Contes divers 1883

Chapitre 13Les caresses

Non, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez merévolte et me dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu,moi, a voulu jadis tout ce qu’il a fait de bon en y joignantquelque chose d’horrible. Il nous avait donné l’amour, la plusdouce chose qui soit au monde, mais trouvant cela trop beau et troppur pour nous, il a imaginé les sens, les sens ignobles, sales,révoltants, brutaux, les sens qu’il a façonnés comme par dérisionet qu’il a mêlés aux ordures du corps, qu’il a conçus de tellesorte que nous n’y pouvons songer sans rougir, que nous n’enpouvons parler qu’à voix basse. Leur acte affreux est enveloppé dehonte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux, et honni par lamorale, poursuivi par la loi, il se commet dans l’ombre, comme s’ilétait criminel.

Ne me parlez jamais de cela, jamais !

Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plaisprès de vous, que votre regard m’est doux et que votre voix mecaresse le cœur. Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ceque vous désirez, vous me deviendrez odieux. Le lien délicat quinous attache l’un à l’autre serait brisé. Il y aurait entre nous unabîme d’infamies.

Restons ce que nous sommes. Et… aimez-moi si vous voulez, Je lepermets.

Votre amie,

GENEVIÈVE.

Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parlerbrutalement, sans ménagements galants, comme je parlerais à un amiqui voudrait prononcer des vœux éternels ?

Moi non plus, je ne sais pas si je vous aime. Je ne le sauraisvraiment qu’après cette chose qui vous révolte tant.

Avez-vous oublié les vers de Musset :

Je me souviens encore de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.

Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nousl’éprouvons aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nousnous laissons aller aux accouplements d’aventure. Mais quand unefemme est pour nous l’être d’élection, de charme constant, deséduction infinie que vous êtes pour moi, la caresse devient leplus ardent, le plus complet et le plus infini des bonheurs.

La caresse, Madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notreardeur s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quandelle grandit, nous nous aimions.

Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a misen garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres,dit-il, et pour nous contraindre à les créer, il a mis le doubleappât de l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute :Dès que nous nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’uninstant a passé, une tristesse immense nous saisit, car nouscomprenons la ruse qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons,nous touchons la raison secrète et voilée qui nous a poussés malgrénous.

Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevonsécœurés. La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré dans desbras qui s’ouvraient, parce qu’elle veut que des brass’ouvrent.

Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvresinconnues, les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’ajamais vus et qu’on ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peuxpas dire, tout ce qui nous laisse à l’âme une amère mélancolie.

Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appellel’amour, a enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un àl’autre, longtemps, toujours, quand le souvenir pendantl’éloignement veille sans cesse, le jour, la nuit, apportant àl’âme les traits du visage, et le sourire, et le son de lavoix ; quand on a été obsédé, possédé par la forme absente ettoujours visible, n’est-il pas naturel que les bras s’ouvrentenfin, que les lèvres s’unissent et que les corps semêlent ?

N’avez-vous jamais eu le désir du baiser ? Dites-moi si leslèvres n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, quisemble couler dans les veines, ne soulève pas des ardeursfurieuses, irrésistibles ?

Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous ?Qu’importe, je le sais, j’y tombe, et je l’aime. La Nature nousdonne la caresse pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgrénous à éterniser les générations. Eh bien ! volons-lui lacaresse, faisons-la nôtre, raffinons-la, changeons-la,idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, à notre tour, la Nature,cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a voulu, plus qu’elle n’apu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit comme une matièreprécieuse sortie brute de la terre, prenons-la et travaillons-la etperfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, de la volontédissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est la penséequi poétise tout, poétisons-la, Madame, jusque dans ses brutalitésterribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans ses plusmonstrueuses inventions.

Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme lefruit mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notrecorps de bonheur. Aimons la chair parce qu’elle est belle, parcequ’elle est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sousla lèvre et sous les mains.

Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la pluspure pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ontchoisi la courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle desroses.

Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le Dictionnairedes Sciences médicales, cette définition de la gorge des femmes,qu’on dirait imaginée par M. Joseph Prud’homme, devenu docteur enmédecine :

« Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet enmême temps d’utilité et d’agrément. »

Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons quel’agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelleirrésistiblement la caresse s’il n’était destiné qu’à nourrir lesenfants ?

Oui, Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, etles médecins la prudence ; laissons les poètes, ces trompeurstoujours trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et lebonheur immatériel ; laissons les femmes laides à leursdevoirs et les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles ;laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurscommandements, et nous, aimons avant tout la caresse qui grise,affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums,plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide etdévorante, qui fait prier, qui fait commettre tous les crimes ettous les actes de courage ! Aimons-la, non pas tranquille,normale, légale ; mais violente, furieuse, immodérée !Recherchons-la comme on recherche l’or et le diamant, car elle vautplus, étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sanscesse, mourons pour elle et par elle.

Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vousne trouverez, je crois, en aucun livre, les seules femmes heureusessur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Ellesvivent, celles-là, sans souci, sans pensées torturantes, sans autredésir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisantcomme le dernier baiser.

Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ouincomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudesmisérables, par des désirs d’argent ou de vanité, par tous lesévénements qui deviennent des chagrins.

Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, nedésirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent, tranquilles etmourantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autresd’irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guéritde tout, console de tout !

Et J’aurais encore tant de choses à dire !…

HENRI.

Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille deriz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie,sous un prie-dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messed’une heure.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer