Contes divers 1883

Chapitre 17Humble drame

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cettejoie de retrouver soudain, à cinq cents lieues du pays, unParisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Quin’a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligencedrelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côtéd’une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de lalanterne alors qu’elle montait dans le coupé devant la porte d’uneblanche maison de petite ville ?

Et, le matin venu, quand on a de l’esprit et les oreilles toutengourdies du continu tintement des grelots et du fracas éclatantdes vitres, quelle charmante sensation de voir la jolie voisineébouriffée ouvrir les yeux, regarder autour d’elle, faire, du boutde ses doigts fins, la toilette de ses cheveux rebelles, rajustersa coiffure, tâter d’une main sûre si son corset n’a point tourné,si sa taille est droite et la jupe pas trop écrasée !

Elle vous regarde aussi d’un seul coup d’œil froid et curieux.Puis elle se carre dans un coin et ne semble plus occupée que dupays.

Malgré soi on la guette sans cesse, malgré soi on pense à elletoujours. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Oùva-t-elle ? Malgré soi on ébauche en pensée un petit roman.Elle est jolie ; elle semble charmante ! Heureux celui…La vie serait peut-être exquise à côté d’elle ? Quisait ? C’est peut-être la femme qu’il fallait à notre cœur, ànotre rêve, à notre humeur.

Et comme il est délicieux aussi le dépit qu’on a de la voirdescendre devant la barrière d’une maison de campagne. Un homme estlà, qui l’attend avec deux enfants et deux bonnes. Il la reçoitdans ses bras, l’embrasse en la déposant à terre. Elle se penche,prend les petits qui lui tendent les mains, les caresse avectendresse ; et tous s’éloignent dans une allée pendant que lesbonnes reçoivent les paquets jetés de l’impériale par leconducteur.

Adieu ! c’est fini. On ne la verra plus, plus jamais. Adieula jeune femme qui a passé la nuit à votre côté. On ne la connaîtplus, on ne lui a point parlé ; on est tout de même un peutriste de son départ. Adieu !

J’en ai de ces souvenirs de voyage, des gais, des sombres, j’enai beaucoup.

J’étais en Auvergne, errant à pied dans ces charmantes montagnesfrançaises, pas trop hautes, pas trop dures, intimes, familières.J’avais grimpé sur le Sancy et j’entrais dans une petite auberge,auprès d’une chapelle à pèlerinage qu’on nommeNotre-Dame-de-Vassivière, quand j’aperçus, déjeunant seule à latable du fond, une vieille femme, étrange et ridicule.

Elle était âgée de soixante-dix ans au moins, grande, sèche,anguleuse, avec des cheveux blancs en boudins sur les tempes,suivant la mode ancienne. Vêtue comme une Anglaise vagabonde d’unefaçon maladroite et drôle, en personne à qui toute toilette estindifférente, elle mangeait une omelette et buvait de l’eau.

Elle avait un aspect singulier, des yeux inquiets, unephysionomie d’être que l’existence a maltraité. Je la regardaismalgré moi, me demandant : « Qui est-ce ? Quelle est la vie decette femme ? Pourquoi erre-t-elle seule dans cesmontagnes ? »

Elle paya, puis se leva pour partir, en rajustant sur sesépaules un étonnant petit châle dont les deux bouts pendaient surses bras. Elle prit dans un coin un long bâton de voyage couvert denoms imprimés au fer rouge, puis elle sortit, droite, roide, d’ungrand pas de facteur qui se met en course.

Un guide l’attendait devant la porte. Ils s’éloignèrent. Je lesregardais descendre le vallon, le long du chemin qu’indique uneligne de hautes croix de bois. Elle était plus grande que soncompagnon et semblait aller plus vite que lui.

Deux heures plus tard je gravissais les bords de l’entonnoirprofond qui contient, dans un merveilleux et énorme trou deverdure, plein d’arbres, de broussailles, de rocs et de fleurs, lelac Pavin, si rond qu’il semble fait au compas, si clair et si bleuqu’on dirait un flot d’azur coulé du ciel, si charmant qu’onvoudrait vivre dans une hutte, sur le versant du bois qui domine cecratère où dort l’eau tranquille et froide.

Elle était là debout, immobile, contemplant la nappetransparente au fond du volcan mort. Elle regardait comme pour voirdessous, dans la profondeur inconnue, peuplée, dit-on, de truitesgrosses comme des monstres et qui ont dévoré tous les autrespoissons. Comme je passais près d’elle, il me sembla que deuxlarmes roulaient dans ses yeux. Mais elle partit à grandesenjambées pour rejoindre son guide, demeuré dans un cabaret au piedde la montée qui mène au lac.

Je ne la revis point ce jour-là.

Le lendemain, à la nuit tombante, j’arrivai au château de Murol.La vieille forteresse, tour géante debout sur son pic au milieud’une large vallée, au croisement de trois vallons, se dresse surle ciel, brune, crevassée, bosselée, mais ronde, depuis son largepied circulaire jusqu’aux tourelles croulantes de son faîte.

Elle surprend plus qu’aucune autre ruine par son énormitésimple, sa majesté, son air antique puissant et grave. Elle est là,seule, haute comme une montagne, reine morte, mais toujours lareine des vallées couchées sous elle. On y monte par une penteplantée de sapins, on y pénètre par une porte étroite, on s’arrêteau pied des murs, dans la première enceinte au-dessus du paysentier.

