Contes divers 1883

Chapitre 10La serre

M. et Mme Lerebour avaient le même âge. Mais monsieur paraissaitplus jeune, bien qu’il fût le plus affaibli des deux. Ils vivaientprès de Nantes dans une jolie campagne qu’ils avaient créée aprèsfortune faite en vendant des rouenneries.

La maison était entourée d’un beau jardin contenant basse-cour,kiosque chinois et une petite serre tout au bout de la propriété.M. Lerebour était court, rond et jovial, d’une jovialité deboutiquier bon vivant. Sa femme, maigre, volontaire et toujoursmécontente, n’était point parvenue à vaincre la bonne humeur de sonmari. Elle se teignait les cheveux, lisait parfois des romans quilui faisaient passer des rêves dans l’âme, bien qu’elle affectât demépriser ces sortes d’écrits. On la déclarait passionnée, sansqu’elle eût jamais rien fait pour autoriser cette opinion. Mais sonépoux disait parfois : « Ma femme, c’est une gaillarde ! »avec un certain air entendu qui éveillait des suppositions.

Depuis quelques années cependant elle se montrait agressive avecM. Lerebour toujours irritée et dure, comme si un chagrin secret etinavouable l’eût torturée. Une sorte de mésintelligence en résulta.Ils ne se parlaient plus qu’à peine, et madame, qui s’appelaitPalmyre, accablait sans cesse monsieur qui s’appelait Gustave, decompliments désobligeants, d’allusions blessantes, de parolesacerbes, sans raison apparente.

Il courbait le dos, ennuyé mais gai quand même, doué d’un telfonds de contentement qu’il prenait son parti de ces tracasseriesintimes. Il se demandait cependant quelle cause inconnue pouvaitaigrir ainsi de plus en plus sa compagne, car il sentait bien queson irritation avait une raison cachée, mais si difficile àpénétrer qu’il y perdait ses efforts.

Il lui demandait souvent : « voyons, ma bonne, dis-moi ce que tuas contre moi ? Je sens que tu me dissimules quelque chose. »Elle répondait invariablement : « Mais je n’ai rien, absolumentrien. D’ailleurs si j’avais quelque sujet de mécontentement, ceserait à toi de le deviner. Je n’aime pas les hommes qui necomprennent rien, qui sont tellement mous et incapables qu’il fautvenir à leur aide pour qu’ils saisissent la moindre des choses. »Il murmurait, découragé : « Je vois bien que tu ne veux rien dire.» Et il s’éloignait en cherchant le mystère.

Les nuits surtout devenaient très pénibles pour lui ; carils partageaient toujours le même lit, comme on fait dans les bonset simples ménages. Il n’était point alors de vexations dont ellen’usât à son égard. Elle choisissait le moment où ils étaientétendus côte à côte pour l’accabler de ses railleries les plusvives. Elle lui reprochait principalement d’engraisser : « Tu tienstoute la place, tant tu deviens gros. Et tu me sues dans le doscomme du lard fondu. Si tu crois que cela m’est agréable ! »Elle le forçait à se relever sous le moindre prétexte, l’envoyantchercher en bas un journal qu’elle avait oublié, ou la bouteilled’eau de fleurs d’oranger qu’il ne trouvait pas, car elle l’avaitcachée. Et elle s’écriait d’un ton furieux et sarcastique : « Tudevrais pourtant savoir où on trouve ça, grand nigaud ! »Lorsqu’il avait erré pendant une heure dans la maison endormie etqu’il remontait les mains vides, elle lui disait pour toutremerciement : « Allons, recouche-toi, ça te fera maigrir de tepromener un peu, tu deviens flasque comme une éponge. » Elle leréveillait à tout moment en affirmant qu’elle souffrait de crampesd’estomac et exigeait qu’il lui frictionnât le ventre avec de laflanelle imbibée d’eau de Cologne. Il s’efforçait de la guérirdésolé de la voir malade ; et il proposait d’aller réveillerCéleste, leur bonne. Alors, elle se fâchait tout à fait, criant:

