Contes divers 1883

Chapitre 6Une surprise

Nous avons été élevés, mon frère et moi, par notre oncle l’abbéLoisel, « le curé Loisel », comme nous disions. Nos parents étantmorts pendant notre petite enfance, l’abbé nous prit au presbytèreet nous garda.

Il desservait depuis dix-huit ans la commune de Join-le-Sault,non loin d’Yvetot. C’était un petit village, planté au beau milieude ce plateau du pays de Caux, semé de fermes qui dressent çà et làleurs carrés d’arbres dans les champs.

La commune, en dehors des chaumes disséminés par la plaine, necomptait que six maisons alignées des deux côtés de la granderoute, avec l’église à un bout du pays et la mairie neuve à l’autrebout.

Nous avons passé notre enfance, mon frère et moi, à jouer dansle cimetière. Comme il était à l’abri du vent, mon oncle nous ydonnait nos leçons, assis tous trois sur la seule tombe de pierre,celle du précédent curé dont la famille, riche, l’avait faitenterrer somptueusement.

L’abbé Loisel, pour exercer notre mémoire, nous faisaitapprendre par cœur les noms des morts peints sur les croix de boisnoir ; et, afin d’exercer en même temps notre discernement, ilnous faisait commencer cette étrange récitation tantôt par un boutdu champ funèbre, tantôt par l’autre bout, tantôt par le milieu,indiquant soudain une sépulture déterminée : « Voyons, celle dutroisième rang, dont la croix penche à gauche. » Quand seprésentait un enterrement, nous avions hâte de connaître ce qu’onpeindrait sur le symbole de bois, et nous allions même souvent chezle menuisier pour lire l’épitaphe, avant qu’elle fût placée sur latombe. Mon oncle demandait : « Savez-vous la nouvelle ? » Nousrépondions tous deux ensemble : « Oui, mon oncle », et nous nousmettions aussitôt à bredouiller : « Ici, repose Joséphine, Rosalie,Gertrude Malaudin, veuve de Théodore Magloire Césaire, décédée àl’âge de soixante-deux ans, regrettée de sa famille, bonne fille,bonne épouse et bonne mère. Son âme est au céleste séjour. »

Mon oncle était un grand curé osseux, carré d’idées comme decorps. Son âme elle-même semblait dure et précise, ainsi qu’uneréponse de catéchisme. Il nous parlait souvent de Dieu avec unevoix tonnante. Il prononçait ce mot violemment comme s’il eût tiréun coup de pistolet. Son Dieu, d’ailleurs, n’était pas « le bonDieu », mais « Dieu » tout court. Il devait songer à lui comme unmaraudeur songe au gendarme, un prisonnier au juged’instruction.

Il nous éleva rudement, mon frère et moi, nous apprenant àtrembler plus qu’à aimer.

Quand nous eûmes l’un quatorze ans et l’autre quinze, il nousmit en pension, à prix réduit, à l’institution ecclésiastiqued’Yvetot. C’était un grand bâtiment triste, peuplé de curés etd’élèves presque tous destinés au sacerdoce. Je n’y puis songerencore sans des frissons de tristesse. On sentait la prièrelà-dedans comme on sent le poisson au marché, un jour de marée.Oh ! le triste collège, avec ses éternelles cérémoniesreligieuses, la messe froide de chaque matin, les méditations, lesrécitations d’évangile, les lectures pieuses au repas !Oh ! le vieux et triste temps passé dans ces murs cloîtrés oùl’on n’entendait parler de rien que de Dieu, du Dieu à détonationde mon oncle.

Nous vivions là dans la piété étroite, ruminante et forcée, etaussi dans une saleté vraiment méritante, car, je me rappelle qu’onne faisait laver les pieds aux enfants que trois fois l’an, laveille des vacances. Quant aux bains, on les ignorait tout aussicomplètement que le nom de M. Victor Hugo. Nos maîtres devaient lestenir en grand mépris.

Je sortis de là bachelier, la même année que mon frère, et,munis de quelques sous, nous nous éveillâmes tous les deux un matindans Paris, employés à dix-huit cents francs dans lesadministrations publiques, grâce à la protection de Mgr deRouen.

Pendant quelque temps encore nous demeurâmes bien sages, monfrère et moi, habitant ensemble le petit logement que nous avionsloué, pareils à des oiseaux de nuit qu’on tire de leur trou pourles jeter en plein soleil, étourdis, effarés.

