Barnabé Rudge – Tome I

Chapitre 1

 

Il y avait en 1775, sur la lisière de la forêt  d’ Epping, à une distance d’environ douze milles de Londres (en mesurant du Standard[4] dans  Cornhill, ou plutôt de l’endroit sur lequel ou près duquel le  Standard avait accoutumé d’être aux temps jadis), un établissement  public appelé le Maypole [5], comme  pouvaient le voir tous ceux des voyageurs qui ne savaient ni lire ni écrire (et, il y a soixante-six ans, il n’y avait pas besoin d’ être voyageur pour se trouver dans ce cas-là), en regardant l’emblème dressé sur le bas côté de la route en face dudit établissement. Ce n’est pas que cet emblème eût les nobles proportions des maypoles plantés d’ordinaire dans les anciens  temps ; mais ce n’en était pas moins un beau jeune frêne, de trente pieds de haut et droit comme n’importe quelle flèche qu’un  arbalétrier de la yeomanry d’Angleterre ait jamais pu  tirer.

Le Maypole (ce terme exprime à partir d’à présent la maison, et non pas son emblème), le Maypole était un  vieux bâtiment avec plus de bouts de chevron sur le pignon qu’un  désœuvré ne se soucierait d’en compter par un jour de soleil ;avec de grandes cheminées en zigzag d’où il semblait que la fumée elle-même ne pouvait sortir, quoi qu’elle en eût, que sous des  formes naturellement fantastiques, grâce à sa tortueuse  ascension ; enfin avec de vastes écuries, sombres, tombant en ruine, et vides. Cette habitation passait pour avoir été construite  à l’époque de Henry VIII, et il existait une légende comme quoi non seulement la reine Elisabeth, durant une excursion de chasse, avait  couché là une nuit, dans une certaine chambre à boiseries de chêne  avec fenêtre à large embrasure, mais encore comme quoi le lendemain, debout sur un montoir devant la porte, un pied à  l’étrier, la vierge monarque avait donné deçà et delà force coups de poing et force soufflets à un pauvre page pour quelque  négligence dans son service. Les gens positifs et sceptiques, en  minorité parmi les habitués du Maypole, comme ils le sont malheureusement dans chaque petite communauté, inclinaient à regarder cette tradition comme un peu apocryphe ; mais quand  le maître de l’antique hôtellerie en appelait au témoignage du montoir lui-même, quand d’un air de triomphe il faisait voir que le bloc était demeuré immobile à sa propre place jusqu’au jour  d’aujourd’hui, les douteurs ne manquaient jamais d’être terrassés par une majorité imposante, et tous les vrais croyants triomphaient  de leur défaite.

Que ces récits, et beaucoup d’autres du même  genre, fussent authentiques ou controuvés, le Maypole n’en était pas moins réellement une vieille maison, une très vieille maison, aussi vieille peut-être qu’elle prétendait l’être, peut-être même  plus vieille, ce qui arrive parfois aux maisons d’un âge incertain  tout comme aux dames d’un certain âge. Ses fenêtres avaient de  vieux carreaux à treillis, ses planchers étaient affaissés et inégaux, ses plafonds étaient noircis par la main du temps et  alourdis par des poutres massives. Au-dessus de la porte et du  passage était un ancien porche sculpté d’une façon bizarre et  grotesque ; c’est là que, les soirs d’été, les pratiques  favorites fumaient et buvaient, et chantaient aussi, pardieu !quelquefois mainte bonne chanson, en se reposant sur des sièges à dossier élevé, de mine rébarbative, qui, semblables à des dragons  jumeaux de je ne sais plus quel conte de fée, gardaient l’entrée du  manoir.

Dans les cheminées des chambres hors d’usage , les hirondelles maçonnaient leurs nids depuis de bien longues  années, et, du commencement du printemps à la fin de l’automne, des  colonies entières de moineaux gazouillaient au bord des toits et  des gouttières. Il y avait dans la cour de la sombre écurie et sur  les bâtiments extérieurs, plus de pigeons que n’en saurait compter  tout autre amateur qu’un aubergiste. Les vols circulaires et  tournoyants des pigeons mignons, des pigeons à queue en éventail ,des pigeons culbutant, des pigeons francolins, ne s’accordaient  peut-être pas complètement avec le caractère grave et sévère de l’édifice ; mais le monotone roucoulement que ne cessaient  d’entretenir, tant que durait le jour, quelques-uns de ces  volatiles, seyait à merveille au Maypole et paraissait l’inviter à dormir. Avec ses étages superposés, ses petites vitres brouillées  et comme assoupies, sa façade bombant et surplombant sur la  chaussée, la vieille maison avait l’air de pencher la tête dans son  sommeil. Véritablement, il ne fallait pas un très grand effort  d’imagination pour y découvrir d’autres ressemblances encore avec  l’humanité. Les briques dont elle était bâtie avaient été  primitivement d’un gros rouge foncé, mais elles étaient devenues  jaunes et décolorées comme la peau d’un vieillard ; les  solides charpentes étaient tombées, comme tombent les dents d’une vieille mâchoire, et çà et là le lierre, tel qu’un chaud vêtement  propre à réconforter son grand âge, enveloppait et serrait de ses vertes feuilles les murailles rongées par le temps.