Là-dedans, des salles tombées, des escaliers égrenés, des trousinconnus, des souterrains, des oubliettes, des murs coupés aumilieu, des voûtes tenant on ne sait comment, un dédale de pierres,de crevasses où pousse l’herbe, où glissent des bêtes.

J’étais seul, rôdant par cette ruine.

Soudain, derrière un pan de muraille, j’aperçus un être, unesorte de fantôme, comme l’esprit de cette demeure antique etdétruite.

J’eus un sursaut de surprise, presque de peur. Puis je reconnusla vieille femme rencontrée deux fois déjà.

Elle pleurait. Elle pleurait de grosses larmes, et tenait à lamain son mouchoir.

Je me retournais pour m’en aller. Elle me parla, honteused’avoir été surprise.

— Oui, monsieur, je pleure… Cela ne m’arrive pas souvent.

Je balbutiai, confus, ne sachant que répondre : « Pardon,madame, de vous avoir troublée. Vous avez sans doute été frappéepar quelque malheur. »

Elle murmura :

— Oui. — Non. Je suis comme un chien perdu.

Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle sanglota. Je lui prisles mains tâchant de l’apaiser, ému par ces larmes contagieuses. Etbrusquement elle me conta son histoire comme pour n’être plus seuleà porter son chagrin.

— Oh !… Oh !… monsieur… Si vous saviez… dans quelledétresse je vis… dans quelle détresse…

J’étais heureuse… J’ai une maison là-bas… chez moi. Je n’y veuxplus retourner, je n’y retournerai plus, c’est trop dur.

J’ai un fils… C’est lui ! c’est lui ! Les enfants nesavent pas… On a si peu de temps à vivre ! Si je le voyaismaintenant, je ne le reconnaîtrais peut-être plus ! Comme jel’aimais ! Même avant qu’il fût né, quand je le sentais remuerdans mon corps. Et puis après. Comme je l’ai embrassé, caressé,chéri ! Si vous saviez combien j’ai passé de nuits à leregarder dormir, et de nuits à penser à lui. J’en étais folle. Ilavait huit ans quand son père le mit en pension. C’était fini. Ilne fut plus à moi. Oh ! mon Dieu ! Il venait tous lesdimanches, voilà tout.

Puis il alla au collège, à Paris. Il ne venait plus que quatrefois l’an ; et chaque fois je m’étonnais des changements de sapersonne, de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. Onm’a volé son enfance, sa confiance, sa tendresse qui ne se seraitplus détachée de moi, toute ma joie de le sentir croître, devenirun petit homme.

Je le voyais quatre fois l’an ! Songez ! À chacune deses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, sonrire, n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Ça changesi vite un enfant ; et, quand on n’est pas là pour le voirchanger, c’est si triste ; on ne le retrouve plus !

Une année il arriva avec du duvet sur les joues ! Lui monfils ! Je fus stupéfaite… et triste, le croiriez-vous ?J’osais à peine l’embrasser. Était-ce lui ? mon petit, toutpetit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avaistenu, dans ses langes, sur mes genoux, qui avait bu mon lait de sespetites lèvres goulues, ce grand garçon brun qui ne savait plus mecaresser, qui semblait m’aimer surtout par devoir, qui m’appelait «ma mère » par convenance et qui m’embrassait sur le front alors quej’aurais voulu l’écraser dans mes bras ?

Mon mari mourut. Puis ce fut le tour de mes parents, puis jeperdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une maison, ondirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible pourn’avoir pas à y revenir de longtemps. Elle ne laisse vivantesqu’une ou deux personnes pour pleurer les autres.

Je restai seule. Mon grand fils faisait alors son droit.J’espérais vivre et mourir près de lui.

J’allai le rejoindre pour demeurer ensemble. Il avait pris deshabitudes de jeune homme ; il me fit comprendre que je legênais. Je partis ; j’ai eu tort ; mais je souffrais tropde me sentir importune, moi sa mère. Je revins chez moi.

Je ne le revis plus, presque plus.

Il se maria. Quelle joie ! Nous allions enfin nousrejoindre pour toujours. J’aurais des petits-enfants ! Ilavait épousé une Anglaise qui me prit en haine. Pourquoi ?Elle a senti peut-être que je l’aimais trop ?

Je fus forcée de m’éloigner encore. Je me retrouvai seule. Oui,monsieur.

Puis il partit pour l’Angleterre. Il allait vivre chez eux, chezles parents de sa femme. Comprenez-vous ? Ils l’ont pour eux,mon fils ! Ils me l’ont volé ! Il m’écrit tous les mois.Il venait me voir dans les premiers temps. Maintenant, il ne vientplus.

Voici quatre ans que je ne l’ai vu ! Il avait la figureridée et des cheveux blancs. Était-ce possible ? Cet hommepresque vieux, mon fils ? Mon petit enfant rose deJadis ? Sans doute je ne le reverrai pas.

Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, commevous voyez, sans personne avec moi. Je suis comme un chien perdu.Adieu, monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vousavoir dit tout cela.

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçusla vieille femme debout sur une muraille crevassée, regardant lesmonts, la longue vallée et le lac Chambon dans le lointain.

Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et lepetit châle étrange qu’elle portait sur ses épaules.

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