Les Liaisons dangereuses

Lettre CXIV

La Présidente de Tourvel à Madame de Rosemonde

Ma chère amie, je cède à ma vive inquiétude et, sans savoir si vous serez en état de répondre, je ne puis m’empêcher de vous interroger. L’état de M. de Valmont que vous me dites sans danger, ne me laisse pas autant de sécurité que vous paraissez en avoir. Il n’est pas rare que la mélancolie et le dégoût du monde soient des symptômes avant-coureurs de quelque maladie grave ; les souffrances du corps, comme celles de l’esprit, font désirer la solitude ; et souvent on reproche de l’humeur à celui dont on devrait seulement plaindre les maux.

Il me semble qu’il devrait au moins consulter quelqu’un. Comment, étant malade vous-même, n’avez-vous pas un médecin auprès de vous ? Le mien que j’ai vu ce matin, et que je ne vous cache pas que j’ai consulté indirectement, est d’avis que, dans les personnes naturellement actives, cette espèce d’apathie subite n’est jamais à négliger ; et, comme il me disait encore, les maladies ne cèdent plus au traitement, quand elles n’ont pas été prises à temps. Pourquoi faire courir ce risque à quelqu’un qui vous est cher ?

Ce qui redouble mon inquiétude, c’est que, depuis quatre jours je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon Dieu ! ne me trompez-vous point sur son état ? Pourquoi aurait-il cessé de m’écrire tout à coup ? Si c’était seulement l’effet de mon obstination à lui renvoyer ses lettres, je crois qu’il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours d’une tristesse qui m’effraie. Ah ! peut-être suis-je à la veille du plus grand des malheurs !

Vous ne sauriez croire, et j’ai honte de vous dire combien je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes lettres, que pourtant je refuserais encore de lire. J’étais sûre au moins qu’il s’était occupé de moi ! et je voyais quelque chose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas ces lettres, mais je pleurais en les regardant : mes larmes étaient plus douces et plus faciles ; et celles-là seules dissipaient en partie l’oppression habituelle que j’éprouve depuis mon retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-moi vous-même aussitôt que vous le pourrez, et, en attendant, faites-moi donner chaque jour de vos nouvelles et des siennes.

Je m’aperçois qu’à peine je vous ai dit un mot pour vous, mais vous connaissez mes sentiments, mon attachement sans réserve, ma tendre reconnaissance pour votre sensible amitié ; vous pardonnerez au trouble où je suis, à mes peines mortelles, au tourment affreux d’avoir à redouter des maux dont peut-être je suis la cause. Grand Dieu ! cette idée désespérante me poursuit et déchire mon cœur ; ce malheur me manquait, et je sens que je suis née pour les éprouver tous.

Adieu, ma chère amie ; aimez-moi, plaignez-moi. Aurai-je une lettre de vous aujourd’hui ?

Paris, ce 16 octobre 17**.

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