Contes divers 1883

Chapitre 19L’attente

On causait, entre hommes, après dîner dans le fumoir. On parlaitde successions inattendues, d’héritages bizarres. Alors maître LeBrument, qu’on appelait tantôt l’illustre maître, tantôt l’illustreavocat, vint s’adosser à la cheminée.

« J’ai, dit-il, à rechercher en ce moment un héritier disparudans des circonstances particulièrement terribles. C’est là un deces drames simples et féroces de la vie commune ; une histoirequi peut arriver tous les jours, et qui est cependant une des plusépouvantables que je connaisse. La voici : »

« Je fus appelé, voici à peu près six mois, auprès d’unemourante. Elle me dit :

« Monsieur, je voudrais vous charger de la mission la plusdélicate, la plus difficile et la plus longue qui soit. Prenez,s’il vous plaît, connaissance de mon testament, là, sur cettetable. Une somme de cinq mille francs vous est léguée, commehonoraires, si vous ne réussissez pas, et de cent mille francs sivous réussissez. Il faut retrouver mon fils après ma mort. »

Elle me pria de l’aider à s’asseoir dans son lit, pour parlerplus facilement, car sa voix saccadée, essoufflée, sifflait dans sagorge.

Je me trouvais dans une maison fort riche. La chambre luxueuse,d’un luxe simple, était capitonnée avec des étoffes épaisses commedes murs, si douces à l’œil qu’elles donnaient une sensation decaresse, si muettes que les paroles semblaient y entrer, ydisparaître, y mourir.

L’agonisante reprit :

« Vous êtes le premier être à qui je vais dire mon horriblehistoire. Je tâcherai d’avoir la force d’aller jusqu’au bout. Ilfaut que vous n’ignoriez rien pour avoir, vous que je sais être unhomme de cœur en même temps qu’un homme du monde, le désir sincèrede m’aider de tout votre pouvoir.

« Écoutez-moi.

« Avant mon mariage, j’avais aimé un jeune homme dont ma famillerepoussa la demande, parce qu’il n’était pas assez riche.J’épousai, peu de temps après, un homme fort riche. Je l’épousaipar ignorance, par crainte, par obéissance, par nonchalance, commeépousent les jeunes filles.

« J’en eus un enfant, un garçon. Mon mari mourut au bout dequelques années.

« Celui que j’avais aimé s’était marié à son tour. Quand il mevit veuve, il éprouva une horrible douleur de n’être plus libre. Ilme vint voir, il pleura et sanglota devant moi à me briser le cœur,Il devint mon ami. J’aurais dû, peut-être, ne le pas recevoir. Quevoulez-vous ? j’étais seule, si triste, si seule, sidésespérée ! Et je l’aimais encore. Comme on souffre,parfois !

« Je n’avais que lui au monde, mes parents étant morts aussi. Ilvenait souvent ; il passait des soirs entiers auprès de moi.Je n’aurais pas dû le laisser venir si souvent, puisqu’il étaitmarié. Mais je n’avais pas la force de l’en empêcher.

« Que vous dirai-je ?… il devint mon amant ! Commentcela s’est-il fait ? Est-ce que je le sais ? Est-ce qu’onsait ? Croyez-vous qu’il puisse en être autrement quand deuxcréatures humaines sont poussées l’une vers l’autre par cette forceirrésistible de l’amour partagé ? Croyez-vous, monsieur, qu’onpuisse toujours résister toujours lutter toujours refuser ce quedemande avec des prières, des supplications, des larmes, desparoles affolantes, des agenouillements, des emportements depassion, l’homme qu’on adore, qu’on voudrait voir heureux en sesmoindres désirs, qu’on voudrait accabler de toutes les joiespossibles et qu’on désespère, pour obéir à l’honneur dumonde ? Quelle force il faudrait, quel renoncement au bonheurquelle abnégation, et même quel égoïsme d’honnêteté, n’est-il pasvrai ?

« Enfin, monsieur je fus sa maîtresse ; et je fus heureuse.Pendant douze ans, je fus heureuse. J’étais devenue, et c’est là maplus grande faiblesse et ma grande lâcheté, j’étais devenue l’amiede sa femme.

« Nous élevions mon fils ensemble, nous en faisions un homme, unhomme véritable, intelligent, plein de sens et de volonté, d’idéesgénéreuses et larges. L’enfant atteignit dix-sept ans.

« Lui, le jeune homme, aimait mon… mon amant presque autant queje l’aimais moi-même, car il avait été également chéri et soignépar nous deux. Il l’appelait : « Bon ami » et le respectaitinfiniment, n’ayant jamais reçu de lui que des enseignements sageset des exemples de droiture, d’honneur et de probité. Il leconsidérait comme un vieux, loyal et dévoué camarade de sa mère,comme une sorte de père moral, de tuteur, de protecteur quesais-je ?

