint le bénéfice supérieur de la loid’hospitalité. Ce sont eux qui vous parlent ici par la voix del’avocat de la couronne, et qui réclament bien plus encore qu’ilsne sollicitent votre protection. Ils vous demandent, et je terminemoi-même par cette question : Voulez-vous, oui ou non, que lafamille des poulets d’Inde continue d’exister dans vosbasses-cours ? ou prétendez-vous la rayer de l’échelle desêtres et la reléguer parmi ces races disparues dont la scienceseule connaît aujourd’hui les noms ? Pour les condamner, dequel crime les accusez-vous ? ont-ils tué ou même voléseulement ? Et à défaut de la mémoire du cœur, n’avez-vous pascelle de l’estomac ? Encore dix ans, la statistique leproclame, le dernier dindon aura péri victime de cette guerresourde et sauvage. Vous avez, pour réduire la question à cetteévidence limpide qui ne laisse pas de prétexte au doute, vous avezà choisir entre les dindons et les voleurs, entre le mal et lebien, entre le crime et l’innocence… Dieu me préserve, milord etmessieurs, d’ajouter une parole ! Le sort de toute une raceest entre vos mains : je vous laisse en tête-à-tête avec votreconscience, et que l’accusé soit pendu !

Rasade générale, tandis que les amis duministère public l’embrassent avec effusion.

Mais l’avocat Bamboche a rangé devant lui unemultitude de papiers crasseux, et empilé à sa droite un monceau debouquins en lambeaux. Il dépose sa pipe, il tourmente sa perruque,il arrange sur son gilet souillé, le lambeau de serviette qui luisert de rabat ; tout en lui annonce ce travail mentalprécurseur d’un foudroyant exorde.

Tout à coup il saisit d’une main noire unbouquin plus gros et plus sordide que les autres.

– Saïlenn’ce ! chantelentement l’huissier.

– Et nous aussi, s’écrie l’avocat quibrandit son bouquin avec transport ; et nous aussi, nous tepossédons, divin Blackstone ! Le soleil luit pour tout lemonde ! Indignes que nous sommes, ta lumière nouséclaire ! Blackstone ! Guillaume Blackstone, épée etflambeau de la Thémis anglaise, nous te possédons, non passeulement dans notre bibliothèque, mais encore dans notre mémoireet dans notre cœur ; nous possédons ton œuvre incomparable,nous la possédons vierge et débarrassée des notes impures de ceChristian que n’a pas craint de citer notre adversaire !…Milord et messieurs, je vous le demande : la bougie la plusbrillante est-elle à l’abri de l’éteignoir ? et de quel usagepeut être une bougie éteinte dans l’obscurité ? L’honorablemagistrat qui nous attaque a pris un éteignoir nomméChristian ; il l’a posé sur Guillaume Blackstone, le flambeau,et il s’écrie : Voyez-vous clair ?

Non, nous ne voyons pas clair, parce que lepropre de l’éteignoir, selon Gottlieb Heineccius, jurisconsulteallemand dont personne ici ne contestera le savoir (autant vaudraitnier le jour même), le propre de l’éteignoir, dis-je, est desupprimer momentanément la lumière. Je demande à l’éloquent avocatdu roi s’il nie le fait ?…

L’attorney hausse les épaules avec dédain.

– Il ne nie pas le fait ! reprend ledéfenseur triomphant. Et je prie tous ceux qui m’écoutent deremarquer une chose : j’ai prononcé le motmomentanément ; pourquoi ? parce que pour faire brillerde nouveau une bougie éteinte, il suffit de la rallumer. C’estélémentaire, mais c’est capital ! Je me fais fort d’enleverl’éteignoir ; je rendrai à notre Blackstone le lustre dont onle dépouille à plaisir, et il suffira d’un seul de ses rayons pourdissiper les ténèbres factices, si j’ose m’exprimer ainsi, au seindesquelles on vient de nous plonger !

