Les Liaisons dangereuses

Lettre XXXVI

Le Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel (Timbrée de Dijon)

Votre sévérité augmente chaque jour, madame, et si j’ose le dire, vous semblez craindre moins d’être injuste que d’être indulgente. Après m’avoir condamné sans m’entendre, vous avez dû sentir en effet qu’il vous serait plus facile de ne pas lire mes raisons que d’y répondre. Vous refusez mes lettres avec obstination, vous me les renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous m’avez mis de me défendre suffira sans doute pour en excuser les moyens. Convaincu d’ailleurs par la sincérité de mes sentiments, que pour les justifier à vos yeux il me suffit de vous les faire bien connaître, j’ai cru pouvoir me permettre ce léger détour. J’ose croire aussi que vous me le pardonnerez et que vous serez peu surprise que l’amour soit plus ingénieux à se produire, que l’indifférence à l’écarter.

Permettez donc, madame, que mon cœur se dévoile entièrement à vous. Il vous appartient, il est juste que vous le connaissiez.

J’étais bien éloigné, en arrivant chez Mme de Rosemonde, de prévoir le sort qui m’y attendait. J’ignorais que vous y fussiez et j’ajouterai, avec la sincérité qui me caractérise, que quand je l’aurais su, ma sécurité n’en eût point été troublée ; non que je ne rendisse à votre beauté la justice qu’on ne peut lui refuser ; mais accoutumé à n’éprouver que des désirs, à ne me livrer qu’à ceux que l’espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments de l’amour.

Vous fûtes témoin des instances que me fit de Rosemonde pour m’arrêter quelque temps. J’avais déjà passé une journée avec vous, cependant je ne me rendis, ou au moins je ne crus me rendre qu’au plaisir, si naturel et si légitime, de témoigner des égards à une parente respectable. Le genre de vie qu’on menait ici différait beaucoup sans doute de celui auquel j’étais accoutumé, il ne m’en coûta rien de m’y conformer, et, sans chercher à pénétrer la cause du changement qui s’opérait en moi, je l’attribuais uniquement encore à cette facilité de caractère dont je crois vous avoir déjà parlé.

Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un malheur ?), en vous connaissant mieux je reconnus bientôt que cette figure enchanteresse, qui seule m’avait frappé, était le moindre de vos avantages ; votre âme céleste étonna, séduisit la mienne. J’admirais la beauté, j’adorai la vertu. Sans prétendre à vous obtenir, je m’occupai de vous mériter. En réclamant votre indulgence pour le passé, j’ambitionnai votre suffrage pour l’avenir. Je le cherchais dans vos discours, je l’épiais dans vos regards, dans ces regards d’où partait un poison d’autant plus dangereux, qu’il était répandu sans dessein et reçu sans méfiance.

Alors je connus l’amour. Mais que j’étais loin de m’en plaindre ! Résolu de l’ensevelir dans un éternel silence, je me livrais sans crainte comme sans réserve à ce sentiment délicieux. Chaque jour augmentait son empire. Bientôt le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absentiez-vous un moment ? mon cœur se serrait de tristesse ; au bruit qui m’annonçait votre retour, il palpitait de joie. Je n’existais plus que par vous et pour vous. Cependant, c’est vous-même que j’adjure, jamais dans la gaieté des folâtres jeux, ou dans l’intérêt d’une conversation sérieuse, m’échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon cœur ?

Enfin un jour arriva où devait commencer mon infortune, et par une inconcevable fatalité une action honnête en devint le signal. Oui, madame, c’est au milieu des malheureux que j’avais secourus que, vous livrant à cette sensibilité précieuse qui embellit la beauté même et ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d’égarer un cœur que déjà trop d’amour enivrait. Vous vous rappelez, peut-être, quelle préoccupation s’empara de moi au retour ! Hélas ! je cherchais à combattre un penchant que je sentais devenir plus fort que moi.

C’est après avoir épuisé mes forces dans ce combat inégal qu’un hasard, que je n’avais pu prévoir, me fit trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l’avoue. Mon cœur trop plein ne put retenir ses discours ni ses larmes. Mais est-ce donc un crime ? et si ce n’est un, n’est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels je suis livré ?

Dévoré par un amour sans espoir, j’implore votre pitié et ne trouve que votre haine ; sans autre bonheur que celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l’état cruel où vous m’avez réduit, je passe les jours à déguiser mes peines et les nuits à m’y livrer ; tandis que vous, tranquille et paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les causer et vous en applaudir. Cependant, c’est vous qui vous plaignez et c’est moi qui m’excuse.

Voilà pourtant, madame, voilà le récit fidèle de ce que vous nommez mes torts et que peut-être il serait plus juste d’appeler mes malheurs. Un amour pur et sincère, un respect qui ne s’est jamais démenti, une soumission parfaite : tels sont les sentiments que vous m’avez inspirés. Je n’eusse pas craint d’en présenter l’hommage à la divinité même. Ô vous, qui êtes son plus bel ouvrage, imitez-la dans son indulgence ! Songez à mes peines cruelles, songez surtout que, placé par vous entre le désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous prononcerez décidera pour jamais de mon sort.

De…, ce 23 août 17**.

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