Contes divers 1883

Chapitre 7Le père Milon

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flammecuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu ; laterre est verte à perte de vue. Jusqu’aux bords de l’horizon, leciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent,de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtresélancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croitvoir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux commeles paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus,tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leurs dômeséclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissementse mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs dufumier qui fermente, couvert de poules.

Il est midi. La famille dîne à l’ombre du poirier planté devantla porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servanteset les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis ondécouvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.

De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellierla cruche au cidre.

L’homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre samaison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent,sous les volets, tout le long du mur. Il dit enfin : « La vigne aupère bourgeonne de bonne heure c’t’année. P’t-être qu’a donnera.»

La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantée juste à la place où le père a étéfusillé.

C’était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient toutle pays. Le général Faidherbe, avec l’armée du Nord, leur tenaittête.

Or l’état-major prussien s’était posté dans cette ferme. Levieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avaitreçus et installés de son mieux.

Depuis un mois l’avant-garde allemande restait en observationdans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieuesde là ; et cependant, chaque nuit, des uhlansdisparaissaient.

Tous les éclaireurs isolés, ceux qu’on envoyait faire desrondes, alors qu’ils partaient à deux ou trois seulement, nerentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au bord d’unecour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long desroutes, égorgés d’un coup de sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes, qu’on nepouvait découvrir.

Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simpledénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir,par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien.Mais voilà qu’un matin, on aperçut le père Milon étendu dans sonécurie, la figure coupée d’une balafre.

Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de laferme. Un d’eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Ils’était battu, défendu. Un conseil de guerre ayant été aussitôtconstitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.

Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu tors,avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveuxternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaientvoir partout la chair du crâne. La peau brune et plissée du coumontrait de grosses veines qui s’enfonçaient sous les mâchoires etreparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée pour avare etdifficile en affaires.

On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table decuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s’assirent enface de lui.

Le colonel prit la parole en français.

« Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’ànous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et mêmeattentionné pour nous. Mais aujourd’hui une accusation terriblepèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Commentavez-vous reçu la blessure que vous portez sur la figure ?»

Le paysan ne répondit rien.

Le colonel reprit :

« Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vousme répondiez, entendez-vous ? Savez-vous qui a tué les deuxuhlans qu’on a trouvés ce matin près du Calvaire ? »

Le vieux articula nettement :

« C’est mé. »

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement leprisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abrutide paysan, les yeux baissés comme s’il eût parlé à son curé. Uneseule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c’est qu’ilavalait coup sur coup sa salive, avec un effort visible, comme sisa gorge eût été tout à fait étranglée.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petitsenfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés etconsternés.

Le colonel reprit :

« Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre arméequ’on retrouve chaque matin, par la campagne depuis un mois ?»

Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :

« C’est mé.

— C’est vous qui les avez tués tous ?

— Tretous, oui, c’est mé.

— Vous seul ?

— Mé seul.

— Dites-moi comment vous vous y preniez. »

Cette fois l’homme parut ému ; la nécessité de parlerlongtemps le gênait visiblement. Il balbutia :

« Je sais-ti, mé ? J’ai fait ça comme ça s’ trouvait. »

Le colonel reprit :

« Je vous préviens qu’il faudra que vous me disiez tout. Vousferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vouscommencé ? »

L’homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrièrelui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.

« Je r’venais un soir, qu’il était p’t-être dix heures, lelend’main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m’aviezpris pour pu de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deuxmoutons. Je me dis : tant qu’i me prendront de fois vingt écus,tant que je leur y revaudrai ça. Et pi, j’avais d’autres chosesitou su l’cœur, que j’ vous dirai. V’là qu’ j’en aperçois un d’ voscavaliers qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange.J’allai décrocher ma faux et je r’vins à p’tits pas par derrière,qu’il n’entendit seulement rien. Et j’li coupai la tête d’un coup,d’un seul, comme un épi, qu’il n’a pas seulement dit « ouf ! »Vous n’auriez qu’à chercher au fond d’ la mare : vous le trouveriezdans un sac à charbon, avec une pierre de la barrière.

J’avais mon idée. J’ pris tous ses effets d’puis les bottesjusqu’au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du boisMartin, derrière la cour. »

Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient.L’interrogatoire recommença ; et voici ce qu’ilsapprirent.

