Contes divers 1883

Chapitre 12Un duel

La guerre était finie ; les Allemands occupaient laFrance ; le pays palpitait comme un lutteur vaincu tombé sousle genou du vainqueur.

De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trainssortaient, allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteurles campagnes et les villages. Les premiers voyageurs regardaientpar les portières les plaines ruinées et les hameaux incendiés.Devant les portes des maisons restées debout, des soldatsprussiens, coiffés du casque noir à la pointe de cuivre, fumaientleur pipe, à cheval sur des chaises. D’autres travaillaient oucausaient comme s’ils eussent fait partie des familles. Quand onpassait les villes, on voyait des régiments entiers manœuvrant surles places, et, malgré le bruit des roues, les commandementsrauques arrivaient par instants.

M. Dubuis, qui avait ait partie de la garde nationale de Parispendant toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse safemme et sa fille, envoyées par prudence à l’étranger, avantl’invasion.

La famine et les fatigues n’avaient point diminué son grosventre de marchand riche et pacifique. Il avait subi les événementsterribles avec une résignation désolée et des phrases amères sur lasauvagerie des hommes. Maintenant qu’il gagnait la frontière, laguerre finie, il voyait pour la première fois des Prussiens, bienqu’il eût fait son devoir sur les remparts et monté bien des gardespar les nuits froides.

Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbusinstallés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait àl’âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant en même tempsque ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui nenous a plus quittés.

Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir,regardaient de leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient grosaussi tous deux et causaient en leur langue, parcourant parfoisleur guide, qu’ils lisaient à haute voix en cherchant à bienreconnaître les lieux indiqués.

Tout à coup, le train s’étant arrêté à la gare d’une petiteville, un officier prussien monta avec son grand bruit de sabre surle double marchepied du wagon. Il était grand, serré dans sonuniforme et barbu jusqu’aux yeux. Son poil roux semblait flamber,et ses longues moustaches, plus pâles, s’élançaient des deux côtésdu visage qu’elles coupaient en travers.

Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des souriresde curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant delire un journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleuren face d’un gendarme.

Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer,à chercher les lieux précis des batailles ; et soudain, commel’un d’eux tendait le bras vers l’horizon en indiquant un village,l’officier prussien prononça en français, en étendant ses longuesjambes et se renversant sur le dos :

« Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te centbrisonniers. »

Les Anglais, tout à ait intéressés, demandèrent aussitôt :

« Aoh ! comment s’appelé, cette village ? »

Le Prussien répondit : « Pharsbourg ».

Il reprit :

« Ché bris ces bolissons de Français bar les oreilles. »

Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans sonpoil.

Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. Onvoyait les soldats allemands le long des routes, au bord deschamps, debout au coin des barrières, ou causant devant les cafés.Ils couvraient la terre comme les sauterelles d’Afrique.

L’officier tendit la main :

« Si chafrais le gommandement ch’aurais bris Paris, et brûlétout, et tué tout le monde. Blus de France ! »

Les Anglais par politesse répondirent simplement :

« Aoh yes. »

Il continua :

« Tans vingt ans, toute l’Europe, toute, abartiendra à nous. LaBrusse blus forte que tous. »

Les Anglais inquiets ne répondaient plus. Leurs faces, devenuesimpassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alorsl’officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur ledos, il blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait lesennemis à terre ; il blaguait l’Autriche vaincuenaguère ; il blaguait la défense acharnée et impuissante desdépartements ; il blaguait les mobiles, l’artillerie inutile.Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec lescanons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse deM. Dubuis, qui détournait les yeux, rouge jusqu’aux oreilles.

Les Anglais semblaient devenus indifférents à tout, comme s’ilss’étaient trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin desbruits du monde.

L’officier tira sa pipe et regardant fixement le Français :

« Vous n’auriez bas de tabac ? »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

L’Allemand reprit :

« Je fous brie t’aller en acheter gand le gonvoi s’arrêtera.»

Et il se mit à rire de nouveau :

« Je vous tonnerai un bourboire. »

Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant lesbâtiments incendiés d’une gare ; puis on s’arrêta tout àfait.

L’Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:

« Allez faire ma gommission, fite, fite ! »

Un détachement prussien occupait la station. D’autres soldatsregardaient, debout le long des grilles de bois. La machine déjàsifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s’élança surle quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dansle compartiment voisin.

Il était seul ! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait,et il s’essuya le front, haletant.

Le train s’arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coupl’officier parut à la portière et monta, suivi bientôt des deuxAnglais que la curiosité poussait.

L’Allemand s’assit en face du Français et, riant toujours :

« Fous n’afez pas foulu faire ma gommission. »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

Le train venait de repartir.

L’officier dit :

« Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe. »

Et il avança la main vers la figure de son voisin.

Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeuxfixes.

Déjà, l’Allemand avait pris une pincée de poils et tiraitdessus, quand M. Dubuis d’un revers de main, lui releva le bras et,le saisissant au collet, le rejeta sur la banquette. Puis fou decolère, les tempes gonflées, les yeux pleins de sang, l’étranglanttoujours d’une main, il se mit avec l’autre, fermée, à lui taperfurieusement des coups de poing par la figure. Le Prussien sedébattait, tâchait de tirer son sabre, d’étreindre son adversairecouché sur lui. Mais M. Dubuis l’écrasait du poids énorme de sonventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre haleine, sanssavoir où tombaient ses coups. Le sang coulait ; l’Allemand,étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en vain, derejeter ce gros homme exaspéré, qui l’assommait.

Les Anglais s’étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ilsse tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parierpour ou contre chacun des combattants.

Et soudain M. Dubuis épuisé par un pareil effort, se releva etse rassit sans dire un mot.

Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré,stupide d’étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, ilprononça :

« Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, chevous tuerai. »

M. Dubuis répondit :

« Quand vous voudrez. Je veux bien. »

L’Allemand reprit :

« Foici la fille de Strasbourg, che brendrai deux officiers bourtémoins, ché le temps avant que le train rebarte. »

M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:

« Voulez-vous être mes témoins ? »

Tous deux répondirent ensemble :

« Aoh yes ! »

Et le train s’arrêta.

En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades quiapportèrent des pistolets, et on gagna les remparts.

Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas,hâtant les préparatifs, inquiets de l’heure pour ne point manquerle départ.

M. Dubuis n’avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingtpas de son ennemi. On lui demanda : « Êtes-vous prêt ? »

En répondant « oui, monsieur », il s’aperçut qu’un des Anglaisavait ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.

Une voix commanda : « Feu ! »

M. Dubuis tira au hasard, sans attendre, et il aperçut avecstupeur le Prussien debout en face de lui qui chancelait, levaitles bras, et tombait raide sur le nez. Il l’avait tué.

Un Anglais cria un « Aoh » vibrant de joie, de curiositésatisfaite et d’impatience heureuse. L’autre, qui tenait toujourssa montre à la main, saisit M. Dubuis par le bras, et l’entraîna,au pas gymnastique, vers la gare.

Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poingsfermés, les coudes au corps.

« Une, deux ! une, deux ! »

Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, commetrois grotesques d’un journal pour rire.

Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture.

Alors, les Anglais, ôtant leurs toques de voyage, les levèrenten les agitant, puis, trois fois de suite, ils crièrent : « Hip,hip, hip, hurrah ! »

Puis, ils tendirent gravement, l’un après l’autre, la maindroite à M. Dubuis, et ils retournèrent s’asseoir côte à côte dansleur coin.

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