C’était pourtant une vieillesse robuste encore et généreuse ; et les soirs d’été ou d’automne, quand le  soleil couchant illuminait les chênes et les châtaigniers de la forêt voisine, la vieille maison, partageant leur éclat, semblait  être leur digne compagne et pouvait se flatter d’avoir dans le corps beaucoup de bonnes années encore à vivre.

La soirée dont il s’agit pour nous n’était ni une soirée d’été ni une soirée d’automne, mais le crépuscule d’un  jour de mars. Le vent hurlait alors d’une manière effrayante à  travers les branches nues des arbres, et en grondant sourdement  dans les amples cheminées, en fouettant la pluie contre les  fenêtres de l’auberge du Maypole, il donnait à ceux des habitués  qui s’y trouvaient en ce moment une incontestable raison d’y  prolonger leur séance, en même temps qu’il permettait à  l’aubergiste de prophétiser que le ciel devait s’éclaircir juste à onze heures sonnantes, ce qui coïncidait étonnamment avec l’heure  où il fermait toujours sa maison.

Le nom de celui sur lequel descendait ainsi  l’inspiration prophétique, était John Willet, homme corpulent, à  large tête, dont la face rebondie dénotait une profonde obstination  et une rare lenteur d’intelligence, combinées avec une confiance  vigoureuse en son propre mérite. La vanterie ordinaire de John Willet, dans sa plus grande tranquillité d’humeur, consistait à  dire que, s’il n’était pas prompt d’esprit, au moins il était sûr  et infaillible ; assertion qui du moins ne pouvait être  contredite, lorsqu’on le voyait en toute chose l’opposé de la  promptitude, comme aussi l’un des gaillards les plus bourrus, les  plus absolus qui fussent au monde, toujours sûr que ce qu’il  disait, pensait ou faisait était irréprochable, et le tenant pour  une chose établie, ordonnée par les lois de la nature et de la Providence, si bien que n’importe qui disait, faisait ou pensait  autrement, devait être inévitablement et de toute nécessité dans  son tort.

M. Willet marcha lentement vers la  fenêtre, aplatit son nez grassouillet contre la froide vitre, et, ombrageant ses yeux pour que la rouge lueur de l’âtre ne gênât  point sa vue, il regarda au dehors. Puis il retourna lentement vers  son vieux siège, dans le coin de la cheminée, et s’y installant  avec un léger frisson, comme un homme qui aurait assez pâti du froid pour sentir mieux les délices d’un feu qui réchauffe et qui  brille, il dit en regardant ses hôtes à la ronde :

« Le ciel s’éclaircira à onze heures   sonnantes, ni plus tôt ni plus tard. Pas avant et pas après.

– À quoi devinez-vous ça ? dit un petit homme dans le coin d’en face ; la lune n’est plus en son  plein, et elle se lève à neuf heures. »

John regarda paisiblement et solennellement  son questionneur, jusqu’à ce qu’il fût bien sûr d’avoir réussi à  saisir la portée de l’observation, et alors il fit une réponse d’un ton qui semblait signifier que la lune était son affaire  personnelle, et que nul autre n’avait rien à y voir.

« Ne vous inquiétez pas de la lune. Ne  vous donnez pas cette peine-là. Laissez la lune tranquille, et moi  je vous laisserai tranquille aussi.

– Je ne vous ai pas fâché, j’espère ? » dit le petit homme.

Derechef John attendit à loisir jusqu’à ce que  l’observation eût pénétré dans son cerveau, et alors  répliquant : « Fâché ? non, pas jusqu’à présent ; » il alluma sa pipe, et fuma dans un calme  silence. Il jetait de temps en temps un coup d’œil oblique sur un  homme enveloppé d’une ample redingote, avec de larges parements  ornés de galons d’argent tout ternis, et de grands boutons de  métal. Cet homme était assis à part de la clientèle régulière de  l’établissement ; il portait un chapeau rabattu sur sa figure,ombragée d’ailleurs par la main sur laquelle reposait son front. Il  avait l’air assez peu sociable.

Un autre étranger était assis également, botté  et éperonné, à quelque distance du feu. Ses pensées, à en juger par  ses bras croisés, ses sourcils froncés, et le peu de souci qu’il  avait de la liqueur qu’il laissait devant lui sans y goûter,s’occupaient de tout autre chose que du sujet de la conversation,ou des messieurs qui conversaient ensemble. C’était un jeune homme  d’environ vingt-huit ans, d’une taille un peu au-dessus de la  moyenne, et, quoique d’une figure assez mignonne, à la grâce il  joignait la vigueur. Il portait ses propres cheveux noirs ; il  avait un costume de cavalier, et ce vêtement, ainsi que ses grandes  bottes (semblables pour la forme et le style à celles de nos  Life-Guards [6] d’aujourd’hui), montrait d’incontestables traces du mauvais état des routes. Mais, tout souillé qu’il était de sa course, il était  bien habillé, même avec richesse, quoique avec une simplicité de  bon goût ; en un mot, il avait l’air d’un charmant  gentleman.

