Contes divers 1883

Chapitre 2La toux

À Armand Sylvestre

Mon cher confrère et ami,

J’ai un petit conte pour vous, un petit conte anodin. J’espèrequ’il vous plaira si j’arrive à le bien dire, aussi bien que cellede qui je le tiens.

La tâche n’est point facile, car mon amie est une femme d’espritinfini et de parole libre. Je n’ai pas les mêmes ressources. Je nepeux, comme elle, donner cette gaieté folle aux choses que jeconte ; et, réduit à la nécessité de ne pas employer des motstrop caractéristiques, je me déclare impuissant à trouver, commevous, les délicats synonymes.

Mon amie, qui est en outre une femme de théâtre de grand talent,ne m’a point autorisé à rendre publique son histoire.

Je m’empresse donc de réserver ses droits d’auteur pour le casoù elle voudrait, un jour ou l’autre, écrire elle-même cetteaventure. Elle le ferait mieux que moi, je n’en doute pas. Étantplus experte sur le sujet, elle retrouverait en outre mille détailsamusants que je ne peux inventer.

Mais voyez dans quel embarras je tombe. Il me faudrait, dès lepremier mot, trouver un terme équivalent, et je le voudrais génial.La Toux n’est pas mon affaire. Pour être compris, j’ai besoin aumoins d’un commentaire ou d’une périphrase à la façon de l’abbéDelille :

La toux dont il s’agit ne vient point de la gorge.

Elle dormait (mon amie) aux côtés d’un homme aimé. C’étaitpendant la nuit, bien entendu.

Cet homme, elle le connaissait peu, ou plutôt depuis peu. Ceschoses arrivent quelquefois dans le monde du théâtreprincipalement. Laissons les bourgeoises s’en étonner. Quant àdormir aux côtés d’un homme qu’importe qu’on le connaisse peu oubeaucoup, cela ne modifie guère la manière d’agir dans le secret dulit. Si j’étais femme je préférerais, je crois, les nouveaux amis.Ils doivent être plus aimables, sous tous les rapports, que leshabitués.

On a, dans ce qu’on appelle le monde comme il faut, une manièrede voir différente et qui n’est point la mienne. Je le regrettepour les femmes de ce monde ; mais je me demande si la manièrede voir modifie sensiblement la manière d’agir ?…

Donc elle dormait aux côtés d’un nouvel ami. C’est là une chosedélicate et difficile à l’excès. Avec un vieux compagnon on prendses aises, on ne se gêne pas, on peut se retourner à sa guise,lancer des coups de pied, envahir les trois quarts du matelas,tirer toute la couverture et se rouler dedans, ronfler, grogner,tousser (je dis tousser faute de mieux) ou éternuer (quepensez-vous d’éternuer comme synonyme ?)

Mais pour en arriver là, il faut au moins six mois d’intimité.Et je parle des gens qui sont d’un naturel familier. Les autresgardent toujours certaines réserves, que j’approuve pour ma part.Mais nous n’avons peut-être pas la même manière de sentir sur cettematière.

Quand il s’agit d’une nouvelle connaissance qu’on peut supposersentimentale, il faut assurément prendre quelques précautions pourne point incommoder son voisin de lit, et pour garder un certainprestige, de poésie et une certaine autorité.

Elle dormait. Mais soudain une douleur, intérieure, lancinante,voyageuse, la parcourut. Cela commença dans le creux de l’estomacet se mit à rouler en descendant vers… vers… vers les gorgesinférieures avec un bruit discret de tonnerre intestinal.

L’homme, l’ami nouveau, gisait, tranquille, sur le dos, les yeuxfermés. Elle le regarda de coin, inquiète, hésitante.

Vous êtes-vous trouvé, confrère, dans une salle de première,avec un rhume dans la poitrine. Toute la salle anxieuse, halète aumilieu d’un silence complet ; mais vous n’écoutez plus rien,vous attendez, éperdu, un moment de rumeur pour tousser. Ce sont,tout le long de votre gosier, des chatouillements, des picotementsépouvantables. Enfin vous n’y tenez plus. Tant pis pour lesvoisins. Vous toussez. — Toute la salle crie : « À la porte. »

Elle se trouvait dans le même cas, travaillée, torturée par uneenvie folle de tousser. (Quand je dis tousser, j’entends bien quevous transposez.)

Il semblait dormir ; il respirait avec calme. Certes ildormait.

Elle se dit : « Je prendrai mes précautions. Je tâcherai desouffler seulement, tout doucement, pour ne pas le réveiller. » Etelle fit comme ceux qui cachent leur bouche sous leur main ets’efforcent de dégager, sans bruit, leur gorge en expectorant del’air avec adresse.

Soit qu’elle s’y prît mal, soit que la démangeaison fût tropforte, elle toussa.