Mais peu à peu l’air de Paris, les camarades, les théâtres nouseurent légèrement dégourdis. Des désirs nouveaux, étrangers auxjoies célestes, commencèrent à pénétrer en nous, et ma foi, unsoir, le même soir, après de longues hésitations, de grandesinquiétudes et des peurs de soldat à la première bataille, nousnous sommes laissé… comment dirai-je… laissé séduire par deuxpetites voisines, deux amies employées dans le même magasin, et quihabitaient le même logis.

Or, il arriva bientôt qu’un échange eut lieu entre les deuxménages, un partage. Mon frère prit l’appartement des deuxfillettes et garda l’une d’elles. Je m’emparai de l’autre, qui vintchez moi. La mienne s’appelait Louise ; elle avait peut-êtrevingt-deux ans. C’était une bonne fille fraîche, gaie, ronde departout, très ronde même de quelque part. Elle s’installa chez moien petite femme qui prend possession d’un homme et de tout ce quidépend de cet homme. Elle organisa, rangea, fit la cuisine, réglales dépenses avec économie, et me procura, en outre, beaucoupd’agréments nouveaux pour moi.

Mon frère était, de son côté, très content. Nous dînions tousles quatre, un jour chez l’un, un jour chez l’autre, sans un nuagedans l’âme ni un souci au cœur.

De temps en temps je recevais une lettre de mon oncle qui mecroyait toujours logé avec mon frère, et qui me donnait desnouvelles du pays, de sa bonne, des morts récentes, de la terre,des récoltes, mêlées à beaucoup de conseils sur les dangers de lavie et les turpitudes du monde.

Ces lettres arrivaient le matin par le courrier de huit heures.Le concierge les glissait sous la porte en donnant un coup de balaidans le mur pour prévenir. Louise se levait, allait ramasserl’enveloppe de papier bleu, et s’asseyait au bord du lit pour melire les « épîtres du curé Loisel », comme elle disait aussi.

Pendant six mois nous fûmes heureux.

Or, une nuit, vers une heure du matin, un violent coup desonnette nous fit tressaillir en même temps, car nous ne dormionspas, mais pas du tout à ce moment-là. Louise dit : « Qu’est-ce queça peut être ? » Je répondis : « Je n’en sais rien. On setrompe sans doute d’étage. » Et nous ne bougions plus, bien que…enfin nous demeurions serrés l’un contre l’autre, l’oreille tendue,très énervés.

Et soudain un second coup de sonnette, puis un troisième, puisun quatrième emplirent de vacarme le petit logement, nous firentnous dresser et nous asseoir en même temps, dans notre lit. On nese trompait pas ; c’était bien à nous qu’on en voulait. Jepassai vite un pantalon, je mis mes savates et courus à la porte duvestibule, craignant un malheur. Mais, avant d’ouvrir, je demandai: « Qui est là ? Que me veut-on ? »

Une voix, une grosse voix, celle de mon oncle, répondit : «C’est moi, Jean, ouvre vite, nom d’un petit bonhomme, je n’ai pasenvie de coucher dans l’escalier. »

Je me sentis devenir fou. Mais que faire ? Je courus à lachambre, et, d’une voix haletante, je dis à Louise : « C’est mononcle, cache-toi. » Puis, je revins, j’ouvris la porte dudehors ; et le curé Loisel faillit me renverser avec sa valiseen tapisserie.

Il cria : « Qu’est-ce que tu faisais donc, galopin, pour ne pasm’ouvrir ? »

Je répondis en balbutiant : « Je dormais, mon oncle. »

Il reprit : « Tu dormais, bon, mais ensuite, quand tu m’asparlé, là, derrière la porte. »

Je bégayais : « J’avais laissé ma clef dans la poche de maculotte. mon oncle. » Puis, pour éviter d’autres explications, jelui sautai au cou, l’embrassant avec violence.

Il s’adoucit, s’expliqua : « Me voici pour quatre jours,garnement. J’ai voulu jeter un coup d’œil sur cet enfer de Parispour me donner une idée de l’autre. Et il rit d’un rire de tempête,puis reprit :

« Tu vas me loger où tu voudras. Nous retirerons un matelas deton lit. Mais où est ton frère ? Il dort ? Va doncl’éveiller ? »

Je perdais la tête ; enfin je murmurai : « Jacques n’estpas rentré : ils ont un gros travail supplémentaire, cette nuit, aubureau. »

Mon oncle, sans défiance, se frotta les mains en demandant :

« Alors, ça va, la besogne ? »

Et il se dirigea vers la porte de ma chambre. Je lui sautaipresque au collet. « Non… non… par ici, mon oncle. » Une idéem’avait illuminé ; j’ajoutai : « Vous devez avoir faim, aprèsce voyage, venez donc manger un morceau. »

Il sourit.

