Contes divers 1883

Chapitre 15L’enfant

On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoirlieu dans la commune. La baronne s’indignait : « Était-ce possibleune chose pareille ! La fille, séduite par un garçon boucher,avait jeté son enfant dans une marnière ! Quellehorreur ! On avait même prouvé que le pauvre petit êtren’était pas mort sur le coup. »

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait desdétails horribles d’un air tranquille, et il paraissait émerveillédu courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres àpied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Ilrépétait : « Elle est en fer, cette femme ! Et quelle énergiesauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec sonpetit qui gémissait dans ses bras ! Je demeure éperdu devantde pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante decette âme, au déchirement de ce cœur ! Comme la vie estodieuse et misérable ! D’infâmes préjugés, oui, madame,d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime,toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilitéodieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, àl’infanticide de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à laloi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoirétabli une pareille morale et fait un crime de l’embrassement librede deux êtres ! »

La baronne était devenue pâle d’indignation.

Elle répliqua : « Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessusde la vertu, la prostituée avant l’honnête femme ! Celle quis’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouseirréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de saconscience ! »

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies,se leva, et, d’une voix forte : « Vous parlez, madame, de chosesque vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions.Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin.

« Oh ! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, etmiséricordieuse ; vous ne savez pas ! Malheur à ceux àqui la perfide nature a donné des sens inapaisables ! Les genscalmes, nés sans instincts violents, vivent honnêtes, parnécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais lesdésirs enragés. Je vois des petites bourgeoises au sang froid, auxmœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser descris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmestombées.

« Ah ! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que nehantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont commevous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vousluttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votreesprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votrecorps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice.

« Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame,les sens sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vousarrêter la mer démontée ? Pouvez-vous entraver les forces dela nature ? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature,invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînentl’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à lavéhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmessans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré deleur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais Jamais,entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage.Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse !Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair estdifférente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’uneautre chair ; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et ladomptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc denourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez auperroquet ! Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros beccrochu. Mais leurs instincts sont différents.

« Oh ! les sens ! Si vous saviez quelle puissance ilsont. Les sens qui nous tiennent haletants pendant des nuitsentières, la peau chaude, le cœur précipité, l’esprit harcelé devisions affolantes ! Voyez-vous, madame, les gens à principessont tout simplement des gens froids, désespérément jaloux desautres, sans le savoir.

« Écoutez-moi :

« Celle que j’appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle lesavait eus dès sa petite enfance. Chez elle Ils s’étaient éveillésalors que la parole commence. Vous me direz que c’était une malade.Pourquoi ? N’êtes-vous pas plutôt des affaiblis ? On meconsulta lorsqu’elle avait douze ans. Je constatai qu’elle étaitfemme déjà et harcelée sans repos par des désirs d’amour. Rien qu’àla voir on le sentait. Elle avait des lèvres grasses, retournées,ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une peau chaude, un nezlarge, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont leregard allumait les hommes.

« Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente ?Elle passait des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait àmourir de rester sans mâle.

« À quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son marimourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit moiseut le même sort. Le troisième résista trois ans, puis la quitta.Il était temps.

« Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vospréjugés. Un jour enfin elle m’appela, ayant des crises nerveusesqui l’inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu’elle allait mourirde son veuvage. Je le lui dis. C’était une honnête femme,madame ; malgré les tortures qu’elle endurait, elle ne voulutpas suivre mon conseil de prendre un amant.

« Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit etfaisait des courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté.Puis elle tombait en des syncopes que suivaient des spasmeseffrayants.

« Elle vivait seule en son château proche du château de sa mèreet de ceux de ses parents. Je l’allais voir de temps en temps nesachant que faire contre cette volonté acharnée de la nature oucontre sa volonté à elle.

« Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme jefinissais de dîner. À peine fûmes-nous seuls, elle me dit :

« — Je suis perdue. Je suis enceinte !

« Je fis un soubresaut sur ma chaise.

« — Vous dites ?

« — Je suis enceinte.

« — Vous ?

« — Oui, moi.

« Et brusquement, d’une voix saccadée, en me regardant bien enface :

« — Enceinte de mon jardinier, docteur. J’ai eu un commencementd’évanouissement en me promenant dans le parc. L’homme, m’ayant vuetomber, est accouru et m’a prise en ses bras pour m’emporter.Qu’ai-je fait ? Je ne sais plus ! L’ai-je étreint,embrassé ? Peut-être. Vous connaissez ma misère et ma honte.Enfin il m’a possédée. Je suis coupable, car je me suis encoredonnée le lendemain de la même façon et d’autres fois encore.C’était fini. Je ne savais plus résister !…

« Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d’une voixfière :

« — Je le payais, je préférais cela à l’amant que vous meconseilliez de prendre. Il m’a rendue grosse. Oh ! Je meconfesse à vous sans réserve et sans hésitations. J’ai essayé de mefaire avorter. J’ai pris des bains brûlants, j’ai monté des chevauxdifficiles, j’ai fait du trapèze, j’ai bu des drogues, del’absinthe, du safran, d’autres encore. Mais je n’ai point réussi.Vous connaissez mon père, mes frères ? Je suis perdue. Ma sœurest mariée à un honnête homme. Ma honte rejaillira sur eux. Etsongez à tous nos amis, à tous nos voisins, à notre nom…, à mamère…

« Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et jel’interrogeai. Puis je lui donnai le conseil de faire un longvoyage et d’aller accoucher au loin.

« Elle répondait : “Oui… oui… oui… c’est cela…”, sans avoirl’air d’écouter.

« Puis elle partit.

« J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle. L’idée decet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante luiétait entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sansrepos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne, de peur qu’onne découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtaitdevant son armoire à glace et regardait son flanc déformé ;puis elle se jetait par terre, une serviette dans la bouche pourétouffer ses cris. Vingt fois par nuit elle se relevait, allumaitsa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyaitl’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappaitle ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait.C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas ;et sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle seroulait sur le parquet pour l’écraser contre terre ; elleessaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer. Ellele haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votrevie.

« Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour sedébarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courantéperdument, folle de malheur et d’épouvante.

« On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeuxégarés ; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on nes’aperçut de rien.

« Une idée fixe la tenait. Ôter de son corps cet enfantmaudit.

« Or sa mère, un soir, lui dit en riant : “Comme tu engraisses,Hélène ; si tu étais mariée, je te croirais enceinte.”

« Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partitpresque aussitôt et rentra chez elle.

« Que fit-elle ? Sans doute encore elle regarda longtempsson ventre enflé ; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, leheurta aux angles des meubles comme elle faisait chaque soir. Puiselle descendit, nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l’armoire et prit legrand couteau qui sert à couper les viandes. Elle remonta, allumaquatre bougies et s’assit, sur une chaise d’osier tressé, devant saglace.

« Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu etredoutable, le voulant arracher et tuer enfin, le voulant tenir enses mains, étrangler et jeter au loin, elle pressa la place oùremuait cette larve et d’un seul coup de la lame aiguë elle sefendit le ventre.

« Oh ! elle opéra, certes, très vite et très bien, car ellele saisit, cet ennemi qu’elle n’avait pu encore atteindre. Elle leprit par une jambe, l’arracha d’elle et le voulut lancer dans lacendre du foyer. Mais il tenait par des liens qu’elle n’avait putrancher, et, avant qu’elle eût compris peut-être ce qui luirestait à faire pour se séparer de lui, elle tomba inanimée surl’enfant noyé dans un flot de sang. Fut-elle bien coupable,madame ? »

Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer