Contes divers 1883

Chapitre 9L’orphelin

Mademoiselle Source avait adopté ce garçon autrefois en descirconstances bien tristes. Elle était âgée alors de trente-six anset sa difformité (elle avait glissé des genoux de sa bonne dans lacheminée, étant enfant, et toute sa figure, brûlée horriblement,était demeurée affreuse à voir) l’avait décidée à ne se pointmarier, car elle ne voulait pas être épousée pour son argent.

Une voisine, devenue veuve étant grosse, mourut en couches, nelaissant pas un sou. Mlle Source recueillit le nouveau-né, le miten nourrice, l’éleva, l’envoya en pension, puis le reprit à l’âgede quatorze ans, afin d’avoir dans sa maison vide quelqu’un quil’aimât, qui prît soin d’elle, qui lui rendit douce lavieillesse.

Elle habitait une petite propriété de campagne à quatre lieuesde Rennes, et elle vivait maintenant sans servante. La dépenseayant augmenté de plus du double depuis l’arrivée de cet orphelin,ses trois mille francs de revenu ne pouvaient plus suffire ànourrir trois personnes.

Elle faisait elle-même le ménage et la cuisine, et elle envoyaitaux commissions le petit, qui s’occupait encore à cultiver lejardin. Il était doux, timide, silencieux et caressant. Et elleéprouvait une joie profonde, une joie nouvelle à être embrassée parlui, sans qu’il parût surpris ou effrayé de sa laideur. Ill’appelait tante et la traitait comme une mère.

Le soir, ils s’asseyaient tous deux au coin du feu, et elle luipréparait des douceurs. Elle faisait chauffer du vin et griller unetranche de pain, et c’était une petite dînette charmante avantd’aller se mettre au lit. Souvent elle le prenait sur ses genoux etle couvrait de caresses en lui murmurant des mots tendrementpassionnés. Elle l’appelait. « Ma petite fleur, mon chérubin, monange adoré, mon divin bijou. » Il se laissait faire doucement,cachant sa tête sur l’épaule de la vieille fille.

Bien qu’il eût maintenant près de quinze ans, il était demeuréfrêle et petit, avec un air un peu maladif.

Quelquefois, Mlle Source l’emmenait à la ville voir deuxparentes qu’elle avait, cousines éloignées, mariées dans unfaubourg, sa seule famille. Les deux femmes lui en voulaienttoujours d’avoir adopté cet enfant, à cause de l’héritage ;mais elles la recevaient quand même avec empressement, espérantencore leur part, un tiers sans doute, si on divisait également sasuccession.

Elle était heureuse, très heureuse, à toute heure occupée de sonenfant. Elle lui acheta des livres pour lui orner l’esprit, et ilse mit à lire passionnément.

Le soir, maintenant, il ne montait plus sur ses genoux, pour lacâliner comme autrefois ; mais il s’asseyait vivement sur sapetite chaise au coin de la cheminée, et il ouvrait un volume. Lalampe posée au bord de la tablette, au-dessus de sa tète, éclairaitses cheveux bouclés et un morceau de la chair du front ; il neremuait plus, il ne relevait pas les yeux, il ne faisait pas ungeste, il lisait, entré, disparu tout entier dans l’aventure dulivre.

Elle, assise en face de lui, le contemplait d’un regard ardentet fixe, étonnée de son attention, jalouse, prête à pleurersouvent.

Elle lui disait par instants : « Tu vas te fatiguer, montrésor ! » espérant qu’il relèverait la tête et viendraitl’embrasser ; mais il ne répondait même pas, il n’avait pasentendu, il n’avait pas compris : il ne savait rien autre chose quece qu’il voyait dans les pages.

Pendant deux ans il dévora des volumes en nombre incalculable.Son caractère changea.

Plusieurs fois ensuite, il demanda à Mlle Source de l’argent,qu’elle lui donna. Comme il lui en fallait toujours davantage, ellefinit par refuser, car elle avait de l’ordre et de l’énergie, etelle savait être raisonnable quand il le fallait.

À force de supplications, il obtint d’elle encore, un soir, uneforte somme ; mais comme il l’implorait de nouveau quelquesjours plus tard, elle se montra inflexible, et elle ne céda plus eneffet.

Il parut en prendre son parti.

Il redevint tranquille, comme autrefois, aimant rester assispendant des heures entières sans faire un mouvement, les yeuxbaissés, enfoncé en des songeries. Il ne parlait plus même avecMlle Source, répondant à peine à ce qu’elle lui disait, par phrasescourtes et précises.

Il était gentil pour elle, cependant, et plein de soins ;mais il ne l’embrassait plus jamais.

