Contes divers 1883

Chapitre 8L’ami Joseph

On s’était connu intimement pendant tout l’hiver à Paris.

Après s’être perdus de vue, comme toujours, à la sortie ducollège, les deux amis s’étaient retrouvés un soir, dans le monde,déjà vieux et blanchis, l’un garçon, l’autre marié.

M. de Méroul habitait six mois Paris, et six mois son petitchâteau de Tourbeville. Ayant épousé la fille d’un châtelain desenvirons, il avait vécu d’une vie paisible et bonne dansl’indolence d’un homme qui n’a rien à faire. De tempérament calmeet d’esprit rassis, sans audaces d’intelligence, ni révoltesindépendantes, il passait son temps à regretter doucement le passé,à déplorer les mœurs et les institutions d’aujourd’hui, et àrépéter à tout moment à sa femme, qui levait les yeux au ciel, etparfois aussi les mains en signe d’assentiment énergique : « Sousquel gouvernement vivons-nous, mon Dieu ? »

Mme de Méroul ressemblait intellectuellement à son mari, commes’ils eussent été frère et sœur. Elle savait, par tradition, qu’ondoit d’abord respecter le Pape et le Roi !

Et elle les aimait et les respectait du fond du cœur, sans lesconnaître, avec une exaltation poétique, avec un dévouementhéréditaire, avec un attendrissement de femme bien née. Elle étaitbonne jusque dans tous les replis de l’âme. Elle n’avait point eud’enfants et le regrettait sans cesse.

Lorsque M. de Méroul retrouva dans un bal Joseph Mouradour, sonancien camarade, il éprouva de cette rencontre une joie profonde etnaïve, car ils s’étaient beaucoup aimés dans leur jeunesse.

Après les exclamations d’étonnement sur les changements quel’âge avait apportés à leur corps et à leur figure, ils s’étaientinformés réciproquement de leurs existences.

Joseph Mouradour, un Méridional, était devenu conseiller dansson pays. D’allures franches, il parlait vivement et sans retenue,disant toute sa pensée avec ignorance des ménagements. Il étaitrépublicain ; de cette race de républicains bons garçons quise font une loi du sans-gêne et qui posent pour l’indépendance deparole allant jusqu’à la brutalité.

Il vint dans la maison de son ami, et y fut tout de suite aimépour sa cordialité facile, malgré ses opinions avancées. Mme deMéroul s’écriait : « Quel malheur ! un si charmanthomme ! »

M. de Méroul disait à son ami, d’un ton pénétré et confidentiel: « Tu ne te doutes pas du mal que vous faites à notre pays. » Ille chérissait cependant, car rien n’est plus solide que lesliaisons d’enfance reprises à l’âge mûr. Joseph Mouradour blaguaitla femme et le mari, les appelait « mes aimables tortues », etparfois se laissait aller à des déclamations sonores contre lesgens arriérés, contre les préjugés et les traditions.

Quand il déversait ainsi le flot de son éloquence démocratique,le ménage, mal à l’aise, se taisait par convenance etsavoir-vivre ; puis le mari tâchait de détourner laconversation pour éviter les froissements. On ne voyait JosephMouradour que dans l’intimité.

L’été vint. Les Méroul n’avaient pas de plus grande joie que derecevoir leurs amis dans leur propriété de Tourbeville. C’était unejoie intime et saine, une joie de braves gens et de propriétairescampagnards. Ils allaient au-devant des invités jusqu’à la garevoisine et les ramenaient dans leur voiture, guettant lescompliments sur leur pays, sur la végétation, sur l’état des routesdans le département, sur la propreté des maisons des paysans, surla grosseur des bestiaux qu’on apercevait dans les champs, sur toutce qu’on voyait par l’horizon.

Ils faisaient remarquer que leur cheval trottait d’une façonsurprenante pour une bête employée une partie de l’année auxtravaux des champs ; et ils attendaient avec anxiété l’opiniondu nouveau venu sur leur domaine de famille, sensibles au moindremot, reconnaissants de la moindre intention gracieuse.

Joseph Mouradour fut invité, et il annonça son arrivée.

La femme et le mari étaient venus au train, ravis d’avoir àfaire les honneurs de leur logis.

Dès qu’il les aperçut, Joseph Mouradour sauta de son wagon avecune vivacité qui augmenta leur satisfaction. Il leur serrait lesmains, les félicitait, les enivrait de compliments.

Tout le long de la route il fut charmant, s’étonna de la hauteurdes arbres, de l’épaisseur des récoltes, de la rapidité ducheval.

Quand il mit le pied sur le perron du château, M. de Méroul luidit avec une certaine solennité amicale :

« Tu es chez toi, maintenant. »

Joseph Mouradour répondit :

« Merci, mon cher, j’y comptais. Moi, d’ailleurs, je ne me gênepas avec mes amis. Je ne comprends l’hospitalité que comme ça.»

Puis il monta dans sa chambre, pour se vêtir en paysan,disait-il, et il redescendit tout costumé de toile bleue, coifféd’un chapeau canotier, chaussé de cuir jaune, dans un négligécomplet de Parisien en goguette. Il semblait aussi devenu pluscommun, plus jovial, plus familier, ayant revêtu avec son costumedes champs un laisser-aller et une désinvolture qu’il jugeait decirconstance. Sa tenue nouvelle choqua quelque peu M. et Mme deMéroul qui demeuraient toujours sérieux et dignes, même en leursterres, comme si la particule qui précédait leur nom les eût forcésà un certain cérémonial jusque dans l’intimité.

Après le déjeuner, on alla visiter les fermes : et le Parisienabrutit les paysans respectueux par le ton camarade de saparole.