Sur la table, à côté de lui, gisaient  négligemment une lourde cravache et un chapeau à bords plats, qui sans doute convenait mieux à l’inclémence de la température. Il y  avait aussi là une paire de pistolets dans leurs fontes, avec un  court manteau de cavalier. On ne voyait de sa figure que les longs  cils noirs qui cachaient ses yeux baissés ; mais un air  d’aisance négligente et de grâce aussi parfaite que naturelle dans  les attitudes circulait sur toute sa personne, et semblait même se  répandre sur ces menus accessoires, tous beaux et en bon état.

Une seule fois M. Willet laissa ses yeux  errer vers le jeune gentleman, comme pour lui demander à la muette  s’il avait remarqué son silencieux voisin. Évidemment John et le  jeune gentleman s’étaient souvent rencontrés à une époque  antérieure. Comme son coup d’œil ne lui avait pas été rendu, et  n’avait pas même été remarqué par la personne à qui il l’avait  adressé, John concentra graduellement toute sa puissance visuelle  dans un foyer unique, pour la braquer sur l’homme au chapeau  rabattu. Il en vint même, à la longue, à une fixité de regard d’une  intensité si notable, qu’elle frappa ses compères du coin du feu.Tous, d’un commun accord, ôtant leurs pipes de leurs lèvres, se  mirent également à considérer l’étranger, l’œil fixe, la bouche béante.

Le robuste aubergiste avait une paire de  grands yeux stupides comme des yeux de poisson, et le petit homme  qui avait hasardé la remarque au sujet de la lune (il était  sacristain et sonneur de Chigwell, village situé tout près du  Maypole) avait de petits yeux ronds, noirs et brillants comme des  grains de rosaire. Ce petit homme portait en outre aux genouillères  de sa culotte d’un noir de rouille, sur son habit du même ton, et  du haut en bas de son gilet à pans rabattus, de petits boutons  bizarres qui ne ressemblaient à rien qu’à ses yeux ; mais, par  exemple, la ressemblance était si frappante, que, lorsqu’ils  étincelaient et chatoyaient à la flamme de l’âtre également  reflétée sur les boucles luisantes de ses souliers, il paraissait  tout yeux des pieds à la tête. et l’on eût dit qu’il employait  chacun d’eux à contempler le chaland inconnu. Qui s’étonnerait  qu’un homme devînt mal à son aise sous le feu d’une pareille batterie, sans parler des yeux appartenant à Tom Cobb le courtaud,marchand de chandelles et buraliste de la poste ; puis encore  au long Philippe Parkes, le garde forestier, qui tous deux, gagnés  par la contagion de l’exemple, regardaient non moins fixement  l’homme au chapeau rabattu ?

L’étranger finit par devenir mal à son  aise ; peut-être était-ce de se voir exposé à cette fusillade  de regards inquisiteurs : peut-être cela dépendait-il de la  nature de ses méditations précédentes ; plus probablement de  la dernière cause : car, lorsqu’il changea sa position et jeta  à la hâte un regard autour de lui, il tressaillit de se trouver le  point le mire de regards si perçants, et il lança au groupe de la  cheminée un coup d’œil colère et soupçonneux, Ce coup d’œil eut  pour effet de détourner immédiatement tous les yeux vers l’âtre,excepté ceux de John Willet, lequel, se voyant pris en quelque  sorte sur le fait, et n’étant pas (comme nous l’avons déjà  constaté) d’un naturel très vif, restait seul à contempler son hôte  d’une façon singulièrement gauche et embarrassée.

« Eh bien ? » dit  l’étranger.

Eh bien ! il n’y avait pas grand-chose  dans cet Eh bien-là, ce n’était pas un long discours.

« J’avais cru que vous demandiez quelque  chose, » dit l’aubergiste après une pause de deux ou trois  minutes, pour se donner le temps de la réflexion.

L’étranger ôta son chapeau et découvrit les  traits durs d’un homme de soixante ans ou environ. Ils étaient  fatigués et usés par le temps. Leur expression, naturellement rude,n’était pas adoucie par un foulard noir serré autour de sa tête, et  qui, tout en tenant lieu de perruque, ombrageait son front et  cachait presque ses sourcils Était-ce pour distraire les regards et  leur dérober une profonde balafre à présent cicatrisée en une laide  couture, mais qui, lorsqu’elle était fraîche, avait dû mettre à nul  a pommette de la joue ? Si c’était là son but, il n’y  réussissait guère, car elle sautait aux yeux. Son teint était d’une  nuance cadavéreuse, et il avait une barbe grise, déjà longue de  quelque trois semaines de date. Tel était le personnage (très  piètrement vêtu) qui se leva alors de son siège et vint, en se  promenant à travers la salle, se rasseoir dans le coin de la  cheminée, que lui céda très vite le petit sacristain, par politesse  ou par crainte.

« Un voleur de grand chemin !chuchota Tom Cobb à Parkes, le garde forestier.

– Croyez-vous que les voleurs de grand  chemin n’ont pas un plus beau costume que celui-là ? repartit  Parkes C’est, quelque chose de mieux que ce que vous pensez, Tom.Les voleurs de grand chemin ne sont pas des gueux en guenilles, ce  n’est pas dans leurs goûts ni dans leurs habitudes, je vous en  donne ma parole. »

Pendant ce dialogue, le sujet de leurs  conjectures avait fait à l’établissement l’honneur de demander  quelque breuvage, qui lui avait été servi par Joe[7], fils de l’aubergiste, gars d’une  vingtaine d’années, à larges épaules bien découplé, que son père se  plaisait encore à considérer comme un petit garçon, et à traiter en  conséquence. Étendant ses mains pour les réchauffer au feu de  l’âtre, l’homme tourna la tête du côté de la compagnie, et, après  l’avoir parcourue d’un regard perçant, il dit, d’une voix bien  appropriée à son extérieur :

« Quelle est donc cette maison qui se  trouve à environ un mille d’ici ?