Le soir, maintenant, quand ils demeuraient face à face des deuxcôtés de la cheminée, immobiles et silencieux, il lui faisait peurquelquefois. Elle voulait le réveiller, dire quelque chose,n’importe quoi, pour sortir de ce silence effrayant comme lesténèbres d’un bois. Mais il ne paraissait plus l’entendre, et ellefrémissait d’une terreur de pauvre femme faible quand elle luiavait parlé cinq ou six fois de suite sans obtenir un mot.

Qu’avait-il ? Que se passait-il en cette tête fermée ?Quand elle était demeurée ainsi deux ou trois heures en face delui, elle se sentait devenir folle, prête à fuir, à se sauver dansla campagne, pour éviter ce muet et éternel tête-à-tête, et, aussi,un danger vague qu’elle ne soupçonnait pas, mais qu’ellesentait.

Elle pleurait souvent, toute seule. Qu’avait-il ? Qu’elletémoignât un désir, il l’exécutait sans murmurer. Qu’elle eûtbesoin de quelque chose à la ville, il s’y rendait aussitôt. Ellen’avait pas à se plaindre de lui, non certes ! Cependant…

Une année encore s’écoula, et il lui sembla qu’une nouvellemodification s’était accomplie dans l’esprit mystérieux du jeunehomme. Elle s’en aperçut, elle le sentit, elle le devina.Comment ? N’importe ! Elle était sûre de ne s’être pointtrompée ; mais elle n’aurait pu dire en quoi les penséesinconnues de cet étrange garçon avaient changé.

Il lui semblait qu’il avait été jusque-là comme un hommehésitant qui aurait pris tout à coup une résolution. Cette idée luivint un soir en rencontrant son regard, un regard fixe, singulier,qu’elle ne connaissait point.

Alors il se mit à la contempler à tout moment, et elle avaitenvie de se cacher pour éviter cet œil froid, planté sur elle.

Pendant des soirs entiers il la fixait, se détournant seulementquand elle disait, à bout de force :

« Ne me regarde donc pas comme ça, mon enfant ! »

Alors il baissait la tête.

Mais dès qu’elle avait tourné le dos, elle sentait de nouveauson œil sur elle. Où qu’elle allât, il la poursuivait de son regardobstiné.

Parfois, quand elle se promenait dans son petit jardin, ellel’apercevait tout à coup blotti dans un massif comme s’il se fûtmis en embuscade ; ou bien lorsqu’elle s’installait devant sonlogis à raccommoder des bas et qu’il bêchait quelque carré delégumes, il la guettait, tout en travaillant, d’une façon sournoiseet continue.

Elle avait beau lui demander :

« Qu’as-tu, mon petit ? Depuis trois ans, tu deviens toutdifférent. Je ne te reconnais pas. Dis-moi ce que tu as, ce que tupenses, je t’en supplie. »

Il prononçait invariablement, d’un ton calme et fatigué :

« Mais je n’ai rien, ma tante ! »

Et quand elle insistait, le suppliant :

« Eh ! mon enfant, réponds-moi, réponds-moi quand je teparle. Si tu savais quel chagrin tu me fais, tu me répondraistoujours et tu ne me regarderais pas comme ça. As-tu de lapeine ? Dis-le-moi, je te consolerai… »

Il s’en allait d’un air las en murmurant :

« Mais je t’assure que je n’ai rien. »

Il n’avait pas beaucoup grandi, ayant toujours l’aspect d’unenfant, bien que les traits de sa figure fussent d’un homme. Ilsétaient durs et comme inachevés cependant. Il semblait incomplet,mal venu, ébauché seulement, et inquiétant comme un mystère.C’était un être fermé, impénétrable, en qui semblait se faire sanscesse un travail mental, actif et dangereux.

Mlle Source sentait bien tout cela et elle ne dormait plusd’angoisse. Des terreurs affreuses l’assaillaient, des cauchemarsépouvantables. Elle s’enfermait dans sa chambre et barricadait saporte, torturée par l’épouvante !

De quoi avait-elle peur ?

Elle n’en savait rien.

Peur de tout, de la nuit, des murs, des formes que la luneprojette à travers les rideaux des fenêtres, et peur de luisurtout !

Pourquoi ?

Qu’avait-elle à craindre ? Le savait-elle ?…

Elle ne pouvait plus vivre ainsi ! Elle était sûre qu’unmalheur la menaçait, un malheur affreux.

Elle partit un matin, en secret, et se rendit à la ville auprèsde ses parentes. Elle leur raconta la chose d’une voix haletante.Les deux femmes pensèrent qu’elle devenait folle et tâchèrent de larassurer.