« Faut-il qu’il soit bête, ce dindon-là. Allons ! c’estfini, je n’ai plus mal, rendors-toi grande chiffe. » Il demandait :« C’est bien sûr que tu ne souffres plus ? » Elle lui jetaitdurement dans la figure : « Oui, tais-toi, laisse moi dormir nem’embête pas davantage. Tu es incapable de rien faire, même defrictionner une femme. » Il se désespérait : « Mais… ma chérie… »Elle s’exaspérait : « Pas de mais… Assez, n’est-ce pas. Fiche-moila paix, maintenant… » Et elle se tournait vers le mur. Or unenuit, elle le secoua si brusquement, qu’il fit un bond de peur etse trouva sur son séant avec une rapidité qui ne lui était pashabituelle.

Il balbutia : « Quoi ?… Qu’y a-t-il ?… » Elle letenait par le bras et le pinçait à le faire crier. Elle lui souffladans l’oreille : « J’ai entendu du bruit dans la maison. »

Accoutumé aux fréquentes alertes de Mme Lerebour il nes’inquiéta pas outre mesure, et demanda tranquillement : « Quelbruit, ma chérie ? » Elle tremblait, comme affolée, etrépondit : « Du bruit… mais du bruit… des bruits de pas… Il y aquelqu’un. » Il demeurait incrédule : « Quelqu’un ? Tucrois ? Mais non ; tu dois te tromper. Qui veux-tu que cesoit, d’ailleurs ? » Elle frémissait : « Qui ?…qui ?… Mais des voleurs, imbécile ! » Il se renfonçadoucement dans ses draps : « Mais non, ma chérie, il n’y apersonne, tu as rêvé, sans doute. » Alors, elle rejeta lacouverture et, sautant du lit, exaspérée :

« Mais tu es donc aussi lâche qu’incapable ! Dans tous lescas, je ne me laisserai pas massacrer grâce à ta pusillanimité. »Et saisissant les pinces de la cheminée, elle se porta debout,devant la porte verrouillée, dans une attitude de combat.

Ému par cet exemple de vaillance, honteux peut-être, il se levaà son tour en rechignant, et sans quitter son bonnet de coton, ilprit la pelle et se plaça vis-à-vis de sa moitié.

Ils attendirent vingt minutes dans le plus grand silence. Aucunbruit nouveau ne troubla le repos de la maison. Alors, madame,furieuse, regagna son lit en déclarant : « Je suis sûre pourtantqu’il y avait quelqu’un. » Pour éviter quelque querelle, il ne fitaucune allusion pendant le jour à cette panique.

Mais, la nuit suivante, Mme Lerebour réveilla son mari avec plusde violence encore que la veille et, haletante, elle bégayait :

« Gustave, Gustave, on vient d’ouvrir la porte du jardin. »Étonné de cette persistance, il crut sa femme atteinte desomnambulisme et il allait s’efforcer de secouer ce sommeildangereux quand il lui sembla entendre, en effet, un bruit légersous les murs de la maison.

Il se leva, courut à la fenêtre, et il vit, oui, il vit uneombre blanche qui traversait vivement une allée.

Il murmura, défaillant : « Il y a quelqu’un ! » Puis ilreprit ses sens, s’affermit, et, soulevé tout à coup par uneformidable colère de propriétaire dont on a violé la clôture, ilprononça : « Attendez, attendez, vous allez voir » Il s’élança versle secrétaire, l’ouvrit, prit son revolver, et se précipita dansl’escalier. Sa femme éperdue le suivait en criant : « Gustave,Gustave, ne m’abandonne pas, ne me laisse pas seule. Gustave !Gustave ! » Mais il ne l’écoutait guère ; il tenait déjàla porte du jardin.

Alors elle remonta bien vite se barricader dans la chambreconjugale.