– Un cabaret ? dit l’aubergiste de  son ton habituel.

– Un cabaret, père ! se récria Joe.Y pensez-vous ? un cabaret à un mille environ du Maypole ? Il veut parler de la grande maison, la Garenne, rien  de plus clair. N’est-ce pas, monsieur, la vieille maison en briques  rouges, bâtie sur ses propres terres ?

– Oui, dit l’étranger.

– Et qui était, il y a quinze ou vingt  ans, au milieu d’un parc cinq fois aussi vaste. Ce parc, ainsi que  d’autres domaines plus riches, a changé de mains pièce à pièce et a  disparu. C’est bien dommage, poursuivit le jeune homme.

– Possible, fut la réplique. Mais ma  question concernait le propriétaire. Ce qu’a été la maison, je ne  m’en soucie guère ; et pour ce qu’elle est, je peux bien le  voir par moi-même. »

L’héritier présomptif du Maypole pressa ses  lèvres de son doigt ; et lançant un coup d’œil du côté du  jeune gentleman que nous avons déjà fait connaître, et qui avait  changé d’attitude la première fois qu’on avait parlé de la maison,il répliqua d’un ton moins haut :

« Le propriétaire se nomme Haredale,M. Geoffroy Haredale, et… (il lança de nouveau un coup d’œil  dans la même direction) et un digne gentleman encore…Hem ! »

Ne faisant pas plus attention à cette toux  d’avertissement qu’au geste significatif dont elle avait été  précédée, l’étranger continua son rôle de questionneur.

« Je me suis détourné de mon chemin en  venant ici, et j’ai pris le sentier pour traverser les terres de  cette Garenne. Quelle est la jeune dame que j’ai vue monter en  voiture ? serait-ce sa fille ?

– Mais comment le saurais-je, mon brave  homme ? répliqua Joe, qui essayait, tout en faisant quelques  rangements autour de l’âtre, de s’avancer près de son questionneur  et de le tirer par la manche ; je n’ai jamais vu la jeune dame  dont vous parlez. Aïe !… Encore du vent et de la pluie !Bon, en voilà une soirée !

– Diable de temps, en effet !observa l’étranger.

– Vous y êtes habitué, n’est-ce  pas ? dit Joe, saisissant tout ce qui semblait promettre une  diversion au sujet de l’entretien.

– Mais oui, pas mal comme ça, repartit  l’autre. Revenons donc à la jeune dame. Est-ce que M. Haredale a une fille ?

– Non, non, dit le jeune homme  impatienté ; il est célibataire… il est… laissez-nous donc un  peu tranquilles, mon brave homme, si c’est possible. Ne voyez-vous  pas bien qu’on ne goûte pas trop là-bas votre  conversation ? »

Sans tenir compte de cette remontrance  chuchotée, et faisant semblant de ne pas l’entendre, le bourreau  poursuivit, de manière à pousser Joe à bout :

« La belle raison ! Ce n’est pas la  première fois que des célibataires ont eu des filles. Comme si elle  ne pouvait pas être sa fille sans qu’il fût marié !

– Je ne sais pas ce que vous voulez  dire, » répondit Joe, ajoutant d’un ton plus bas et en se  rapprochant de lui : « Ah çà ! vous le faites donc  exprès, hein ?

– Ma foi ! je n’ai pas du tout de  mauvaise intention. Je ne vois pas de mal à ça. Je fais quelques  questions, ainsi que tout étranger peut le faire naturellement, sur  les habitants d’une maison remarquable, dans un pays nouveau pour  moi, et vous voilà tout troublé, tout effaré, comme si je  conspirais contre le roi Georges !… Ne pouvez-vous pas,monsieur, me donner tout bonnement cette explication ? car  enfin, je vous le répète, je suis étranger ; et tout ça, c’est  de l’hébreu pour moi. »

La dernière observation était adressée à la  personne qui causait évidemment l’embarras de Joe Willet. Elle  s’était levée, mettait son manteau de voyage et se préparait à  sortir. Ayant répondu d’une manière brève qu’il ne pouvait pas lui  donner de renseignements, le jeune homme fit un signe à Joe, lui  tendit une pièce de monnaie pour payer sa dépense, et s’élança dehors, accompagné du jeune Willet lui-même, qui prit une chandelle  pour le suivre et l’éclairer jusqu’à la porte.

Pendant que Joe s’absentait pour s’acquitter  de cet office, le vieux Willet et ses trois compagnons continuèrent  à fumer avec une extrême gravité, dans un profond silence, ayant  chacun leurs yeux fixés sur un chaudron de cuivre qui était pendu à  la crémaillère sur le feu. Au bout de quelque temps, John Willet  secoua lentement la tête, et là-dessus ses amis secouèrent aussi  lentement la tête, mais sans que personne détournât ses yeux du  chaudron, et sans rien changer à l’expression solennelle de leur  physionomie.

Enfin Joe rentra, fort causeur et fort  conciliant, comme un homme qui s’attend à être grondé et qui  voudrait esquiver le coup.

« Ce que c’est que l’amour ! dit-il  en avançant une chaise près du feu et jetant à la ronde un regard  qui cherchait la sympathie. Il vient de partir pour Londres, tout  du long, rien que ça. Son bidet, qu’il a rendu boiteux à le faire  galoper ici cette après-midi, venait à peine de se reposer sur une  confortable litière dans notre écurie il n’y a qu’un instant ;et lui-même le voilà qui renonce à un bon souper bien chaud et à  notre meilleur lit… pourquoi ? parce que Mlle Haredale  est allée à un bal masqué à Londres, et qu’il met la joie de son  cœur à la voir. Ce n’est pas moi qui ferais ça, toute belle qu’elle  est. Mais moi, je ne suis pas amoureux, ou ce serait donc sans le savoir ; et ça fait une fière différence.

– Il est donc amoureux, dit  l’étranger ?

– Un peu, répliqua Joseph : il  pourrait bien l’être moins, mais il ne peut pas l’être plus.

– Silence, monsieur ! cria le  père.

– Quel luron vous faites, Joseph !dit le long Parkes.

– Peut-on voir un garçon plus inconsidéré ! murmura Tom Cobb.

– Se lancer comme ça ! tordre et  arracher le nez de son propre père ! exclama le sacristain par forme de métaphore.

– Qu’est-ce que j’ai donc fait ?répliqua le pauvre Joe.

– Silence, monsieur ! repartit son  père ; pourquoi vous avisez-vous de parler, quand vous voyez  des gens qui ont deux ou trois fois votre âge rester tranquillement  assis sans souffler mot ?

– Eh bien alors, n’est-ce pas justement  le bon moment de parler ? dit Joe d’un air mutin.

– Le bon moment, monsieur ! riposta  son père, le bon moment ! il n’y a pas de bon  moment !

– Ah ! certainement, marmotta Parkes  en penchant gravement la tête vers les deux autres, qui penchèrent  leur tête par réciproque, et qui murmurèrent tout bas que  l’observation était d’une grande justesse.

– Oui, monsieur, le bon moment, c’est le  moment de se taire, répéta John Willet, quand j’étais à votre âge,jamais je ne parlais, je n’avais jamais la démangeaison de parler,j’écoutais pour m’instruire… Voilà ce que je faisais, moi.

– Et voilà ce qui fait que vous avez dans  votre père un rude jouteur pour le raisonnement, Joe, dit Parkes,si tant est que personne se frotte à raisonner avec lui.

– Quant à cela, Philippe, observa  M. Willet en soufflant d’un coin de sa bouche un nuage de  fumée long, mince et sinueux, et en le regardant d’un air abstrait  flotter et disparaître, quant à cela, Philippe, le raisonnement est  un don de la nature. Si la nature douce un homme des puissances du  raisonnement, un homme a le droit de s’en faire honneur, il n’a pas  le droit de s’en tenir à une fausse modestie et de nier qu’il ait  reçu ce don-là : car c’est tourner le dos à la nature, c’est  se moquer d’elle, c’est mésestimer ses plus précieux cadeaux, c’est  se ravaler jusqu’au pourceau, qui ne mérite pas qu’elle jette ses  perles devant lui. »

L’aubergiste ayant fait une longue pause,M. Parkes en conclut naturellement que le discours était  terminé aussi, se tournant avec un air austère vers le jeune homme,il s’écria :

« Vous entendez, ce que dit votre père,Joe ? Vous n’aimeriez pas trop à vous frotter à lui pour le  raisonnement, n’est-ce pas ?

– Si…, dit John Willet en reportant ses  yeux du plafond au visage de son interrupteur, et en articulant le  monosyllabe comme avec des majuscules, pour lui apprendre qu’il  avait fait un pas de clerc en s’engageant avec une précipitation  malséante et irrespectueuse, si la nature m’avait conféré,monsieur, le don du raisonnement, pourquoi ne l’avouerais-je pas,ou plutôt pourquoi ne m’en glorifierais-je pas ? Oui,monsieur, je suis un rude jouteur de ce côté-là. Vous avez raison,monsieur : j’ai fait mes preuves, monsieur, dans cette salle  mainte et mainte fois, comme vous le savez, je pense ; ou si  vous ne le savez pas, ajouta John remettant sa pipe à sa bouche,tant mieux, car je n’ai pas d’orgueil, et ce n’est pas moi qui irai  vous le conter. »

Un murmure général de ses trois compères,accompagné d’un mouvement général de leurs têtes approbatives,toujours dans la direction du chaudron de cuivre, assura John  Willet qu’ils avaient trop bien expérimenté ses facultés  puissantes, et qu’ils n’avaient pas besoin de preuves ultérieures  pour être convaincus de sa supériorité. John n’en fuma qu’avec plus  de dignité, les examinant en silence.

