Les Mille et une nuits

XXV NUIT.

Sur la fin de la nuit, Dinarzades’écria : Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous pried’achever l’histoire du roi des Îles Noires. Scheherazade, s’étantréveillée à la voix de sa sœur, se prépara à lui donner lasatisfaction qu’elle demandait ; elle commença de cettesorte : Le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconterson histoire au sultan :

« Après, dit-il, que la cruellemagicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsimétamorphosé et fait passer dans cette salle par un autreenchantement, elle détruisit ma capitale, qui étaittrès-florissante et fort peuplée ; elle anéantit les maisons,les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et lacampagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatrecouleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitantsde différentes religions qui la composaient : les blancsétaient les Musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs dufeu ; les bleus, les Chrétiens ; et les jaunes, lesJuifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient lenom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pourcomble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Cen’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à ladestruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vientchaque jour me donner, sur mes épaules nues, cent coups de nerf debœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé,elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et metpar-dessus cette robe de brocard que vous voyez, non pour me fairehonneur, mais pour se moquer de moi. »

En cet endroit de son discours, le jeune roides Îles Noires ne put retenir ses larmes, et le sultan en eut lecœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler.Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel,s’écria : « Puissant créateur de toutes choses, je mesoumets à vos jugements et aux décrets de votre Providence !Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votrevolonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’enrécompensera. »

Le sultan, attendri par le récit d’unehistoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureuxprince, lui dit : « Apprenez-moi où se retire cetteperfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui estenseveli avant sa mort. – Seigneur, répondit le prince, l’amant,comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des Larmes, dans untombeau en forme de dôme, et ce palais communique à ce château ducôté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vousdire précisément où elle se retire : mais tous les jours, aulever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait surmoi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vousjugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Ellelui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’àprésent, elle l’a empêché de mourir, et elle ne cesse de lui fairedes plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il estblessé.

« – Prince qu’on ne peut assez plaindre,repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché devotre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinairen’est arrivé à personne, et les auteurs qui feront votre histoireauront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on ajamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose :c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rienpour vous la procurer. »

En effet, le sultan, en s’entretenant sur cesujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était etpourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de levenger, qu’il lui communiqua.

Ils convinrent des mesures qu’il y avait àprendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remiseau jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultanprit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa, à sonordinaire, dans une insomnie continuelle (car il ne pouvait dormirdepuis qu’il était enchanté), avec quelque espérance, néanmoins,d’être bientôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il futjour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dansun endroit son habillement de dessus, qui l’aurait embarrassé, ets’en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d’une infinitéde flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse quisortait de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable,toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le litoù le noir était couché, il tira son sabre et ôta, sans résistance,la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour duchâteau, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il allase coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous lacouverture, et y demeura pour achever ce qu’il avait projeté.

La magicienne arriva bientôt. Son premier soinfut d’aller dans la chambre où était le roi des Îles Noires, sonmari. Elle le dépouilla, et commença de lui donner sur les épaulesles cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a pasd’exemple. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de sescris et la conjurer de la manière du monde la plus touchanted’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper qu’aprèslui avoir donné les cent coups : « Tu n’as pas eucompassion de mon amant, lui disait-elle, tu n’en dois pointattendre de moi… »

Scheherazade aperçut le jour en cet endroit,ce qui l’empêcha de continuer son récit : Bon Dieu ! masœur, dit Dinarzade, voilà une magicienne bien barbare ! Maisen demeurerons-nous là, et ne nous apprendrez-vous pas si ellereçut le châtiment qu’elle méritait ? – Ma chère sœur,répondit la sultane, je ne demande pas mieux que de vousl’apprendre demain ; mais vous savez que cela dépend de lavolonté du sultan. Après ce que Schahriar venait d’entendre, ilétait bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade ; aucontraire : Je ne veux pas lui ôter la vie, disait-il enlui-même, qu’elle n’ait achevé cette histoire étonnante, quand lerécit en devrait durer deux mois : il sera toujours en monpouvoir de garder le serment que j’ai fait. »

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