Elle disait :

« Si vous saviez comme il me regarde du matin au soir Il ne mequitte pas des yeux ! Par moments, j’ai envie de crier ausecours, d’appeler les voisins, tant j’ai peur ! Maisqu’est-ce que je leur dirais ? il ne me fait rien que de meregarder. »

Les deux cousines demandaient :

« Est-il quelquefois brutal avec vous ; vous répond-ildurement ? »

Elle reprenait :

« Non, jamais ; il fait tout ce que je veux ; iltravaille bien, il est rangé maintenant ; mais je n’y tiensplus de peur. Il a quelque chose dans la tête, j’en suis certaine,bien certaine. Je ne veux plus rester toute seule avec lui comme çadans la campagne. »

Les parentes, effarées, lui représentaient qu’on s’étonnerait,qu’on ne comprendrait pas : et elles lui conseillèrent de taire sescraintes et ses projets sans la dissuader cependant de venirhabiter la ville, espérant par là un retour de l’héritageentier.

Elles lui promirent même de l’aider à vendre sa maison et à entrouver une autre auprès d’elles.

Mlle Source rentra dans son logis. Mais elle avait l’esprittellement bouleversé qu’elle tressaillait au moindre bruit et queses mains se mettaient à trembler à la plus petite émotion.

Deux fois encore elle retourna s’entendre avec ses parentes,bien résolue maintenant à ne plus rester ainsi dans sa demeureisolée. Elle découvrit enfin dans le faubourg un petit pavillon quilui convenait et elle l’acheta en secret.

La signature du contrat eut lieu un mardi matin, et Mlle Sourceoccupa le reste de la journée à faire ses préparatifs dedéménagement.

Elle reprit, à huit heures du soir, la diligence qui passait àun kilomètre de sa maison ; et elle se fit arrêter à l’endroitoù le conducteur avait l’habitude de la déposer. L’homme lui criaen fouettant ses chevaux :

« Bonsoir, mademoiselle Source, bonne nuit ! »

Elle répondit en s’éloignant :

« Bonsoir, père Joseph. »

Le lendemain, à sept heures trente du matin, le facteur quiporte les lettres au village remarque sur le chemin de traverse,non loin de la grand-route, une grande flaque de sang encore frais.Il se dit : « Tiens ! quelque pochard qui aura saigné du nez.» Mais il aperçut dix pas plus loin un mouchoir de poche aussitaché de sang. Il le ramassa. Le linge était fin, et le piétonsurpris s’approcha du fossé où il crut voir un objet étrange.

Mlle Source était couchée sur l’herbe du fond, la gorge ouverted’un coup de couteau.

Une heure après, les gendarmes, le juge d’instruction etbeaucoup d’autorités faisaient des suppositions autour ducadavre.

Les deux parentes, appelées en témoignage, virèrent raconter lescraintes de la vieille fille, et ses derniers projets.

L’orphelin fut arrêté. Depuis la mort de celle qui l’avaitadopté, il pleurait du matin au soir, plongé, du moins enapparence, dans le plus violent des chagrins.

Il prouva qu’il avait passé la soirée, jusqu’à onze heures, dansun café. Dix personnes l’avaient vu, étaient restées jusqu’à sondépart.

Or le cocher de la diligence déclara avoir déposé sur la routel’assassinée entre neuf heures et demie et dix heures. Le crime nepouvait avoir eu lieu que dans le trajet de la grand’route à lamaison, au plus tard vers dix heures.

Le prévenu fut acquitté.

Un testament, ancien déjà, déposé chez un notaire de Rennes, lefaisait légataire universel ; il hérita.

Les gens du pays, pendant longtemps, le mirent en quarantaine,le soupçonnant toujours. Sa maison, celle de la morte, étaitregardée comme maudite. On l’évitait dans la rue.

Mais il se montra si bon enfant, si ouvert, si familier qu’onoublia peu à peu l’horrible doute. Il était généreux, prévenant,causant, avec les plus humbles, de tout, tant qu’on voulait.

Le notaire, Me Rameau, fut un des premiers à revenir sur soncompte, séduit par sa loquacité souriante. Il déclara un soir, dansun dîner chez le percepteur :

« Un homme qui parle avec tant de facilité et qui est toujoursde bonne humeur ne peut pas avoir un pareil crime sur laconscience. »

Touchés par cet argument, les assistants réfléchirent, et ils serappelèrent en effet les longues conversations de cet homme qui lesarrêtait, presque de force, au coin des chemins, pour leurcommuniquer ses idées, qui les forçait à entrer chez lui quand ilspassaient devant son jardin, qui avait le bon mot plus facile quele lieutenant de gendarmerie lui-même, et la gaieté sicommunicative que, malgré la répugnance qu’il inspirait, on nepouvait s’empêcher de rire toujours en sa compagnie.

Toutes les portes s’ouvrirent pour lui.

Il est maire de sa commune aujourd’hui.

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