Contes divers 1883

Chapitre 18Le vengeur

Quand M. Antoine Leuillet épousa Mme veuve Mathilde Souris, ilétait amoureux d’elle depuis bientôt dix ans.

M. Souris avait été son ami, son vieux camarade de collège.

Leuillet l’aimait beaucoup, mais le trouvait un peu godiche. Ildisait souvent : « Ce pauvre Souris n’a pas inventé la poudre. »Quand Souris épousa Mlle Mathilde Duval, Leuillet fut surpris et unpeu vexé, car il avait pour elle un léger béguin. C’était la filled’une voisine, ancienne mercière retirée avec une toute petitefortune. Elle était jolie, fine, intelligente. Elle prit Sourispour son argent.

Alors Leuillet eut d’autres espoirs. Il fit la cour à la femmede son ami. Il était bien de sa personne, pas bête, riche aussi. Ilse croyait sûr du succès ; il échoua. Alors il devint amoureuxtout à fait, un amoureux que son intimité avec le mari rendaitdiscret, timide, embarrassé. Mme Souris crut qu’il ne pensait plusà elle avec des idées entreprenantes et devint franchement sonamie.

Cela dura neuf ans.

Or un matin, un commissionnaire apporta à Leuillet un mot éperdude la pauvre femme. Souris venait de mourir subitement de larupture d’un anévrisme.

Il eut une secousse épouvantable, car ils étaient du même âge,mais presque aussitôt une sensation de joie profonde, desoulagement infini, de délivrance lui pénétra le corps etl’âme.

Mme Souris était libre.

Il sut montrer cependant l’air affligé qu’il fallait, ilattendit le temps voulu, observa toutes les convenances. Au bout dequinze mois, il épousa la veuve.

On jugea cet acte naturel et même généreux. C’était le fait d’unbon ami et d’un honnête homme.

Il fut heureux, enfin, tout à fait heureux.

Ils vécurent dans la plus cordiale intimité, s’étant compris etappréciés du premier coup. Ils n’avaient rien de secret l’un pourl’autre et se racontaient leurs plus intimes pensées. Leuilletaimait sa femme maintenant d’un amour tranquille et confiant, ill’aimait comme une compagne tendre et dévouée qui est une égale etune confidente. Mais il lui restait à l’âme une singulière etinexplicable rancune contre feu Souris qui avait possédé cettefemme le premier, qui avait eu la fleur de sa jeunesse et de sonâme, qui l’avait même un peu dépoétisée. Le souvenir du mari mortgâtait la félicité du mari vivant ; et cette jalousie posthumeharcelait maintenant jour et nuit le cœur de Leuillet.

Il en arrivait à parler sans cesse de Souris, à demander sur luimille détails intimes et secrets, à vouloir tout connaître de seshabitudes et de sa personne. Et il le poursuivait de railleriesjusqu’au fond de son tombeau, rappelant avec complaisance sestravers, insistant sur ses ridicules, appuyant sur ses défauts.

À tout moment il appelait sa femme, d’un bout à l’autre de lamaison :

« Hé ! Mathilde ?

— voilà, mon ami.

— Viens me dire un mot. » Elle arrivait toujours souriante,sachant bien qu’on allait parler de Souris et flattant cette manieinoffensive de son nouvel époux.

« Dis donc, te rappelles-tu un jour où Souris a voulu medémontrer comme quoi les petits hommes sont toujours plus aimés queles grands ? » Et il se lançait en des réflexions désagréablespour le défunt qui était petit, et discrètement avantageuses pourlui, Leuillet, qui était grand.

Et Mme Leuillet lui laissait entendre qu’il avait bien raison,bien raison ; et elle riait de tout son cœur se moquantdoucement de l’ancien époux pour le plus grand plaisir du nouveauqui finissait toujours par ajouter :

« C’est égal, ce Souris, quel godiche. »

Ils étaient heureux, tout à fait heureux. Et Leuillet ne cessaitde prouver à sa femme son amour inapaisé par toutes lesmanifestations d’usage.

Or une nuit, comme ils ne parvenaient point à s’endormir émustous deux par un regain de jeunesse, Leuillet qui tenait sa femmeétroitement serrée en ses bras et qui l’embrassait à pleineslèvres, lui demanda tout à coup :

« Dis donc, chérie.

— Hein ?

— Souris… c’est difficile ce que je vais te demander… Sourisétait-il bien… bien amoureux ? » Elle lui rendit un grosbaiser et murmura : « Pas tant que toi, mon chat. » Il fut flattédans son amour-propre d’homme et reprit : « Il devait être…godiche… dis ? » Elle ne répondit pas. Elle eut seulement unpetit rire de malice en cachant sa figure dans le cou de sonmari.

Il demanda : « Il devait être très godiche, et pas… pas… commentdirais-je… pas habile ? » Elle fit de la tête un légermouvement qui signifiait : « Non… pas habile du tout. » Il reprit :« Il devait bien t’ennuyer la nuit, hein ? » Elle eut, cettefois, un accès de franchise en répondant : « Oh ! oui ! »Il l’embrassa de nouveau pour cette parole et murmura :

« Quelle brute c’était ! Tu n’étais pas heureuse aveclui ? » Elle répondit : « Non. Ça n’était pas gai tous lesjours. » Leuillet se sentit enchanté, établissant en son esprit unecomparaison tout à son avantage entre l’ancienne situation de safemme et la nouvelle.