Jack Simple, l’accusé bamboche, était icireprésenté par un gros nigaud qui, depuis l’ouverture del’audience, mangeait du pudding aux groseilles en buvant du porternoir. L’avocat, se tournant vers lui au moment où il venaitd’engloutir une bouchée magistrale qui lui gonflait les deuxjoues :

– Pensez-vous, milord et messieurs,reprit-il, que dans un pays libre il soit permis d’arracher à safamille un malheureux enfant sous un prétexte que je qualifieraisde futile, s’il n’était à la fois choquant et odieux ?Pensez-vous qu’il soit licite de changer en deuil la paix d’uncitoyen, de lui enlever le sommeil de ses nuits et l’appétit de sesjours, de remplacer son embonpoint par la maigreur, et par lapâleur le gai coloris des joues de la jeunesse ? Tournez, s’ilvous plait, vous juges, vous jurés, vous auditoire, un regard verscette déplorable victime d’une législation imprudente, et dites-moicombien il faudrait de dindons pour payer une semblabletorture !…

Notre Jack Simple, ayant achevé son pudding,mordit une corde de tabac, et croisa les bras avec quiétude sousles regards de l’assistance.

– Jeunesse ! clama l’avocatimpétueusement, don des dieux immortels, fleur de la vie, trésor dela nature ! amour, but providentiel de l’existence, loisplendide supérieure à toutes les lois portées dans le parlement,supérieure et antérieure, puisque Philémon aima Baucis, etréciproquement, bien avant l’instauration du régimeparlementaire ! Sourires, baisers, danses sur l’herbe, au sondu violon champêtre ! doux accomplissement du précepte :croissez et multipliez, pépinière de l’humanité, préservation dumonde, élixir de vie qui sans cesse remet du sang nouveau dans lesveines épuisées de l’univers ! Trois dindons ! quedis-je, deux dindons seulement, car le troisième orne encore labasse-cour de notre tante, deux dindons ont été sacrifiés surl’autel de l’amour. Voilà le crime ! Que l’attorney du roivienne faire ici serment qu’aucun dindon n’a jamais été immolé à sagourmandise ?

Voulez-vous savoir un fait déplorable ?C’est la superstition qui domine encore nos campagnes. On vientnous parler ici tout uniment d’une sorcière. Je m’adresse auxgentlemen jurés : Pourquoi y a-t-il encore dessorcières ? Que fait le gouvernement pour l’extirpation de lasorcellerie ? La sorcière a mangé les dindons ; c’est lafable de Bertrand et Raton ; mon client a retiré les dindons,non pas du feu, mais de la basse-cour, et la sorcière seule, en aprofité. Pendez la sorcière ! pendez toutes lessorcières ! Faites un peu, un tout petit peu votre devoir demoralisateurs, et il sera temps alors de vanter en termes pompeuxl’excellence de vos institutions morales. Moi, je prétends quec’est vous, gouvernement, qui avez volé les dindons, et que monclient Jack Simple est un martyr !

En fait, milord et messieurs, nous plaidonsnon coupable. Rien ne prouve que deux dindons manquent à la tanteMaud, qui a pris la peine de fonder une secte où il est défendu deprêter serment. La tante Maud est seule de sa secte, comme c’estl’habitude dans notre joyeux pays où il y a autant de sectes qued’exemplaires de la Bible. Les voisins ont vu Jack Simple venirchez sa tante en passant par-dessus le mur. À l’âge de mon client,on traverse les rivières à la nage, plutôt que de chercher le pont.Je ne vois qu’une circonstance coupable, c’est le nœud coulantqu’on lui a mis autour du cou, et je fais mes réserve pour lesdommages-intérêts. En dehors de cela, nous avons dix témoins quidisent le blanc et le noir, le pour et le contre, le chaud et lefroid : ce sont des Irlandais. Un balai !

Sommes-nous arrivés à ce point de risquer lacorde chaque fois que nous rendons nos devoirs à des parents quiont une basse-cour ? Périssent les dindons plutôt que tant deprincipes attaqués dans cette perverse procédure ! Je lesaime, cependant, milord et messieurs, les dindons, mais j’abaissemon appétit devant mon caractère.

En droit, la législation de Lycurgue à Sparteet celle des décemvirs à Rome, la loi hébraïque et ce que noussavons de la jurisprudence brahmane, s’accordent parfaitement avecle corps du droit romain, les codes des peuples du nord, etc.