Aussitôt elle perdit la tête. S’il avait entendu, quellehonte ! Et quel danger ! Oh ! s’il ne dormaithasard ? Comment le savoir ? Elle le regarda fixement,et, à la lueur de la veilleuse, elle crut voir sourire son visageaux yeux fermés. Mais s’il riait, … il ne dormait donc pas, … et,s’il ne dormait pas… ?

Elle tenta avec sa bouche, la vraie, de produire un bruitsemblable, pour… dérouter son compagnon.

Cela ne ressemblait guère.

Mais dormait-il ?

Elle se retourna, s’agita, le poussa, pour certitude.

Il ne remua point.

Alors elle se mit à chantonner.

Le monsieur ne bougeait pas.

Perdant la tête, elle l’appela « Ernest ».

Il ne fit pas un mouvement, mais il répondit aussitôt :

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Elle eut une palpitation de cœur. Il ne dormait pas ; iln’avait jamais dormi !…

Elle demanda :

« Tu ne dors donc pas ? »

Il murmura avec résignation :

« Tu le vois bien. »

Elle ne savait plus que dire, affolée. Elle reprit enfin. « Tun’as rien entendu ? »

Il répondit, toujours immobile :

« Non. »

Elle se sentait venir une envie folle de le gifler, et,s’asseyant dans le lit :

« Cependant il m’a semblé ?…

— Quoi ?

— Qu’on marchait dans la maison. »

Il sourit. Certes, cette fois elle l’avait vu sourire, et il dit:

« Fiche-moi donc la paix, voilà une demi-heure que tu m’embêtes.»

Elle tressaillit.

« Moi ?… C’est un peu fort. Je viens de me réveiller. Alorstu n’as rien entendu ?

— Si.

— Ah ! enfin, tu as entendu quelque chose !Quoi ?

— On a… toussé ! »

Elle fit un bond et s’écria, exaspérée :

« On a toussé ! Où ça ? Qui est-ce qui a toussé ?Mais, tu es fou ? Réponds donc ? »

Il commençait à s’impatienter.

« Voyons, est-ce fini cette scie-là[1] ? Tusais bien que c’est toi. » Cette fois, elle s’indigna, hurlant : «Moi ? — Moi ? — Moi ? — J’ai toussé ?Moi ? J’ai toussé ! Ah ! vous m’insultez, vousm’outragez, vous me méprisez. Eh bien, adieu ! Je ne reste pasauprès d’un homme qui me traite ainsi. » Et elle fit un mouvementénergique pour sortir du lit. « Voyons, reste tranquille. C’est moiqui ai toussé. » Mais elle eut un sursaut de colère nouvelle. «Comment ? vous avez… toussé dans mon lit !… à mes côtés…pendant que je dormais ? Et vous l’avouez. Mais vous êtesignoble. Et vous croyez que je reste avec les hommes qui… toussentauprès de moi… Mais pour qui me prenez-vous donc ? » Et ellese leva sur le lit tout debout, essayant d’enjamber pour s’enaller. Il la prit tranquillement par les pieds et la fit s’étalerprès de lui, et il riait, moqueur et gai : « Voyons, Rose,tiens-toi tranquille, à la fin. Tu as toussé. Car c’est toi. Je neme plains pas, je ne me fâche pas ; je suis content même.Mais, recouche-toi, sacrebleu. » Cette fois, elle lui échappa d’unbond et sauta dans la chambre ; et elle cherchait éperdumentses vêtements, en répétant : « Et vous croyez que je vais resterauprès d’un homme qui permet à une femme de… tousser dans son lit.Mais vous êtes ignoble, mon cher. » Alors il se leva, et, d’abord,la gifla. Puis, comme elle se débattait, il la cribla detaloches ; et, la prenant ensuite à pleins bras, la jeta àtoute volée dans le lit. Et comme elle restait étendue, inerte etpleurant contre le mur, il se recoucha près d’elle, puis luitournant le dos à son tour, il toussa…, il toussa par quintes…,avec des silences et des reprises. Parfois, il demandait : « Enas-tu assez », et, comme elle ne répondait pas, il recommençait.Tout à coup, elle se mit à rire, mais à rire comme une folle,criant : « Qu’il est drôle, ah ! qu’il est drôle ! » Etelle le saisit brusquement dans ses bras, collant sa bouche à lasienne, lui murmurant entre les lèvres : « Je t’aime, mon chat. »Et ils ne dormirent plus… jusqu’au matin. Telle est mon histoire,mon cher Silvestre. Pardonnez-moi cette incursion sur votredomaine. Voilà encore un mot impropre. Ce n’est pas « domaine »qu’il faudrait dire. Vous m’amusez si souvent que je n’ai purésister au désir de me risquer un peu sur vos derrières. Mais lagloire vous restera de nous avoir ouvert, toute large, cettevoie.

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