« Une très jolie conversation, marmotta  Joe, qui s’était remué sur sa chaise avec des gestes de  mécontentement. Mais si vous entendez me dire par là que je ne dois  jamais ouvrir la bouche…

– Silence, monsieur ! vociféra le  père. Non, vous ne le devez jamais. Quand on vous demande votre  avis, donnez-le. Quand on vous parle, parlez. Quand on ne vous  demande pas votre avis et qu’on ne vous parle pas, ne donnez pas  votre avis et ne parlez pas. Ma foi ! le monde a subi un beau  changement depuis ma jeunesse. Je crois, vraiment, qu’il n’y a plus  d’enfants ; qu’il n’y en a plus du tout d’enfants ; qu’il  n’y a plus de différence entre un moutard et un homme, et que tous  les enfants sont partis de ce monde avec feu Sa Majesté le roi  George Il.

– Voilà une observation très juste, en  exceptant toujours les jeunes princes, dit le sacristain, qui, en  sa double qualité de représentant de l’Église et de l’État dans  cette compagnie, se croyait tenu à la plus parfaite fidélité envers  ses souverains. Si c’est d’institution divine et légale que les  petits garçons, tant qu’ils sont encore dans l’âge où l’on est  petit garçon, se conduisent comme des petits garçons, il faut bien  que les jeunes princes soient des petits garçons, et ils ne  sauraient être autre chose.

– Avez-vous jamais, monsieur, entendu  parler de sirènes ? dit M. Willet.

– Certainement, j’en ai entendu parler,répliqua le sacristain.

– Très bien, dit M. Willet. D’après  la constitution des sirènes, tout ce qui, dans la sirène, n’est  point femme, doit être poisson. D’après la constitution des jeunes  princes, tout ce qui, dans un jeune prince, si c’est possible,n’est pas réellement ange, doit être divin et légal. En  conséquence, s’il est convenable, divin et légal que les jeunes  princes (comme cela l’est à leur âge) soient des petits garçons,ils sont et doivent être des petits garçons, et il est de toute  impossibilité qu’ils soient autre chose. »

Cette élucidation d’un point épineux ayant été  reçue avec des marques d’approbation bien propres à mettre John  Willet de bonne humeur il se contenta de répéter à son fils l’ordre  de garder le silence, et s’adressant à l’étranger :« Monsieur, dit-il, si vous aviez posé vos questions à une  grande personne, à moi ou à l’un de ces messieurs, on vous eût  satisfait, et vous n’eussiez pas perdu vos peines.Mlle Haredale est la nièce de M. Geoffroy Haredale.

– Son père existe-t-il ? dit l’ homme  négligemment.

– Non, répliqua l’aubergiste, il n’existe  plus, et il n’est pas mort.

– Pas mort ! s’écria l’autre.

– Pas mort comme on l’est  généralement. » dit l’aubergiste.

Les compères inclinèrent leurs têtes l’un vers  l’autre, et M. Parkes, en secouant quelque temps la sienne  comme pour dire « Allons ! allons ! qu’on ne vienne  pas me contredire là-dessus, car personne ne me ferait croire le  contraire », dit à voix basse : « John Willet est ce  soir d’une force étonnante, et capable de tenir tête à un président  de cour de justice. »

L’étranger laissa s’écouler quelques moments  sans rien dire, puis ensuite il demanda d’une manière un peu  brusque :

« Qu’entendez-vous par là ?

– Plus que vous ne pensez, l’ami,répondit John Willet. Il y a peut-être plus de portée dans ces  mots-là que vous ne le soupçonnez.

– Ça peut bien être, dit l’étranger d’un ton bourru, mais pourquoi diable parlez-vous d’une façon si  mystérieuse ? Vous me dites d’abord qu’un homme n’existe plus,et que cependant il n’est pas mort, puis qu’il n’est pas mort comme  on l’est généralement, puis que vous entendez par là beaucoup plus  de choses que je ne pense. Eh bien ! je vous le répète,qu’entendez-vous par là ?

– C’est que, répondit l’aubergiste un peu  ébranlé dans sa dignité par l’humeur rubanière de son hôte, c’est   une histoire du Maypole, et qui a bien quelque vingt-quatre ans.Cette histoire est l’histoire de Salomon Daisy : elle  appartient à l’établissement ; et personne autre que Salomon  Daisy ne l’a jamais racontée sous ce toit, ni personne que lui ne  la racontera jamais, c’est bien plus fort. »

L’homme lança un regard au sacristain.Celui-ci, dont l’air important et capable témoignait ouvertement  que c’était lui dont l’aubergiste venait de parler, avait commencé  par retirer sa pipe de ses lèvres après une longue aspiration pour  l’entretenir allumée, et se disposait évidemment à raconter son  histoire sans se faire prier davantage ; ce que voyant,l’étranger ramassa son large manteau autour de lui, et, se retirant  plus en arrière, se trouva presque perdu dans l’obscurité du coin  de la spacieuse cheminée, si ce n’est lorsque la flamme, parvenant  à se dégager de dessous le gros fagot dont le poids l’avait presque  étouffée pendant quelque temps, jaillit en haut avec un soudain et  violent éclat, et, illuminant un moment sa figure, parut ensuite la  rejeter dans une obscurité plus profonde qu’auparavant.

