Les Liaisons dangereuses

Lettre LXXXVII

La Marquise de Merteuil à Madame de Volanges

Je vous écris de mon lit, ma chère bonne amie. L’événement le plus désagréable et le plus impossible à prévoir m’a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n’est pas qu’assurément j’aie rien à me reprocher, mais il est toujours si pénible pour une femme honnête et qui conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur elle l’attention publique, que je donnerais tout au monde pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que je ne sais pas encore si je ne prendrai pas le parti d’aller à la campagne attendre qu’elle soit oubliée. Voici ce dont il s’agit.

J’ai rencontré chez la maréchale de … un M. de Prévan que vous connaissez sûrement de nom, et que je ne connaissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette maison, j’étais bien autorisée, ce me semble, à le croire en bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa personne et m’a paru ne pas manquer d’esprit. Le hasard et l’ennui du jeu me laissèrent seule de femme entre lui et l’évêque de…, tandis que tout le monde était occupé au lansquenet. Nous causâmes tous trois jusqu’au moment du souper. A table, une nouveauté dont on parla lui donna occasion d’offrir sa loge à la maréchale, qui accepta, et il fut convenu que j’y aurais une place. C’était pour lundi dernier, au Français. Comme la maréchale venait souper chez moi au sortir du spectacle, je proposai à ce monsieur de l’accompagner, et il y vint. Le surlendemain, il me fit une visite qui se passa en propos d’usage et sans qu’il y eût du tout rien de marqué. Le lendemain, il vint me voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste ; mais je crus qu’au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le recevoir, il valait mieux l’avertir par une politesse que nous n’étions pas encore aussi intimement liés qu’il paraissait le croire. Pour cela, je lui envoyai, le jour même, une invitation bien sèche et bien cérémonieuse pour un souper que je donnais avant-hier. Je ne lui adressai pas la parole quatre fois dans toute la soirée, et lui, de son côté, se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez que jusque-là rien n’a moins l’air de conduire à une aventure ; on fit, après les parties, une macédoine qui nous mena jusqu’à près de deux heures, et enfin je me mis au lit.

Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes femmes étaient retirées, quand j’entendis du bruit dans mon appartement. J’ouvris mon rideau avec beaucoup de frayeur et vis un homme entrer par la porte qui conduit à mon boudoir. Je jetai un cri perçant et je reconnus, à la clarté de ma veilleuse ce M. de Prévan, qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas m’alarmer ; qu’il allait m’éclaircir le mystère de sa conduite et qu’il me suppliait de ne faire aucun bruit. En parlant ainsi, il allumait une bougie ; j’étais saisie au point que je ne pouvais parler. Son air aisé et tranquille me pétrifiait, je crois encore davantage. Mais il n’eut pas dit deux mots que je vis quel était ce prétendu mystère, et ma seule réponse fut, comme vous pouvez croire, de me pendre à ma sonnette.

Par un bonheur incroyable, tous les gens de l’office avaient veillé chez une de mes femmes et n’étaient pas encore couchés. Ma femme de chambre qui en venant chez moi, m’entendit parler avec beaucoup de chaleur, fut effrayée et appela tout ce monde-là. Vous jugez quel scandale ! Mes gens étaient furieux : je vis le moment où mon valet de chambre tuait Prévan. J’avoue que pour l’instant, je fus fort aise de me voir en force ; en y réfléchissant aujourd’hui, j’aimerais mieux qu’il ne fût venu que ma femme de chambre ; elle aurait suffi et j’aurais peut-être évité cet éclat qui m’afflige.

Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les gens ont parlé, et c’est depuis hier la nouvelle de tout Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du commandant de son corps, qui a eu l’honnêteté de passer chez moi, pour me faire des excuses, m’a-t-il dit. Cette prison va encore augmenter le bruit, mais je n’ai jamais pu obtenir que cela fût autrement. La ville et la cour se sont fait écrire à ma porte, que j’ai fermée à tout le monde. Le peu de personnes que j’ai vues m’ont dit qu’on me rendrait justice et que l’indignation publique était au comble contre M. de Prévan : assurément il le mérite bien, mais cela n’ôte pas le désagrément de cette aventure.

De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses amis doivent être méchants : qui sait, qui peut savoir ce qu’ils inventeront pour me nuire ? Mon Dieu, qu’une jeune femme est malheureuse ! elle n’a rien fait encore, quand elle s’est mise à l’abri de la médisance ; il faut qu’elle en impose même à la calomnie.

Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait, ce que vous feriez à ma place ; enfin, tout ce que vous pensez. C’est toujours de vous que j’ai reçu les consolations les plus douces et les aveux les plus sages ; c’est de vous aussi que j’aime le mieux à en recevoir.

Adieu, ma chère et bonne amie ; vous connaissez les sentiments qui m’attachent à vous pour jamais. J’embrasse votre aimable fille.

Paris, ce 26 septembre 17**.

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