Contes divers 1883

Chapitre 20Première neige

La longue promenade de la Croisette s’arrondit au bord de l’eaubleue. Là-bas, à droite, l’Esterel s’avance au loin dans la mer. Ilbarre la vue, fermant l’horizon par le joli décor méridional de sessommets pointus, nombreux et bizarres.

À gauche, les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, couchéesdans l’eau, montrent leur dos couvert de sapins.

Et tout le long du large golfe, tout le long des grandesmontagnes assises autour de Cannes, le peuple blanc des villassemble endormi dans le soleil. On les voit au loin, les maisonsclaires, semées du haut en bas des monts, tachant de points deneige la verdure sombre.

Les plus proches de l’eau ouvrent leurs grilles sur la vastepromenade que viennent baigner les flots tranquilles. Il fait bon,il fait doux. C’est un tiède jour d’hiver où passe à peine unfrisson de fraîcheur. Par-dessus les murs des jardins, on aperçoitles orangers et les citronniers pleins de fruits d’or. Des damesvont à pas lents sur le sable de l’avenue, suivies d’enfants quiroulent des cerceaux, ou causant avec des messieurs.

Une jeune dame vient de sortir de sa petite et coquette maisondont la porte est sur la Croisette. Elle s’arrête un instant àregarder les promeneurs, sourit et gagne, dans une allure accablée,un banc vide en face de la mer. Fatiguée d’avoir fait vingt pas,elle s’assied en haletant. Son pâle visage semble celui d’unemorte. Elle tousse et porte à ses lèvres ses doigts transparentscomme pour arrêter ces secousses qui l’épuisent.

Elle regarde le ciel plein de soleil et d’hirondelles, lessommets capricieux de l’Esterel là-bas, et, tout près, la mer sibleue, si tranquille, si belle.

Elle sourit encore, et murmure :

« Oh ! que je suis heureuse. »

Elle sait pourtant qu’elle va mourir, qu’elle ne verra point leprintemps, que, dans un an, le long de la même promenade, ces mêmesgens qui passent devant elle viendront encore respirer l’air tièdede ce doux pays, avec leurs enfants un peu plus grands, avec lecœur toujours rempli d’espoirs, de tendresses, de bonheur, tandisqu’au fond d’un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui resteencore aujourd’hui sera tombée en pourriture, laissant seulementses os couchés dans la robe de soie qu’elle a choisie pourlinceul.

Elle ne sera plus. Toutes les choses de la vie continueront pourd’autres. Ce sera fini pour elle, pour toujours. Elle ne sera plus.Elle sourit, et respire tant qu’elle peut, de ses poumons malades,les souffles parfumés des jardins.

Et elle songe.

Elle se souvient. On l’a mariée, voici quatre ans, avec ungentilhomme normand. C’était un fort garçon barbu, coloré, larged’épaules, d’esprit court et de joyeuse humeur.

On les accoupla pour des raisons de fortune qu’elle ne connutpoint. Elle aurait volontiers dit « non ». Elle fit « oui » d’unmouvement de tête, pour ne point contrarier père et mère. Elleétait Parisienne, gale, heureuse de vivre.

Son mari l’emmena en son château normand. C’était un vastebâtiment de pierre entouré de grands arbres très vieux. Un hautmassif de sapins arrêtait le regard en face. Sur la droite, unetrouée donnait vue sur la plaine qui s’étalait, toute nue,jusqu’aux fermes lointaines. Un chemin de traverse passait devantla barrière et conduisait à la grand-route éloignée de troiskilomètres.

Oh ! elle se rappelle tout : son arrivée, sa premièrejournée en sa nouvelle demeure, et sa vie isolée ensuite.

Quand elle descendit de voiture, elle regarda le vieux bâtimentet déclara en riant :

« Ça n’est pas gai ! »

Son mari se mit à rire à son tour et répondit :

« Baste ! on s’y fait. Tu verras. Je ne m’y ennuie jamais,moi. »

Ce jour-là, ils passèrent le temps à s’embrasser, et elle ne letrouva pas trop long. Le lendemain ils recommencèrent et toute lasemaine, vraiment, fut mangée par les caresses.

Puis elle s’occupa d’organiser son intérieur. Cela dura bien unmois. Les jours passaient l’un après l’autre, en des occupationsinsignifiantes et cependant absorbantes. Elle apprenait la valeuret l’importance des petites choses de la vie. Elle sut qu’on peuts’intéresser au prix des œufs qui coûtent quelques centimes de plusou de moins suivant les saisons.