À la lueur de cette clarté voltigeante, qui  faisait que la vieille maison, avec ses lourdes poutres et ses  murailles boisées, avait l’air d’être construite en ébène polie, le  vent rugissant et hurlant au dehors, tantôt secouant de toutes ses  forces le loquet, tantôt faisant grincer les gonds de la solide  porte de chêne, tantôt enfin venant battre le châssis comme s’il  allait l’enfoncer ; à la lueur de cette clarté, dis-je, et  dans des circonstances si propices, Salomon Daisy commença son  histoire :

« C’était M. Reuben Haredale, frère  aîné de M. Geoffroy. » Ici, il eut une espèce d’accroc,et fit une si longue halte, que John Willet lui-même en éprouva de  l’impatience, et demanda pourquoi il ne continuait pas.

« Cobb, dit Salomon Daisy baissant la  voix et interpellant le buraliste de la poste, le combien sommes-nous du mois ?

– Le dix-neuf.

– De mars, dit le sacristain en se  penchant en avant, le dix-neuf de mars, c’est fort  extraordinaire. »

Tous répétèrent à voix basse que c’était fort  extraordinaire et Salomon poursuivit.

« C’était M. Reuben Haredale, frère  de M. Geoffroy, qui était, il y a vingt-deux ans, le  propriétaire de la Garenne, laquelle Garenne comme l’a dit Joe (non  pas que vous vous rappeliez cela, Joe, c’est trop ancien pour un  jouvenceau de votre âge, mais vous me l’avez entendu dire), était  un domaine plus vaste et bien meilleur, une propriété d’une valeur  bien plus considérable qu’aujourd’hui. Son épouse venait de mourir,lui laissant un enfant, Mlle Haredale, l’objet de vos  informations, elle avait alors un an à peine. »

Quoique l’orateur se fut adressé à l’homme qui  avait montré tant de curiosité à l’égard de cette famille, et qu’il  eût fait là une pause, comme s’il attendait quelque exclamation de  surprise et d’encouragement, ce dernier ne fit aucune remarque,aucun signe qui pût seulement faire croire qu’il eût entendu ce  qu’on venait de dire ni qu’il y prît le moindre intérêt. Salomon se  tourna en conséquence vers ses vieux camarades, dont les nez  étaient brillamment illuminés par la lueur rouge foncé des  fourneaux de leurs pipes. Assuré par une longue expérience de leur  attention, et résolu à faire voir qu’il sentait toute l’indécence  d’une conduite pareille :

« M. Haredale, dit Salomon en tournant le  dos à l’étranger, quitta ce domaine après la mort de son épouse, il  s’y trouvait trop isolé, et s’en alla à Londres où il séjourna  quelques mois, mais se trouvant dans cette ville tout autant isolé  qu’ici (je le suppose du moins, et je l’ai toujours ouï dire), il  revint tout à coup avec sa petite fille à la Garenne, amenant en  outre avec lui ce jour-là seulement deux femmes de service, son  intendant et un jardinier »

M. Daisy s’arrêta pour faire un nouvel  appel à sa pipe qui allait s’éteindre, et il continua, d’abord d’un ton nasillard causé par la mordante jouissance du tabac et  l’énergique aspiration qu’exigeait l’entretien de son instrument,mais ensuite avec une netteté de voix toujours croissante.

« Amenant avec lui, ce jour-là, deux  femmes de service, son intendant et un jardinier, le reste de ses  gens avait été laissé à Londres et devait venir le lendemain. Il arriva que, ce même soir, un vieux gentleman qui demeurait à  Chigwell-row, où il avait longtemps vécu pauvrement, décéda, et que  je reçus à minuit et demi l’ordre d’aller sonner le glas des  trépassés. »

Il y eut ici dans le petit groupe des  auditeurs un mouvement qui indiqua d’une manière sensible la forte  répugnance que chacun d’entre eux aurait éprouvée à sortir à  pareille heure pour une pareille commission. Le sacristain  s’aperçut de ce mouvement, le comprit et développa son thème en  conséquence.

« Oui, ce n’était pas gai, allez ;d’autant plus que, comme le fossoyeur était alité, à force d’avoir  travaillé dans un sol malsain, et pour s’être assis en prenant son repas sur la pierre froide d’une tombe, il me fallait absolument  aller seul, car une heure si avancée ne me laissait pas l’espoir de  trouver quelque autre compagnon. J’étais cependant un peu préparé à  cela ; le vieux gentleman avait souvent demandé que l’on  tintât la cloche le plus tôt possible après son dernier  soupir ; et depuis quelques jours on s’attendait à le voir  passer d’un moment à l’autre. Je fis donc contre fortune bon cœur,et, bien emmitouflé, car c’était par un froid mortel, je m’élançai  dehors, tenant d’une main ma lanterne allumée et de l’autre la clef  de l’église.

À cet endroit du récit, le vêtement de  l’étranger rendit un froissement, comme s’il se fût tourné pour  entendre d’une manière plus distincte. Regardant avec dédain  par-dessus son épaule, Salomon haussa les sourcils, inclina la  tête, et fit l’œil à Joe pour savoir si en effet le monsieur se  dérangeait pour écouter. Joe, ombrageant ses yeux avec sa main,sonda l’encoignure ; mais, ne pouvant rien découvrir, il  secoua la tête comme pour dire non.