Le soir, le curé dînait à la maison, un vieux gros curé, habituédes dimanches, qu’on avait prié ce jour-là exceptionnellement enl’honneur du nouveau venu.

Joseph, en l’apercevant, fit une grimace, puis il le considéraavec étonnement, comme un être rare, d’une race particulière qu’iln’avait jamais vue de si près. Il eut, dans le cours du repas, desanecdotes libres, permises dans l’intimité, mais qui semblèrentdéplacées aux Méroul, en présence d’un ecclésiastique. Il ne disaitpoint : « Monsieur l’abbé », mais : « Monsieur » tout court ;et il embarrassa le prêtre par des considérations philosophiquessur les diverses superstitions établies à la surface du globe. Ildisait : « Votre Dieu, Monsieur, est de ceux qu’il faut respecter,mais aussi de ceux qu’il faut discuter. Le mien s’appelle Raison :il a été de tout temps l’ennemi du vôtre… »

Les Méroul, désespérés, s’efforçaient de détourner les idées. Lecuré partit de très bonne heure.

Alors le mari prononça doucement :

« Tu as peut-être été un peu loin devant ce prêtre ? »

Mais Joseph aussitôt s’écria :

« Elle est bien bonne, celle-là ! Avec ça que je megênerais pour un calotin ! Tu sais, d’ailleurs, tu vas mefaire le plaisir de ne plus m’imposer ce bonhomme-là pendant lesrepas. Usez-en, vous autres, autant que vous voudrez, dimanches etjours ouvrables, mais ne le servez pas aux amis,saperlipopette !

— Mais, mon cher, son caractère sacré… »

Joseph Mouradour l’interrompit :

« Oui, je sais, il faut les traiter comme des rosières !Connu, mon bon ! Quand ces gens-là respecteront mesconvictions, je respecterai les leurs ! »

Ce fut tout, ce jour-là.

Lorsque Mme de Méroul entra dans son salon, le lendemain matin,elle aperçut au milieu de sa table trois journaux qui la firentreculer : Le Voltaire, La République française et La Justice.

Aussitôt Joseph Mouradour, toujours en bleu, parut sur le seuil,lisant avec attention L’Intransigeant. Il s’écria :

« Il y a, là-dedans, un fameux article de Rochefort. Cegaillard-là est surprenant. »

Il en fit la lecture à haute voix, appuyant sur les traits,tellement enthousiasmé, qu’il ne remarqua pas l’entrée de son ami.»

M. de Méroul tenait à la main le Gaulois pour lui, le Claironpour sa femme.

La prose ardente du maître écrivain qui jeta bas l’empire,déclamée avec violence, chantée dans l’accent du Midi, sonnait parle salon pacifique, secouait les vieux rideaux à plis droits,semblait éclabousser les murs, les grands fauteuils de tapisserie,les meubles graves posés depuis un siècle aux mêmes endroits, d’unegrêle de mots bondissants, effrontés, ironiques et saccageurs.

L’homme et la femme, l’un debout, l’autre assise, écoutaientavec stupeur, tellement scandalisés, qu’ils ne faisaient pas ungeste.

Mouradour lança le trait final comme on tire un bouquetd’artifice, puis déclara d’un ton triomphant :

« Hein ? C’est salé, cela ? »

Mais soudain il aperçut les deux feuilles qu’apportait son amiet il demeura lui-même perclus d’étonnement. Puis il marcha verslui, à grands pas, demandant d’un ton furieux :

« Qu’est-ce que tu veux faire de ces papiers-là ? »

M. de Méroul répondit en hésitant :

« Mais… ce sont mes… journaux !

— Tes journaux… Ça, voyons, tu te moques de moi ! Tu vas mefaire le plaisir de lire les miens, qui te dégourdiront les idées,et, quant aux tiens… voici ce que j’en fais, moi… »

Et, avant que son hôte interdit eût pu s’en défendre, il avaitsaisi les deux feuilles et les lançait par la fenêtre. Puis ildéposa gravement La Justice entre les mains de Mme de Méroul, remitLe Voltaire au mari, et il s’enfonça dans un fauteuil pour acheverL’Intransigeant.

L’homme et la femme, par délicatesse, firent semblant de lire unpeu, puis lui rendirent les feuilles républicaines qu’ilstouchaient du bout des doigts comme si elles eussent étéempoisonnées.

Alors il se remit à rire et déclara :

« Huit jours de cette nourriture-là, et je vous convertis à mesidées. »

Au bout de huit jours, en effet, il gouvernait la maison. Ilavait fermé la porte au curé, que Mme de Méroul allait voir ensecret ; il avait interdit l’entrée au château du Gaulois etdu Clairon, qu’un domestique allait mystérieusement chercher aubureau de poste et qu’on cachait, lorsqu’il entrait, sous lescoussins du canapé ; il réglait tout à sa guise, toujourscharmant, toujours bonhomme, tyran jovial et tout-puissant.

D’autres amis devaient venir, des gens pieux, et légitimistes.Les châtelains jugèrent une rencontre impossible et, ne sachant quefaire, annoncèrent un soir à Joseph Mouradour qu’ils étaientobligés de s’absenter quelques jours pour une petite affaire, etils le prièrent de rester seul. Il ne s’émut pas et répondit :

« Très bien, cela m’est égal, je vous attendrai ici autant quevous voudrez. Je vous l’ai dit : entre amis pas de gêne. Vous avezraison d’aller à vos affaires, que diable ! Je ne meformaliserai pas pour cela, bien au contraire ; ça me met toutà fait à l’aise avec vous. Allez, mes amis, je vous attends. »

M. et Mme de Méroul partirent le lendemain.

Il les attend.

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