C’était l’été. Elle allait aux champs voir moissonner. La gaietédu soleil entretenait celle de son cœur.

L’automne vint. Son mari se mit à chasser. Il sortait le matinavec ses deux chiens Médor et Mirza. Elle restait seule alors, sanss’attrister d’ailleurs de l’absence d’Henry. Elle l’aimait bien,pourtant, mais il ne lui manquait pas. Quand il rentrait, leschiens surtout absorbaient sa tendresse. Elle les soignait chaquesoir avec une affection de mère, les caressait sans fin, leurdonnait mille petits noms charmants qu’elle n’eût point eu l’idéed’employer pour son mari.

Il lui racontait invariablement sa chasse. Il désignait lesplaces où il avait rencontré les perdrix ; s’étonnait den’avoir point trouvé de lièvre dans le trèfle de Joseph Ledentu, oubien paraissait indigné du procédé de M. Lechapelier, du Havre, quisuivait sans cesse la lisière de ses terres pour tirer le gibierlevé par lui, Henry de Parville.

Elle répondait :

« Oui, vraiment, ce n’est pas bien », en pensant à autrechose.

L’hiver vint, l’hiver normand, froid et pluvieux. Lesinterminables averses tombaient sur les ardoises du grand toitanguleux, dressé comme une lame vers le ciel. Les cheminssemblaient des fleuves de boue ; la campagne, une plaine deboue ; et on n’entendait aucun bruit que celui de l’eautombant ; on ne voyait aucun mouvement que le voltourbillonnant des corbeaux qui se déroulait comme un nuage,s’abattait dans un champ, puis repartait.

Vers quatre heures, l’armée des bêtes sombres et volantes venaitse percher dans les grands hêtres à gauche du château, en poussantdes cris assourdissants. Pendant près d’une heure, ils voletaientde cime en cime, semblaient se battre, croassaient, mettaient dansle branchage grisâtre un mouvement noir.

Elle les regardait, chaque soir, le cœur serré, toute pénétréepar la lugubre mélancolie de la nuit tombant sur les terresdésertes.

Puis elle sonnait pour qu’on apportât la lampe ; et elle serapprochât du feu. Elle brûlait des monceaux de bois sans parvenirà échauffer les pièces immenses envahies par l’humidité. Elle avaitfroid tout le jour, partout, au salon, aux repas, dans sa chambre.Elle avait froid jusqu’aux os, lui semblait-il. Son mari nerentrait que pour dîner, car il chassait sans cesse, ou biens’occupait des semences, des labours, de toutes les choses de lacampagne.

Il rentrait joyeux et crotté, se frottait les mains, déclarait:

« Quel fichu temps ! »

Ou bien :

« C’est bon d’avoir du feu ! »

Ou parfois il demandait :

« Qu’est-ce qu’on dit aujourd’hui ? Est-on contente ?»

Il était heureux, bien portant, sans désirs, ne rêvant pas autrechose que cette vie simple, saine et tranquille.

Vers décembre, quand les neiges arrivèrent, elle souffrittellement de l’air glacé du château, du vieux château qui semblaits’être refroidi avec les siècles, comme font les humains avec lesans, qu’elle demanda, un soir, à son mari :

« Dis donc, Henry, tu devrais bien faire mettre ici uncalorifère ; cela sécherait les murs. Je t’assure que je nepeux pas me réchauffer du matin au soir. »

Il demeura d’abord interdit à cette idée extravaganted’installer un calorifère en son manoir. Il lui eût semblé plusnaturel de servir ses chiens dans de la vaisselle plate. Puis ilpoussa, de toute la vigueur de sa poitrine, un rire énorme, enrépétant :

« Un calorifère ici Un calorifère ici ! Ah ! ah !ah quelle bonne farce ! »

Elle insistait.

« Je t’assure qu’on gèle, mon ami ; tu ne t’en aperçoispas, parce que tu es toujours en mouvement, mais on gèle. »

Il répondit, en riant toujours :

« Baste ! on s’y fait, et d’ailleurs c’est excellent pourla santé. Tu ne t’en porteras que mieux. Nous ne sommes pas desParisiens, sacrebleu ! pour vivre dans les tisons. Et,d’ailleurs, voici le printemps tout à l’heure. »

Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa. Sonpère et sa mère moururent d’un accident de voiture. Elle vint àParis pour les funérailles. Et le chagrin occupa seul son espritpendant six mois environ.