« C’était précisément une nuit telle que  celle-ci. L’ouragan sifflait, il pleuvait à torrents, le ciel était  plus noir que je ne l’ai jamais vu, ni avant ni depuis. C’est  peut-être une idée ; mais les maisons étaient toutes bien  closes, les gens étaient chez eux, et il n’y a peut-être que moi qui sache réellement combien il faisait noir. J’entrai dans   l’église, j’attachai la porte en arrière avec la chaîne, de sorte  qu’elle restât entrebâillée : car, pour dire la vérité, je  n’aurais pas voulu être enfermé là tout seul, et, posant ma lanterne sur le siège de pierre, dans le petit coin où est la corde  de la cloche, je m’assis à côté pour moucher la chandelle.

« Je m’assis pour moucher la chandelle,et, quand j’eus fini de la moucher, je ne pus point me résoudre à  me lever et à me mettre à l’ouvrage. Je ne sais pas comment cela se  fit, mais je pensais à toutes les histoires de fantômes que j’avais  entendu raconter, même à celles que j’avais entendu raconter quand j’étais petit garçon à l’école, et que j’avais oubliées depuis   longtemps, et notez bien qu’elles ne me revenaient pas à l’esprit  une à une, mais toutes à la fois, et comme en bloc.

« Je me rappelai une histoire de notre  village, comme quoi il y avait une certaine nuit dans l’année (rien  ne me disait que ce ne fût pas cette nuit-là même), où tous les  morts sortaient de terre et s’asseyaient au chevet de leurs propres  fosses jusqu’au matin. Cela me fit songer combien de gens que  j’avais connus étaient enterrés entre la porte de l’église et la porte du cimetière, et quelle chose effroyable ce serait que  d’avoir à passer au milieu d’eux et de les reconnaître, malgré leurs figures terreuses, et quoique si différents d’eux-mêmes. Je  connaissais depuis mon enfance toutes les niches et tous les arceaux de l’église ; cependant je ne pouvais me persuader que ce fût leur ombre que je voyais sur les dalles, mais j’étais  convaincu qu’il y avait là une foule de laides figures qui se cachaient parmi ces ombres pour m’épier. Dans le cours de mes  réflexions, je commençai à penser au vieux gentleman qui venait de  mourir, et j’aurais juré, lorsque je regardais en haut le noir  sanctuaire, que je le voyais à sa place accoutumée, s’enveloppant  de son linceul, et frissonnant comme s’il eût senti froid. Tout ce temps, je restai assis écoutant, écoutant toujours, et n’osant presque pas respirer. À la fin je me levai brusquement et je pris  dans mes mains la corde de la cloche. Au moment même sonna, non pas cette cloche, car j’avais à peine touché la corde, mais une  autre.

« J’entendis sonner une autre cloche, et une fameuse cloche encore. Ce fut l’affaire d’un instant, car le vent emporta le son, mais je l’entendis. J’écoutai longtemps, mais  plus rien. J’avais ouï dire que les morts avaient des chandelles à eux ; je finis par me persuader qu’ils pouvaient bien aussi avoir une cloche qui tintait d’elle-même à minuit pour les  trépassés. Je tintai ma cloche, comment ou combien de temps, je n’en sais rien, et je courus regagner la maison et mon lit sans  regarder derrière mes talons.

« Je me levai le lendemain matin après  une nuit sans sommeil, et je racontai mon aventure à mes voisins.Quelques-uns l’écoutèrent sérieusement, d’autres n’en firent que  rire ; je crois qu’au fond personne n’y voulut croire. Mais ce  matin-là, on trouva M. Reuben Haredale assassiné dans sa   chambre à coucher : il tenait à la main un morceau de la corde  attachée à une cloche d’alarme en dehors du toit ; cette corde  pendait dans sa chambre, et elle avait été coupée en deux, sans  aucun doute par l’assassin, lorsque sa victime l’avait saisie.

« La cloche que j’avais entendue, c’était  celle-là.

« On trouva un secrétaire ouvert ;une cassette, que M. Haredale avait apportée la veille et  qu’on supposait renfermer une grosse somme d’argent, avait disparu.L’intendant et le jardinier n’étaient plus là ni l’un ni l’autre,et tous deux furent longtemps soupçonnés ; mais on ne parvint  jamais à les trouver, quoiqu’on les cherchât bien loin, bien loin.On aurait pu chercher encore plus loin l’intendant, le pauvre  M. Rudge : car son corps, à peine reconnaissable sans ses  vêtements, sans la montre et l’anneau qu’il portait, fut trouvé,des mois après, au fond d’une pièce d’eau, dans les terres du  domaine, avec une blessure béante à la poitrine : il avait été  frappé d’un coup de couteau. Il était à moitié vêtu, et tout le  monde s’accorda à dire qu’il était en train de lire dans sa  chambre, qu’on trouva pleine de traces de sang, quand on était  tombé soudainement sur lui pour le tuer avant son maître.

« Chacun reconnut alors que c’était le  jardinier qui devait être l’assassin, et, quoiqu’on n’en ait jamais  entendu parler depuis cette époque jusqu’à présent, on en entendra parler ; prenez note de ce que je vous dis là. Le crime a été  commis il y a vingt-deux ans, jour pour jour, le 19 mars 1753. Le19 mars d’une année quelconque, peu importe quand… je sais toujours  bien, et j’en suis sûr, parce que toujours, d’une manière  quelconque, et par une coïncidence étrange, nous avons été ramenés  à en parler, ce même jour, depuis l’événement… le 19 mars d’une  année quelconque, tôt ou tard cet homme-là sera  découvert. »

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