« Ça, c’est vrai que j’ai faim. Je casserais bien une petitecroûte. » Et je le poussai dans la salle.

On avait justement dîné chez nous, ce jour-là, l’armoire étaitbien garnie. J’en tirai d’abord un morceau de bœuf en daube que lecuré attaqua gaillardement. Je l’excitais à manger, lui versant àboire, lui rappelant des souvenirs de bons repas normands pouractiver son appétit.

Quand il eut fini, il repoussa son assiette devant lui endéclarant : « Voilà, c’est fait, j’ai mon compte » mais j’avais mesréserves ; je connaissais le faible du bonhomme, et jerapportai un pâté de volaille, une salade de pommes de terre, unpot de crème et du vin fin qu’on n’avait pas achevé.

Il faillit tomber à la renverse et s’écria : « Nom d’un petitbonhomme, quel garde-manger ! »

Et il reprit son assiette, en se rapprochant de la table. Lanuit s’avançait, il mangeait toujours ; et je cherchais unmoyen de me tirer d’affaire, sans en découvrir un seul qui me parûtpratique.

Enfin, mon oncle se leva. Je me sentais défaillir. Je voulus leretenir encore : « Allons, mon oncle, un verre d’eau-de-vie ;c’est de la vieille ; elle est bonne. » Mais il déclara : «Non, cette fois, j’ai mon compte. Voyons ton logement. »

On ne résistait pas à mon oncle, je le savais ; et desfrissons me couraient dans le dos ! Qu’allait-ilarriver ? Quelle scène ? Quel scandale ? Quellesviolences peut-être ?

Je le suivais avec une envie folle d’ouvrir la fenêtre et de mejeter dans la rue. Je le suivais stupidement sans oser dire un motpour le retenir ; je le suivais me sentant perdu, prêt àm’évanouir d’angoisse, espérant cependant je ne sais quelhasard.

Il entra dans ma chambre. Une suprême espérance me fit bondir lecœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ; et pasun chiffon de femme ne traînait. Les robes, les collerettes, lesmanchettes, les bas fins, les bottines, les gants, la broche, lesbagues, tout avait disparu.

Je balbutiai : « Nous n’allons pas nous coucher maintenant, mononcle, voici le jour. »

Le curé Loisel répondit : « Tu es bon, toi, mais je dormiraifort bien une heure ou deux. »

Et il s’approcha du lit, sa bougie à la main. J’attendais,haletant, éperdu. D’un seul coup, il ouvrit les rideaux !… Ilfaisait chaud (c’était en juin) ; nous avions retiré toutesles couvertures, et il ne restait que le drap que Louise affoléeavait tiré sur sa tête. Pour mieux se cacher sans doute, elles’était roulée en boule, et on voyait… on voyait… ses contourscollés contre la toile.

Je sentis que j’allais tomber à la renverse.

Mon oncle se tourna vers moi riant jusqu’aux oreilles, si bienque je faillis fondre de stupéfaction.

Il s’écria : « Ah ! ah ! mon farceur, tu n’as pasvoulu éveiller ton frère. Eh bien, tu vas voir comment je leréveille, moi. »

Et je vis sa main, sa grosse main de paysan qui se levait ;et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba avec un bruitformidable sur… sur les contours exposés devant lui.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis une tempêtefurieuse sous le drap. Ça remuait, remuait, s’agitait, frétillait.Elle ne pouvait plus se dégager, tout enroulée là-dedans.

Enfin une jambe apparut par un bout, un bras par l’autre, puisla tête, puis toute la poitrine, nue et secouée ; et Louise,furieuse, s’assit en nous regardant avec des yeux brillants commedes lanternes.

Mon oncle, muet, s’éloignait à reculons, la bouche ouverte commes’il avait vu le diable, et soufflant comme un bœuf.

Je jugeai la situation trop grave pour l’affronter, et je mesauvai follement.

Je ne revins que deux jours plus tard. Louise était partie enlaissant la clef au concierge. Je ne l’ai jamais revue.

Quant à mon oncle ? Il m’a déshérité en faveur de mon frèrequi, prévenu par ma maîtresse, a juré qu’il s’était séparé de moi àla suite de mes débordements dont il ne pouvait rester témoin.

Je ne me marierai jamais, les femmes sont trop dangereuses.

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