Silberradt en Allemagne, Loe enAngleterre ; en France, Ferrière et Pothier, s’accordent etoffrent l’exemple d’un admirable ensemble. Le texte : Siquis gallinam… ne peut s’appliquer aux dindons. Il y a dansces deux noms déterminatifs une racine visible : Dindon parlede l’Inde comme Gallina parle des Gaulles. Les dindons n’étaientpas sujets de l’empereur Justinien.

Ici l’avocat fit une pause au milieu desmurmures les plus flatteurs. On but à la ronde, et Jenny Paddockrenouvela sur chaque table la provision de gin. Puis, le défenseurfaisant un tas de ses notes éparpillées et posant bruyamment sur letout le volume maculé des divins commentaires de Blackstone,retroussa ses manches en homme qui va donner un fort coup decollier.

– Messieurs les jurés, reprit-il d’unevoix creuse et changée, j’ai dit. Vous êtes des hommeslibres ; ne soyez point arrêtés par la vaine crainte dedéplaire à la cour. La cour n’est pas plus que vous. Votre verdictva être entre vous et Dieu. D’un côté, il s’agit de deux oiseauxdomestiques que nulle puissance humaine ne peut ressusciter, del’autre se présente une jeune âme chrétienne, un homme, lechef-d’œuvre de la création. Là-bas, sur les bords fleuris de lapetite rivière, au bout de la prairie large et teinte d’un vertprofond, s’élève un modeste cottage. Les grands bœufs qui ruminentdans la prairie n’appartiennent pas à la malheureuse femme en deuilaccoudée à la fenêtre, la tête inclinée et les yeux humides. Elleest pauvre, celle-là, elle n’a qu’un bien ici-bas, c’est son fils.Elle attend ; qui attend-elle ? son époux, non. Sa robeest noire, et le vent agite sur son front le voile des veuves. Sonmari ne reviendra jamais. Elle attend son fils, son uniquetrésor ; son fils qui la soutient, son fils qui la console,son fils qui fait renaître parfois un sourire sous ses larmes…C’est la mère de Jack Simple… Vous avez entre vos mains sa vie ousa mort. Que Dieu éclaire votre raison et souffle en vous samiséricorde !

Il se laissa tomber, suffoqué par son émotion.Ses amis se pressèrent incontinent autour de lui et lui entonnèrentun verre à bière plein de gin, après quoi ils le portèrent entriomphe.

– Accusé ! cria le juge bamboche,avez-vous quelque chose à dire au tribunal ?

Jack Simple se leva lentement et vint à labarre, après avoir étiré ses membres comme un chien paresseux qu’ona brusquement éveillé. Il regarda d’un œil terne le tribunald’abord, puis les jurés, puis l’auditoire. On applaudit tantc’était un superbe idiot !

– J’ai à dire, répondit-il d’un accenttraînant, que, si j’en réchappe, j’arrangerai Peg et la tanteMaud !

– Malheureux ! s’écria l’avocat.

– Toi, répliqua Jack Simple, tu n’esqu’un fainéant ! Ma mère n’a pas de cottage. Elle est à laprison de Bridewell !

– Malheureux !… répéta le défenseuren arrachant l’étoffe de sa perruque.

– Et pour ce qui est des dindons,continua paisiblement Jack Simple, c’est les deux premiers que j’aipris ; avant cela, je ne voulais que des poules… Et ils en ontmenti, s’interrompit-il avec colère, ceux qui disent que j’ai faitcrier les dindons ! pas si bête ! Si vous voulez, je vasvous expliquer comment on emporte ces animaux-là sans les fairecrier…

L’avocat n’avait plus un brin de filasse à saperruque.

C’est l’heure des trépignements et destransports d’allégresse. L’explication de Jack Simple, démolissantl’œuvre de son défenseur, est le cinquième acte de la pièce, qui setermine, bien entendu, par une belle et bonne pendaison. Il fauttoujours un fond lugubre aux gaietés de John Bull. Mais,aujourd’hui, le drame ne devait pas avoir son dénoûmenttragi-comique. L’explication de Jack Simple fut interrompue par ungrand bruit qui se fit du côté de la porte, ouverte et referméeavec fracas. Les spectateurs de bonne foi eurent beau crier :Écoutez ! écoutez ! les hurlements et les bravos quis’élevaient à l’autre extrémité du cabaret couvrirent la voix del’acteur principal qui finit par se retourner, abandonnant sonrôle. Le public, que rien ne retenait plus, s’élança en tumultevers le comptoir qui restait voilé derrière un épais nuage defumée.

