Contes divers 1883

Chapitre 4Le père Judas

Tout ce pays était surprenant, marqué d’un caractère de grandeurpresque religieuse et de désolation sinistre.

Au milieu d’un vaste cercle de collines nues, où ne poussaientque des ajoncs, et, de place en place, un chêne bizarre tordu parle vent, s’étendait un vaste étang sauvage, d’une eau noire etdormante, où frissonnaient des milliers de roseaux.

Une seule maison sur les bords de ce lac sombre, une petitemaison basse habitée par un vieux batelier, le père Joseph, quivivait du produit de sa pêche. Chaque semaine il portait sonpoisson dans les villages voisins et revenait avec les simplesprovisions qu’il lui fallait pour vivre.

Je voulus voir ce solitaire, qui m’offrit d’aller lever sesnasses.

Et j’acceptai.

Sa barque était vieille, vermoulue et grossière. Et lui, osseuxet maigre, ramait d’un mouvement monotone et doux qui berçaitl’esprit, enveloppé déjà dans la tristesse de l’horizon.

Je me croyais transporté aux premiers temps du monde, au milieude ce paysage antique, dans ce bateau primitif que gouvernait cethomme d’un autre âge.

Il leva ses filets, et il jetait les poissons à ses pieds avecdes gestes de pêcheur biblique. Puis il me voulut promener jusqu’aubout du marécage, et soudain j’aperçus, sur l’autre bord, uneruine, une chaumière éventrée dont le mur portait une croix, unecroix énorme et rouge, qu’on aurait dit tracée avec du sang, sousles dernières lueurs du soleil couchant.

Je demandai :

— Qu’est-ce que cela ?

L’homme aussitôt se signa, puis répondit :

— C’est là qu’est mort Judas.

Je ne fus pas surpris, comme si j’avais pu m’attendre à cetteétrange réponse.

J’insistai cependant :

— Judas ? Quel Judas ?

Il ajouta :

— Le Juif errant, monsieur.

Je le priai de me dire cette légende.

Mais c’était mieux qu’une légende ; c’était une histoire,et presque récente, car le père Joseph avait connu l’homme.

Jadis cette hutte était occupée par une grande femme, sorte demendiante, vivant de la charité publique.

De qui tenait-elle cette cabane, le père Joseph ne se lerappelait plus. Or un soir, un vieillard à barbe blanche, unvieillard qui paraissait deux fois centenaire et qui se traînait àpeine, demanda, en passant, l’aumône à cette misérable.

Elle répondit :

— Asseyez-vous, le père, tout ce qui est ici est à tout lemonde, car ça vient de tout le monde.

Il s’assit sur une pierre devant la porte. Il partagea le painde la femme, et sa couche de feuilles, et sa maison.

Il ne la quitta plus. Il avait fini ses voyages.

Le père Joseph ajoutait :

— C’est notre Dame la Vierge qui a permis ça, monsieur, vuqu’une femme avait ouvert sa porte à Judas.

Car ce vieux vagabond était le Juif errant.

On ne le sut pas tout de suite dans le pays, mais on s’en doutabientôt parce qu’il marchait toujours, tant il en avait prisl’habitude.

Une autre raison avait fait naître les soupçons. Cette femme quigardait chez elle cet inconnu passait pour juive, car on ne l’avaitjamais vue à l’église.

À dix lieues aux environs on ne l’appelait que « la Juive ».

Quand les petits enfants du pays la voyaient arriver pourmendier, ils criaient :

— Maman, maman, c’est la Juive !

Le vieux et elle se mirent à errer par les pays voisins, la maintendue à toutes les portes, balbutiant des supplications dans ledos de tous les passants. On les vit à toutes les heures du jour,par les sentiers perdus, le long des villages, ou bien mangeant unmorceau de pain à l’ombre d’un arbre solitaire, dans la grandechaleur du midi.

Et on commença dans la contrée à nommer le mendiant « le pèreJudas ».

Or, un jour, il rapporta dans sa besace deux petits cochonsvivants qu’on lui avait donnés dans une ferme parce qu’il avaitguéri le fermier d’un mal.

Et bientôt il cessa de mendier, tout occupé à guider ses porcspour les nourrir, les promenant le long de l’étang, sous les chênesisolés, dans les petits vallons voisins. La femme, au contraire,errait sans cesse en quête d’aumônes, mais elle le rejoignait tousles soirs.

Lui non plus n’allait jamais à l’église, et on ne l’avait jamaisvu faire le signe de la croix devant les calvaires. Tout celafaisait beaucoup jaser.

Sa compagne, une nuit, fut prise de fièvre et se mit à tremblercomme une toile qu’agite le vent. Il alla jusqu’au bourg chercherdes médicaments, puis il s’enferma près d’elle, et pendant sixjours on ne le vit plus.

Mais le curé, ayant entendu dire que la « Juive » allaittrépasser, s’en vint apporter les consolations de sa religion à lamourante, et lui offrir les derniers sacrements. Était-ellejuive ? Il ne le savait pas. Il voulait, en tout cas, essayerde sauver son âme.

À peine eut-il heurté la porte, que le père Judas parut sur leseuil, haletant, les yeux allumés, toute sa grande barbe agitée,comme de l’eau qui ruisselle, et il cria, dans une langue inconnue,des mots de blasphème en tendant ses bras maigres pour empêcher leprêtre d’entrer.

Le curé voulut parler, offrir sa bourse et ses soins, mais levieux l’injuriait toujours, faisant avec les mains le geste de luijeter des pierres.

Et le prêtre se retira, poursuivi par les malédictions dumendiant.

Le lendemain la compagne du père Judas mourut. Il l’enterralui-même devant sa porte. C’étaient des gens de si peu qu’on nes’en occupa pas.

Et on revit l’homme conduisant ses cochons le long de l’étang etsur le flanc des côtes. Souvent aussi il recommençait à mendierpour se nourrir. Mais on ne lui donnait presque plus rien, tant onfaisait courir d’histoires sur lui. Et chacun savait aussi dequelle manière il avait reçu le curé.

Il disparut. C’était pendant la semaine sainte. On ne s’eninquiéta guère.

Mais le lundi de Pâques, des garçons et des filles, qui étaientvenus en promenade jusqu’à l’étang, entendirent un grand bruit dansla hutte. La porte était fermée ; les garçons l’enfoncèrent etles deux cochons s’enfuirent en sautant comme des boucs. On ne lesa jamais revus.

Alors, tout ce monde étant entré, on aperçut par terre quelquesvieux linges, le chapeau du mendiant, quelques os, du sang séché etdes restes de chair dans les creux d’une tête de mort.

Ses porcs l’avaient dévoré.

Et le père Joseph ajouta :

— C’était arrivé, monsieur, le vendredi saint, à trois heuresaprès midi.

Je demandai :

— Comment le savez-vous ?

Il répondit :

— C’est pas doutable.

Je n’essayai point de lui faire comprendre combien il étaitnaturel que les animaux affamés eussent mangé leur maître, mortsubitement dans sa hutte.

Quant à la croix sur le mur, elle était apparue un matin, sansqu’on sût quelle main l’avait tracée de cette couleur étrange.

Depuis lors, on ne douta plus que le Juif errant ne fût mort ence lieu.

Je le crus moi-même pendant une heure.

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