Contes divers 1883

Chapitre 5Le condamné à mort

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

En voici un exemple de plus.

Tous les Parisiens, ceux qui rentrent à Paris en cette saison,connaissent ce long chapelet de villes charmantes qui va deMarseille à Gênes. On arrive en ces mignonnes cités en quittant lesplages du Nord ; on en part dans les premiers jours d’avril,juste en ce moment ; c’est-à-dire quand elles vont devenir devrais bouquets, quand toute leur campagne n’est plus qu’un jardin,quand les roses et les orangers fleurissent.

Entre toutes ces résidences, il en est une particulièrementaimée ; mais celle-là est plus qu’une cité, c’est un royaume,un tout petit royaume, il est vrai, un grand-duché deGérolstein.

Perché sur un rocher fleuri, qui porte sur son dos un paquet demaisons blanches et son palais princier, le minuscule État deMonaco obéit à un souverain plus indépendant que le roi Makoko,plus autoritaire que S. M. Guillaume de Prusse, plus cérémonieuxque feu Louis XIV de France.

Sans peur des invasions et des révolutions, il règne en paix,avec étiquette, sur son heureux petit peuple, au milieu descérémonies d’une cour où l’on fait encore la révérence.

Il a son général et ses quatre-vingts soldats, son évêque, sonclergé, son introducteur des ambassadeurs, comme M. Grévy, et toutela série des fonctionnaires à titres magnifiques qu’on doittoujours rencontrer autour des souverains absolus et convaincus deleur majesté.

Ce monarque pourtant n’est point sanguinaire nivindicatif ; et quand il bannit, car il bannit, la mesure estappliquée avec des ménagements infinis.

En faut-il donner des preuves ?

Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta lesouverain. Il fut expulsé par décret.

Pendant un mois il rôda autour du Paradis défendu, craignant leglaive de l’archange, sous la forme du sabre d’un gendarme. Un jourenfin il s’enhardit, franchit la frontière, gagne en trentesecondes le cœur du pays, pénètre dans le Casino. Mais soudain unfonctionnaire l’arrête : « N’êtes-vous pas banni, monsieur ? —Oui, monsieur, mais je repars par le premier train. — Oh ! ence ras, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer. »

Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le mornefonctionnaire lui pose la même question à laquelle il répond de lamême façon. La justice peut-elle être plus douce ?

Mais, une des années dernières, un cas fort grave et toutnouveau se produisit dans le royaume.

Un assassinat eut lieu.

Un homme, un Monégasque, pas un de ces étrangers errants qu’onrencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment decolère, tua sa femme.

Oh ! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable.L’émotion fut unanime dans toute la principauté.

La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamaisun assassinat n’avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mortà l’unanimité.

Le souverain indigné ratifia l’arrêt.

Il ne restait plus qu’à exécuter le criminel. Alors unedifficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau niguillotine.

Que faire ? Sur l’avis du ministre des Affaires étrangères,le prince entama des négociations avec le gouvernement françaispour obtenir le prêt d’un coupeur de têtes avec son appareil.

De longues délibérations eurent lieu au ministère à Paris. Onrépondit enfin en envoyant la note des frais pour déplacement desbois et du praticien. Le tout montant à seize mille francs.

Sa Majesté monégasque songea que l’opération lui coûterait biencher ; l’assassin ne valait certes pas ce prix. Seize millefrancs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non.

On adressa alors la même demande au gouvernement italien. Unroi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu’uneRépublique.

Le Gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douzemille francs.

Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau,un impôt de deux francs par tête d’habitant. Cela suffirait pouramener des troubles inconnus dans l’État.

On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Maisle général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n’avaientpeut-être pas une pratique suffisante de l’arme blanche pours’acquitter d’une tâche demandant une grande expérience dans lemaniement du sabre.

Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et luisoumit ce cas embarrassant.

On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique.Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort encelle de prison perpétuelle ; et la mesure fut adoptée.

Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une,et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le joursur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autantsur une chaise devant la porte en regardant passer lesvoyageurs.

Mais le prince est économe, c’est là son moindre défaut, et ilse fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans sonÉtat (la liste n’en est pas longue). On lui remit donc la note desfrais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, àl’entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Letraitement de ce dernier grevait lourdement le budget dusouverain.

Il fit d’abord la grimace ; mais quand il songea que celapouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint sonministre de la Justice d’avoir à prendre des mesures pour supprimercette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deuxconvinrent qu’on supprimerait la charge du geôlier. Le prisonnier,invité à se garder tout seul, ne pourrait manquer de s’évader, cequi résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine dupalais resta chargé simplement de porter, matin et soir, lanourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pourreconquérir sa liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments,on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et ilprit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, devenir aux heures des repas manger avec les gens de service, dont ildevint l’ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour, jusqu’à Monte-Carlo.Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert.Quand il avait gagné il s’offrait un bon dîner dans un hôtel enrenom, puis il rentrait dans sa prison dont il fermait avec soin laporte au-dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile non pour le condamné mais pourles juges.

La Cour se réunit de nouveau et il fut décidé qu’on inviteraitle criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu’on lui signifia cet arrêt il répondit simplement :

« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que jedeviendrai, moi ? Je n’ai pas de moyens d’existence. Je n’aiplus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étaiscondamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Jefus ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mainsd’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien ditencore.

« Aujourd’hui vous voulez me chasser du pays. Ah mais non. Jesuis prisonnier, votre prisonnier jugé et condamné par vous.J’accomplis ma peine fidèlement, je reste ici. »

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terribleet ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension desix cents francs pour aller vivre à l’étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son anciensouverain et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelqueslégumes et méprisant les potentats.

Mais la cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple,s’est décider à traiter avec le gouvernement français ;maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons àl’ombre, moyennant une pension modique.

On peut voir, aux archives judiciaires de la Principauté,l’arrêt surprenant qui règle la pension du drôle en l’obligeant àsortir du territoire monégasque.

Certifié vrai, s.g.d.g., pour les menus détails.

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