La douceur des beaux jours finit par la réveiller, et elle selaissa vivre dans un alanguissement triste jusqu’à l’automne.

Quand revinrent les froids, elle envisagea pour la première foisle sombre avenir. Que ferait-elle ? Rien. Qu’arriverait-ildésormais pour elle ? Rien. Quelle attente, quelle espérance,pouvaient ranimer son cœur ? Aucune. Un médecin, consulté,avait déclaré qu’elle n’aurait jamais d’enfants.

Plus âpre, plus pénétrant encore que l’autre année, le froid lafaisait continuellement souffrir. Elle tendait aux grandes flammesses mains grelottantes. Le feu flamboyant lui brûlait levisage ; mais des souffles glacés semblaient se glisser dansson dos, pénétrer entre la chair et les étoffes. Et elle frémissaitde la tête aux pieds. Des courants d’air innombrables paraissaientinstallés dans les appartements, des courants d’air vivants,sournois, acharnés comme des ennemis. Elle les rencontrait à toutinstant ; ils lui soufflaient sans cesse, tantôt sur levisage, tantôt sur les mains, tantôt sur le cou, leur haine perfideet gelée.

Elle parla de nouveau d’un calorifère ; mais son maril’écouta comme si elle eût demandé la lune. L’installation d’unappareil semblable à Parville lui paraissait aussi impossible quela découverte de la pierre philosophale.

Ayant été à Rouen, un jour, pour affaire, il rapporta à sa femmeune mignonne chaufferette de cuivre qu’il appelait en riant un «calorifère portatif » ; et il jugeait que cela suffiraitdésormais à l’empêcher d’avoir jamais froid.

Vers la fin de décembre, elle comprit qu’elle ne pourrait vivreainsi toujours, et elle demanda timidement, un soir, en dînant:

« Dis donc, mon ami, est-ce que nous n’irons point passer unesemaine ou deux à Paris avant le printemps ? »

Il fut stupéfait.

« À Paris ? à Paris ? Mais pourquoi faire !Ah ! mais non, par exemple ! On est trop bien ici, chezsoi. Quelles drôles d’idées tu as, par moments ! »

Elle balbutia :

« Cela nous distrairait un peu. »

Il ne comprenait pas.

« Qu’est-ce qu’il te faut pour te distraire ? Des théâtres,des soirées, des dîners en ville ? Tu savais pourtant bien envenant ici que tu ne devais pas t’attendre à des distractions decette nature ! »

Elle vit un reproche dans ces paroles et dans le ton dont ellesétaient dites. Elle se tut. Elle était timide et douce, sansrévoltes et sans volonté.

En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neigecouvrit la terre.

Un soir, comme elle regardait le grand nuage tournoyant descorbeaux se déployer autour des arbres, elle se mit, malgré elle, àpleurer.

Son mari entrait. Il demanda tout surpris :

« Qu’est-ce que tu as donc ? »

Il était heureux, lui, tout à fait heureux, n’ayant jamais rêvéune autre vie, d’autres plaisirs. Il était né dans ce triste pays,il y avait grandi. Il s’y trouvait bien, chez lui, à son aise decorps et d’esprit.

Il ne comprenait pas qu’on pût désirer des événements, avoirsoif de joies changeantes ; il ne comprenait point qu’il nesemble pas naturel à certains êtres de demeurer aux mêmes lieuxpendant les quatre saisons ; il semblait ne pas savoir que leprintemps, que l’été, que l’automne, que l’hiver ont, pour desmultitudes de personnes, des plaisirs nouveaux en des contréesnouvelles.

Elle ne pouvait rien répondre et s’essuyait vivement les yeux.Elle balbutia enfin, éperdue :

« J’ai… Je… Je suis un peu triste… Je m’ennuie un peu… »

Mais une terreur la saisit d’avoir dit cela, et elle ajouta bienvite :

« Et puis… J’ai… J’ai un peu froid. »

À cette parole, il s’irrita :

« Ah ! oui… toujours ton idée de calorifère. Mais voyons,sacrebleu ! tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu esici. »

La nuit vint. Elle monta dans sa chambre, car elle avait exigéune chambre séparée. Elle se coucha. Même en son lit, elle avaitfroid. Elle pensait :

« Ce sera ainsi toujours, toujours, jusqu’à la mort. »

Et elle songeait à son mari. Comment avait-il pu lui dire cela:

« Tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici. »

Il fallait donc qu’elle fût malade, qu’elle toussât pour qu’ilcomprît qu’elle souffrait !