Au delà de ce nuage, le tumulte augmentait,dominé par cent voix joyeuses qui criaient en chœur :

– Ned Knob ! le petit Ned et sajolie Molly qui sont venus au Sharper’s en équipage !

Certes, c’était chose rare. Il y avait, eneffet, une voiture de louage qui stationnait à la porte duSharper’s, devant les baraques démolies, servant de dortoir auxbohèmes de la misère londonienne.

Et c’était bien Ned, avec sa maigre figureridée et ses yeux malades, habillé de neuf de la tête aux pieds,chapeau lustré, bottes reluisantes comme deux miroirs, gantsblancs, canne de jonc à penne d’argent doré, Ned, tout petit etpendu au bras de la jolie Molly, barbue et roulant ses yeux ternispar la somnolence de l’ivresse, mais fière sous sa robe de soierouge à falbalas, portant haut son chapeau de paille surmonté d’unpaquet de plumes déjà fanées, et brandissant un superbe parapluiequi semblait pour elle la partie la plus flatteuse de satoilette.

Ned s’arrêta à quelques pas de la porte etprit une pose pour se laisser admirer. L’orgueil est la folie desgrands nègres et des petits hommes : Quand il eut bien joui dela surprise et de l’émerveillement général, au lieu de répondre auxquestions qui se croisaient autour de lui de toutes parts, ilfouilla dans sa poche qui sonna l’or, et jeta sur le comptoir undouble louis de France en disant :

– Un punch pour tout le monde !

Hommes et femmes poussèrent un longhurrah.

– À distance ! cria Ned, tandis queMolly faisait le moulinet avec son beau parapluie. Ne touchez ni àmon drap ni à la soie de milady, s’il vous plaît. Tout cela coûtede l’argent honnêtement gagné. Vous êtes contents de me revoir,c’est tout naturel ; je comprends votre attachement, maisentre nous la familiarité ne serait pas convenable. Nousn’appartenons pas à la même classe sociale.

Il y a malheureusement nombre de coquins enFrance, et par conséquent, sauf certaines différences de mœurs etde physionomie, il peut se trouver à Paris ou ailleurs quelquebouge comparable au Shasper’s de Low-Lane. Figurez-vous cependantles rires et les huées qui accueilleraient chez nous un discourscomme celui de Ned Knob. À Londres, il n’en est pas ainsi. La maniedes castes, des distinctions, des catégories est là si profondémentinvétérée qu’elle pénètre jusque dans les bas-fonds, où la honte, àtout le moins, devrait établir un niveau. Parmi les coquins, commechez les honnêtes gens, toute prétention insolente a chance de sefaire accepter, pourvu qu’elle parle avec accompagnement de monnaieau gousset. La boue de la Cité a, comme le radieux West-End, sanoblesse, son gentry, son public. On se cacha pour rire du petitNed Knob et de la puissante Molly, qui avaient du drap fin et de lasoie sur le dos ; on fit cercle autour d’eux, à distance,comme cela était ordonné, et le juge bamboche, exprimant l’opiniongénérale, dit :

– Nous savons bien que vous êtesau-dessus de nous maître Knob.

Jenny Paddock ajouta, non sans une légèrepointe de moquerie :

– Entrez au parloir, gentleman, avecvotre lady ; mettez la balustrade entre vous et les gens ducommun.

Le petit clerc se tourna vers sa compagne ets’écria, dans la naïveté de sa gloriole :

– Voyez comme on me traites Molly, jevous prie, ma chère enfant ! N’est-il pas flatteur pour unefemme d’avoir un cavalier tel que moi ?

– Donnez un coup à boire, Ned, répliquaMolly. Je consens à être damnée si vous n’êtes pas un gentilhommecomme il faut !

Ned ouvrit la claie branlante qui servait deporte au parloir, et poussa Molly devant lui avec une gravitéprotectrice.

Il s’assit à une table.

