Les Mille et une nuits

CXLVIII NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire deBakbarah : « Mon frère, dit-il, prit le verre de la mainde la jeune dame en la lui baisant, et but debout en reconnaissancede la faveur qu’elle lui avait faite ; ensuite, la jeune damele fit asseoir auprès d’elle et commença de le caresser ; ellelui passa la main derrière la tête en lui donnant de temps en tempsde petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimait le plusheureux homme du monde ; il était tenté de badiner aussi aveccette charmante personne, mais il n’osait prendre cette libertédevant tant d’esclaves qui avaient les yeux sur lui et qui necessaient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de luidonner de petits soufflets, et, à la fin, lui en appliqua un sirudement qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pours’éloigner d’une si rude joueuse. Alors la vieille qui l’avaitamené le regarda d’une manière à lui faire connaître qu’il avaittort, et qu’il ne se souvenait pas de l’avis qu’elle lui avaitdonné d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute, et, pour laréparer, il se rapprocha de la jeune dame en feignant qu’il ne s’enétait pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, lefit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire millecaresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchaient qu’à ladivertir, se mirent de la partie : l’une donnait au pauvreBakbarah des nasardes[53] de toutesa force, l’autre lui tirait les oreilles à les lui arracher, etd’autres enfin lui appliquaient des soufflets qui passaient laraillerie. Mon frère souffrait tout cela avec une patienceadmirable ; il affectait même un air gai, et regardant lavieille avec un sourire forcé : « Vous l’avez bien dit,disait-il, que je trouverais une dame toute bonne, tout agréable,toute charmante. Que je vous ai d’obligation ! – Ce n’est rienencore que cela, lui répondait la vieille : laissez faire,vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors laparole, et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme,je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant decomplaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme àla mienne. – Madame, repartit Bakbarah, charmé de ce discours, jene suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez à votre grédisposer de moi. – Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame,en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous,et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte,ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de rose. » À ces mots, deuxesclaves se détachèrent et revinrent bientôt après ; l’uneavec une cassolette d’argent où il y avait du bois d’aloès le plusexquis, dont elle le parfuma ; et l’autre avec de l’eau derose qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne sepossédait pas, tant il était aise de se voir traiter sihonorablement.

« Après cette cérémonie, la jeune damecommanda aux esclaves qui avaient déjà joué des instruments etchanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent, et pendantce temps-là, la dame appela une autre esclave et lui ordonnad’emmener mon frère avec elle en lui disant :« Faites-lui ce que vous savez, et quand vous aurez achevé,ramenez-le-moi. » Bakbarah, qui entendit cet ordre, se levapromptement, et s’approchant de la vieille, qui s’était aussi levéepour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’onlui voulait faire. » C’est que notre maîtresse est curieuse,lui répondit tout bas la vieille ; elle souhaite de voircomment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave,qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils,vous raser les moustaches et vous habiller en femme. – On peut mepeindre les sourcils tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’yconsens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais pour mefaire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir :comment oserais-je paraître, après cela, sans moustaches ? –Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit lavieille, vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. Onvous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il pour unevilaine moustache renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un hommepuisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de lavieille, et, sans dire un seul mot, se laissa conduire parl’esclave dans une chambre, où on lui peignit les sourcils derouge. On lui rasa la moustache, et l’on se mit en devoir de luiraser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusquelà. « Oh ! pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, jene souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclavelui représenta qu’il était inutile de lui avoir ôté sa moustache,s’il ne voulait pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’unvisage barbu ne convenait pas avec un habillement de femme, etqu’elle s’étonnait qu’un homme qui était sur le point de posséderla plus belle personne de Bagdad, fît quelque attention à sa barbe.La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons.Elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin, ellelui dit tant de choses qu’il se laissa faire tout ce qu’onvoulut.

« Lorsqu’il fut habillé en femme, on leramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en levoyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle était assise. Lesesclaves en firent autant en frappant des mains, si bien que monfrère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame sereleva, et, sans cesser de rire, lui dit : « Après lacomplaisance que vous avez eue pour moi, j’aurais tort de ne vouspas aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiezencore une chose pour l’amour de moi, c’est de danser comme vousvoilà. » Il obéit, et la jeune dame et ses esclaves dansèrentavec lui en riant comme des folles. Après qu’elles eurent danséquelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et luidonnèrent tant de soufflets, tant de coups de poing et de coups depied, qu’il en tomba par terre presque hors de lui-même. La vieillelui aida à se relever, et pour ne pas lui donner le temps de sefâcher du mauvais traitement qu’on venait de lui faire :« Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille, vous êtes enfinarrivé au bout de vos souffrances, et vous allez en recevoir leprix. »

Le jour, qui paraissait déjà, imposa silenceen cet endroit à la sultane Scheherazade. Elle poursuivit ainsi lanuit suivante.

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