Et une indignation la saisit, une indignation exaspérée defaible, de timide.

Il fallait quelle toussât. Alors il aurait pitié d’elle, sansdoute. Eh bien ! elle tousserait ; il l’entendraittousser ; il faudrait appeler le médecin ; il verraitcela, son mari, il verrait !

Elle s’était levée nu-jambes, nu-pieds, et une idée enfantine lafit sourire :

« Je veux un calorifère, et je l’aurai. Je tousserai tant, qu’ilfaudra bien qu’il se décide à en installer un. »

Et elle s’assit presque nue sur une chaise. Elle attendit uneheure, deux heures. Elle grelottait, mais elle ne s’enrhumait pas.Alors elle se décida à employer les grands moyens.

Elle sortit de sa chambre sans bruit, descendit l’escalier,ouvrit la porte du jardin.

La terre, couverte de neige, semblait morte. Elle avançabrusquement son pied nu et l’enfonça dans cette mousse légère etglacée. Une sensation de froid, douloureuse comme une blessure, luimonta jusqu’au cœur ; cependant elle allongea l’autre jambe etse mit à descendre les marches lentement.

Puis elle s’avança à travers le gazon, se disant :

« J’irai jusqu’aux sapins. »

Elle allait à petits pas, en haletant, suffoquée chaque foisqu’elle faisait pénétrer son pied nu dans la neige.

Elle toucha de la main le premier sapin, comme pour bien seconvaincre elle-même qu’elle avait accompli jusqu’au bout sonprojet ; puis elle revint. Elle crut deux ou trois foisqu’elle allait tomber, tant elle se sentait engourdie etdéfaillante. Avant de rentrer, toutefois, elle s’assit dans cetteécume gelée, et même, elle en ramassa pour se frotter lapoitrine.

Puis elle rentra et se coucha. Il lui sembla, au bout d’uneheure, qu’elle avait une fourmilière dans la gorge. D’autresfourmis lui couraient le long des membres. Elle dormitcependant.

Le lendemain elle toussait, et elle ne put se lever.

Elle eut une fluxion de poitrine. Elle délira, et dans sondélire elle demandait un calorifère. Le médecin exigea qu’on eninstallât un. Henry céda, mais avec une répugnance irritée.

Elle ne put guérir. Les poumons atteints profondément donnaientdes inquiétudes pour sa vie.

« Si elle reste ici, elle n’ira pas jusqu’aux froids », dit lemédecin.

On l’envoya dans le Midi.

Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l’airdes orangers en fleur.

Puis elle retourna dans le Nord au printemps. Mais elle vivaitmaintenant avec la peur de guérir, avec la peur des longs hivers deNormandie ; et sitôt qu’elle allait mieux, elle ouvrait, lanuit, sa fenêtre, en songeant aux doux rivages de laMéditerranée.

À présent, elle va mourir, elle le sait. Elle est heureuse.

Elle déploie un journal qu’elle n’avait point ouvert, et lit cetitre : « La première neige à Paris. »

Alors elle frissonne, et puis sourit. Elle regarde là-basl’Esterel qui devient rose sous le soleil couchant ; elleregarde le vaste ciel bleu, si bleu, la vaste mer bleue, si bleue,et se lève.

Et puis elle rentre, à pas lents, s’arrêtant seulement pourtousser, car elle est demeurée trop tard dehors, et elle a eufroid, un peu froid.

Elle trouve une lettre de son mari. Elle l’ouvre en sourianttoujours, et elle lit :

« Ma chère amie,

« J’espère que tu vas bien et que tu ne regrettes pas trop notrebeau pays. Nous avons depuis quelques jours une bonne gelée quiannonce la neige. Alors, j’adore ce temps-là et tu comprends que jeme garde bien d’allumer ton maudit calorifère… »

Elle cesse de lire, toute heureuse à cette idée qu’elle l’a eu,son calorifère. Sa main droite, qui tient la lettre, retombelentement sur ses genoux, tandis qu’elle porte à sa bouche sa maingauche comme pour calmer la toux opiniâtre qui lui déchire lapoitrine.

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