Elle attendit cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Uneterreur folle l’envahissait. Ils l’avaient tué sans doute, saisi,garrotté, étranglé. Elle eût mieux aimé entendre retentir les sixcoups de revolver, savoir qu’il se battait, qu’il se défendait.Mais ce grand silence, ce silence effrayant de la campagne labouleversait.

Elle sonna Céleste. Céleste ne vint pas, ne répondit point. Ellesonna de nouveau, défaillante, prête à perdre connaissance. Lamaison entière demeura muette.

Elle colla contre la vitre son front brûlant, cherchant àpénétrer les ténèbres du dehors. Elle ne distinguait rien que lesombres plus noires des massifs à côté des traces grises deschemins.

La demie de minuit sonna. Son mari était absent depuisquarante-cinq minutes. Elle ne le reverrait plus ! Non !certainement elle ne le reverrait plus ! Et elle tomba àgenoux en sanglotant.

Deux coups légers contre la porte de la chambre la firent seredresser d’un bond. M. Lerebour l’appelait : « Ouvre donc,Palmyre, c’est moi. » Elle s’élança, ouvrit et debout devant lui,les poings sur les hanches, les yeux encore pleins de larmes : «D’où viens-tu, sale bête ! Ah ! tu me laisses comme ça àcrever de peur toute seule, ah ! tu ne t’inquiètes pas plus demoi que si je n’existais pas… » Il avait refermé la porte ; etil riait, il riait comme un fou, les deux joues fendues par sabouche, les mains sur son ventre, les yeux humides.

Mme Lerebour stupéfaite, se tut.

Il bégayait : « C’était… c’était… Céleste qui avait un… un… unrendez-vous dans la serre… Si tu savais ce que… ce que… ce que j’aivu… » Elle était devenue blême, étouffant d’indignation. «Hein ?… tu dis ?… Céleste ?… chez moi ?… dansma… ma… ma maison… dans ma…ma… dans ma serre. Et tu n’as pas tuél’homme, un complice ! Tu avais un revolver et tu ne l’as pastué… Chez moi… chez moi… » Elle s’assit, n’en pouvant plus.

Il battit un entrechat, fit les castagnettes avec ses doigts,claqua de la langue, et, riant toujours : « Si tu savais… si tusavais… » Brusquement, il l’embrassa.

Elle se débarrassa de lui. Et, la voix coupée par la colère : «Je ne veux pas que cette fille reste un jour de plus chez moi, tuentends ? Pas un jour… pas une heure. Quand elle va rentrernous allons la jeter dehors… »

M. Lerebour avait saisi sa femme par la taille et il luiplantait des rangs de baisers dans le cou, des baisers à bruits,comme jadis. Elle se tut de nouveau, percluse d’étonnement. Maislui, la tenant à pleins bras, l’entraînait doucement vers lelit…

Vers neuf heures et demie du matin, Céleste, étonnée de ne pasvoir encore ses maîtres qui se levaient toujours de bonne heure,vint frapper doucement à leur porte.

Ils étaient couchés, et ils causaient gaiement côte à côte. Elledemeura saisie, et demanda : « Madame, c’est le café au lait. » MmeLerebour prononça d’une voix très douce : « Apporte-le ici, mafille, nous sommes un peu fatigués, nous avons très mal dormi.»

À peine la bonne fut-elle sortie que M. Lerebour se remit à rireen chatouillant sa femme et répétant : « Si tu savais !Oh ! si tu savais ! » Mais elle lui prit les mains : «voyons, reste tranquille, mon chéri, si tu ris tant que ça, tu vaste faire du mal. » Et elle l’embrassa, doucement, sur les yeux.

Mme Lerebour n’a plus d’aigreurs. Par les nuits claires,quelquefois, les deux époux vont, à pas furtifs, le long desmassifs et des plates-bandes jusqu’à la petite serre au bout dujardin. Et ils restent là blottis l’un près de l’autre contre levitrage comme s’ils regardaient au-dedans une chose étrange etpleine d’intérêt.

Ils ont augmenté les gages de Céleste.

M. Lerebour a maigri.

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