– Holà Bab ! cria-t-il en appelantdu geste une des misérables créatures qui servaient d’aide de campà la veuve de Jean Diable ; venez essuyer cette planche avecvotre tablier, ma fille, pour que j’y puisse mettre mes coudes etcauser familièrement avec tous ces vieux compagnons… Voussouvenez-vous, Bab ? Je vous ai fait la cour autrefois, etvous avez fait la renchérie ; voyez ce que vous avez perdu, mafille ; c’est vous qui auriez porté aujourd’hui la robe deMolly sur le corps !

Molly saisit Bab par l’épaule et la secouarudement.

– Un coup à boire ? ordonna-t-elle,ou je te casse en deux, effrontée !

– Voyez ! murmura Ned enchanté. Majolie Molly est jalouse de son homme !

Jenny Paddock était à peu près de la taille deMolly, mais elle avait moins de barbe. Par le fait, toutes lesmalheureuses qui étaient là pouvaient bien envier la haute fortunede Molly, mais la jalousie elle-même était forcée d’avouer queMolly méritait son bonheur. Dans Londres entier, Ned Knob n’auraitpas trouvé à la remplacer. Elle prit des mains de Bab la bouteillede brandy que celle-ci apportait et fourra le goulot dans sabouche. Au carnaval, nous voyons plus d’un Auvergnat déguisé encomtesse, mais pour le ton mâle de la chair, pour l’odeur d’ail etpour la dureté du poil, la jolie Molly aurait rendu des points hautla main. Ned Knob contempla pendant qu’elle s’abreuvait, son coumusculeux et tanné, sortant d’un foulard bleu de ciel noué sur sarobe rouge, sa face bronzée touchant sur les rubans roses de sonchapeau, ses gros yeux de poisson tranchant à la bouteille. Dieupouvait damner ce petit Ned Knob : il avait son paradis sur laterre.

– Comme cela, maître Ned, dit la veuvePaddock qui apportait elle-même les verres sur un plateau, mafoi ! comme cela, vous avez mis dans le blanc !

Ned lui caressa le menton paternellement.

– Votre sexe est créé pour le plaisir etnon pour les affaires, ma jolie Jenny, répondit le petit clerc.L’homme est changeant. Si jamais je répudie Molly, ma femme, jepenserai à vous… Allons ! les enfants, ysommes-nous ?

Les filles et les garçons du comptoir avaientservi le punch qui brûlait de toutes parts dans des terrines,jetant des reflets livides à toutes ces figures de bandits. Lesacteurs de la comédie judiciaire étaient au premier rang autourd’un chaudron plein d’esprit flambant ; avec des femmes et desenfants qui étaient à eux ou à d’autres. Tous emplirent leursverres ; la double santé du gentleman Ned et de sa lady futportée au milieu de clameurs enthousiastes. Puis le gentleman Nedprit un air grave et dit en déposant son verre :

– Mes enfants ! vous devinez bienque, dans la position avantageuse où je me trouve, je ne suis pointvenu ici pour boire votre méchant punch et éternuer la fumée devotre mauvais tabac. Je suis membre d’un club, et je fréquente lescigar-divans d’Oxford street… pas davantage !… mais j’ai unetrentaine de livres à partager entre quelques bons garçons, et j’aipensé à vous, mes camarades… Un hurrah pour moi et la jolieMolly !

On lui donna trois hurrahs au lieu d’un, et ilreprit en s’adressant au juge bamboche :

– Saunie, vieille main, approche ici, jete permets d’entrer dans le parloir.

Saunie, très-sérieusement honoré de ce choix,jeta sa perruque d’étoupe, mit sa pipe dans sa poche et enjamba laclôture. Le gentleman Ned quitta sa table et l’emmena tout au boutde l’enceinte en disant avec emphase :

– Ma femme elle-même ne connaît pas messecrets !

Ceci importait peu à la jolie Molly, quirejeta son chapeau à plumes derrière son dos pour se donner del’air, découvrant ainsi sa titus, hérissée comme une brosse àchasser les araignées. Elle saisit à deux mains sa bouteille auxtrois quarts vide, mit son parapluie entre ses jambes, et se prit àchanter d’une voix de matelot je ne sais quelle lugubre chose.

Le gentleman Ned, les mains dans ses poches,et se haussant sur ses pointes pour lever la tête à la hauteur dumenton de Saunie, demanda tout bas :

– Vieille main, quel est le cours du jourpour les témoins au criminel ?

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