Il demeura quelque temps sans parler puis il eut une secousse degaieté et demanda :

« Dis donc ?

— Quoi ?

— veux-tu être bien franche, bien franche avec moi ?

— Mais oui, mon ami.

— Eh bien, là, vrai, est-ce que tu n’as jamais eu la tentationde le… de le… de le tromper cet imbécile de Souris ? » MmeLeuillet fit un petit « Oh ! » de pudeur et se cacha encoreplus étroitement dans la poitrine de son mari. Mais il s’aperçutqu’elle riait.

Il insista : « Là, vraiment, avoue-le ? Il avait si bienune tête de cocu, cet animal-là ! Ce serait si drôle, sidrôle ! Ce bon Souris voyons, voyons, ma chérie, tu peux bienme dire ça, à moi, à moi, surtout. » Il insistait sur « à moi »,pensant bien que si elle avait eu quelque goût pour tromper Souris,c’est avec lui, Leuillet, qu’elle l’aurait fait ; et ilfrémissait de plaisir dans l’attente de cet aveu, sûr que, si ellen’avait pas été la femme vertueuse qu’elle était, il l’auraitobtenue alors.

Mais elle ne répondait pas, riant toujours comme au souvenird’une chose infiniment comique.

Leuillet, à son tour se mit à rire à cette pensée qu’il auraitpu faire Souris cocu ! Quel bon tour ! Quelle bellefarce ! Ah ! oui, la bonne farce, vraiment !

Il balbutiait, tout secoué par sa joie : « Ce pauvre Souris, cepauvre Souris, ah oui, il en avait la tête ; ah ! oui,ah ! oui. » Mme Leuillet maintenant se tordait sous les draps,riant à pleurer poussant presque des cris.

Et Leuillet répétait : « Allons, avoue-le, avoue-le. Soisfranche.

Tu comprends bien que ça ne peut pas m’être désagréable, à moi.» Alors elle balbutia, en étouffant : « Oui, oui. » Son mariinsistait : « Oui, quoi ? voyons, dis tout. » Elle ne rit plusque d’une façon discrète et, haussant la bouche jusqu’aux oreillesde Leuillet qui s’attendait à une agréable confidence, elle murmura: « Oui… je l’ai trompé. » Il sentit un frisson de glace qui luicourut jusque dans les os, et bredouilla, éperdu : « Tu… tu… l’as…trompé… tout à fait ? » Elle crut encore qu’il trouvait lachose infiniment plaisante et répondit : « Oui… tout à fait… tout àfait. » Il fut obligé de s’asseoir dans le lit tant il se sentitsaisi, la respiration coupée, bouleversé comme s’il venaitd’apprendre qu’il était lui-même cocu.

Il ne dit rien d’abord ; puis, au bout de quelquessecondes, il prononça simplement : « Ah ! » Elle avait aussicessé de rire, comprenant trop tard sa faute.

Leuillet, enfin, demanda : « Et avec qui ? » Elle demeuramuette, cherchant une argumentation.

Il reprit : « Avec qui ? » Elle dit enfin : « Avec un jeunehomme. » Il se tourna vers elle brusquement, et, d’une voix sèche :« Je pense bien que ce n’est pas avec une cuisinière. Je te demandequel jeune homme, entends-tu ? » Elle ne répondit rien. Ilsaisit le drap dont elle se couvrait la tête et le rejeta au milieudu lit, répétant :

« Je veux savoir avec quel jeune homme, entends-tu ? »Alors elle prononça péniblement : « Je voulais rire. » Mais ilfrémissait de colère : « Quoi ? Comment ? Tu voulaisrire ? Tu te moquais de moi, alors ? Mais je ne me payepas de ces défaites-là, entends-tu ? Je te demande le nom dujeune homme. » Elle ne répondit pas, demeurant sur le dos,immobile.

Il lui prit le bras qu’il serra vivement : « M’entends-tu, à lafin ?

Je prétends que tu me répondes quand je te parle. »

Alors elle prononça nerveusement : « Je crois que tu deviensfou, laisse-moi tranquille ! » Il tremblait de fureur nesachant plus que dire, exaspéré, et il la secouait de toute saforce, répétant : « M’entends-tu ? m’entends-tu ? » Ellefit pour se dégager un geste brusque, et du bout des doigtsatteignit le nez de son mari. Il eut une rage, se croyant frappé,et d’un élan il se rua sur elle.

Il la tenait maintenant sous lui, la giflant de toute sa forceet criant : « Tiens, tiens, tiens, voilà, voilà, gueuse,catin ! catin ! » Puis quand il fut essoufflé, à boutd’énergie, il se leva, et se dirigea vers la commode pour sepréparer un verre d’eau sucrée à la fleur d’oranger car il sesentait brisé à défaillir. Et elle pleurait au fond du lit,poussant de gros sanglots, sentant tout son bonheur fini, par safaute. Alors, au milieu des larmes, elle balbutia : « Écoute,Antoine, viens ici, je t’ai menti, tu vas comprendre, écoute. » Et,prête à la défense maintenant, armée de raisons et de ruses, ellesouleva un peu sa tête ébouriffée dans son bonnet chaviré.

Et lui, se tournant vers elle, s’approcha, honteux d’avoirfrappé, mais sentant vivre au fond de son cœur de mari une haineinépuisable contre cette femme qui avait trompé l’autre,sourit.

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