Une fois son meurtre accompli, l’homme avait vécu avec cettepensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d’une hainesournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avaitson idée comme il disait. Il attendit quelques jours.

On le laissait libre d’aller et de venir, d’entrer et de sortirà sa guise tant il s’était montré humble envers les vainqueurs,soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir lesestafettes ; et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom duvillage où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans lafréquentation des soldats, les quelques mots d’allemand qu’il luifallait. Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna lefour à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayantretrouvé par terre les vêtements du mort, il s’en vêtit.

Alors, il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant lestalus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet commeun braconnier.

Lorsqu’il crut l’heure arrivée, il se rapprocha de la route etse cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, versminuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin.L’homme mit l’oreille à terre pour s’assurer qu’un seul cavaliers’approchait, puis il s’apprêta.

Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches. Ilallait, l’œil en éveil, l’oreille tendue. Dès qu’il ne fut plusqu’à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route engémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l’aide, à l’aide ! »Le cavalier s’arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé,descendit de cheval, s’approcha sans soupçonner rien et, comme ilse penchait sur l’inconnu, il reçut au milieu du ventre la longuelame courbée du sabre. Il s’abattit, sans agonie, secoué seulementpar quelques frissons suprêmes.

Alors le Normand, radieux d’une joie muette de vieux paysan, sereleva, et pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il letraîna jusqu’au fossé et l’y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon semit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.

Au bout d’une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côtequi rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore :« Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir,reconnaissant l’uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, levieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l’un et l’autreavec son sabre et un revolver.

Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puisil rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond dela sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes degueux et, regagnant son lit, dormit jusqu’au matin.

Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin del’enquête ouverte ; mais, le cinquième jour, il repartit, ettua encore deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il nes’arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l’aventure,abattant des Prussiens, tantôt ici, tantôt là, galopant par leschamps déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d’hommes. Puis,sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le longdes routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four àplâtre son cheval et son uniforme.

Il allait vers midi, d’un air tranquille, porter de l’avoine etde l’eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il lanourrissait à profusion, exigeant d’elle un grand travail.

Mais, la veille, un de ceux qu’il avait attaqués se tenait surses gardes et avait coupé d’un coup de sabre la figure du vieuxpaysan.

Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était revenuencore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ;mais en rentrant, une faiblesse l’avait saisi et il s’était traînéjusqu’à l’écurie, ne pouvant plus gagner la maison.

On l’avait trouvé là tout sanglant, sur la paille…

Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête etregarda fièrement les officiers prussiens.

Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda :

« Vous n’avez plus rien à dire ?

— Non, pu rien ; l’ conte est juste : j’en ai tué seize,pas un de pus, pas un de moins.

— Vous savez que vous allez mourir ?

— J’ vous ai pas d’mandé de grâce.

— Avez-vous été soldat ?

— Oui. J’ai fait campagne, dans le temps. Et puis, c’est v’ousqu’avez tué mon père, qu’était soldat de l’Empereur premier. Sanscompter que vous avez tué mon fils cadet, François, le moisdernier, auprès d’Évreux. Je vous en devais, j’ai payé. Je sommesquittes. »

Les officiers se regardaient.

Le vieux reprit :

« Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes quittes.J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’ vous connaispoint ! J’ sais pas seulement d’où qu’vous v’nez. Vous v’làchez mé, que vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’suisvengé su l’s autres. J’ m’en r’pens point. »

Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses bras dansune pose d’humble héros.

Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine, quiavait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueuxmagnanime.

Alors le colonel se leva et, s’approchant du père Milon,baissant la voix :

« Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous sauver lavie, c’est de… »

Mais le bonhomme n’écoutait point, et, les yeux plantés droitssur l’officier vainqueur, tandis que le vent agitait les poilsfollets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa samaigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine,il cracha, de toute sa force, en pleine figure du Prussien.

Le colonel, affolé, leva la main, et l’homme, pour la secondefois, lui cracha par la figure.

Tous les officiers s’étaient dressés et hurlaient des ordres enmême temps.

En moins d’une minute, le bonhomme, toujours impassible, futcollé contre le mur et fusillé alors qu’il envoyait des sourires àJean, son fils aîné ; à sa bru et aux deux petits, quiregardaient, éperdus.

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