« Peut-être ne s’était-il jamais rien demandé, accoutumé dés sonplus jeune âge à voir cet homme dans la maison, près de moi, prèsde lui, occupé de nous sans cesse.

« Un soir nous devions dîner tous les trois ensemble (c’étaientlà mes plus grandes fêtes), et je les attendais tous les deux, medemandant lequel arriverait le premier. La porte s’ouvrit ;c’était mon vieil ami. J’allai vers lui, les bras tendus ; etil me mit sur les lèvres un long baiser de bonheur.

« Tout à coup un bruit, un frôlement, presque rien, cettesensation mystérieuse qui indique la présence d’une personne, nousfit tressaillir et nous retourner d’une secousse. Jean, mon fils,était là, debout, livide, nous regardant.

« Ce fut une seconde atroce d’affolement. Je reculai, tendantles mains vers mon enfant comme pour une prière. Je ne le vis plus.Il était parti.

« Nous sommes demeurés face à face, atterrés, incapables deparler. Je m’affaissai sur un fauteuil, et j’avais envie, une envieconfuse et puissante de fuir de m’en aller dans la nuit, dedisparaître pour toujours. Puis des sanglots convulsifs m’emplirentla gorge, et je pleurai, secouée de spasmes, l’âme déchirée, tousles nerfs tordus par cette horrible sensation d’un irrémédiablemalheur et par cette honte épouvantable qui tombe sur le cœur d’unemère en ces moments-là.

« Lui… restait effaré devant moi, n’osant ni m’approcher ni meparler ni me toucher de peur que l’enfant ne revînt. Il dit enfin:

« Je vais le chercher… lui dire… lui faire comprendre… Enfin ilfaut que je le voie… qu’il sache… »

« Et il sortit.

« J’attendis… j’attendis éperdue, tressaillant aux moindresbruits, soulevée de peur et je ne sais de quelle émotion indicibleet intolérable à chacun des petits craquements du feu dans lacheminée.

« J’attendis une heure, deux heures, sentant grandir en mon cœurune épouvante inconnue, une angoisse telle, que je ne souhaiteraispoint au plus criminel des hommes dix minutes de ces moments-là. Oùétait mon enfant ? Que faisait-il ?

« Vers minuit, un commissionnaire m’apporta un billet de monamant. Je le sais encore par cœur.

« Votre fils est-il rentré ? Je ne l’ai pas trouvé. Je suisen bas. Je ne peux pas monter à cette heure. »

« J’écrivis au crayon, sur le même papier :

« Jean n’est pas revenu ; il faut que vous le retrouviez.»

« Et je passai toute la nuit sur mon fauteuil, attendant.

« Je devenais folle. J’avais envie de hurler de courir de merouler par terre. Et je ne faisais pas un mouvement, attendanttoujours. Qu’allait-il arriver ? Je cherchais à le savoir, àle deviner Mais je ne le prévoyais point, malgré mes efforts,malgré les tortures de mon âme !

« J’avais peur maintenant qu’ils ne se rencontrassent. Queferaient-ils ? Que ferait l’enfant ? Des douteseffrayants me déchiraient, des suppositions affreuses.

« Vous comprenez bien cela, n’est-ce pas, monsieur ?

« Ma femme de chambre, qui ne savait rien, qui ne comprenaitrien, venait sans cesse, me croyant folle sans doute. Je larenvoyais d’une parole ou d’un geste. Elle alla chercher lemédecin, qui me trouva tordue dans une crise de nerfs.

« On me mit au lit. J’eus une fièvre cérébrale.

« Quand je repris connaissance après une longue maladie,j’aperçus près de mon lit mon… amant… seul. Je criai : « Monfils ?… où est mon fils ? » Il ne répondit pas. Jebalbutiai :

« Mort… mort… Il s’est tué ? »

« Il répondit :

« Non, non, je vous le jure. Mais nous ne l’avons pas purejoindre, malgré mes efforts. »

« Alors, je prononçai, exaspérée soudain, indignée même, car ona de ces colères inexplicables et déraisonnables :

« Je vous défends de revenir de me revoir si vous ne leretrouvez pas ; allez-vous-en. »

« Il sortit. Je ne les ai jamais revus ni l’un ni l’autre,monsieur et je vis ainsi depuis vingt ans.

« Vous figurez-vous cela ? Comprenez-vous ce supplicemonstrueux, ce lent et constant déchirement de mon cœur de mère, demon cœur de femme, cette attente abominable et sans fin… sansfin !… Non… elle va finir… car je meurs. Je meurs sans lesavoir revus… ni l’un… ni l’autre !

« Lui, mon ami, m’a écrit chaque jour depuis vingt ans ;et, moi, je n’ai jamais voulu le recevoir même une seconde ;car il me semble que, s’il revenait ici, c’est juste à ce moment-làque je verrais reparaître mon fils ! — Mon fils ! — Monfils ! — Est-il mort ? Est-il vivant ? Où secache-t-il ? Là-bas, peut-être, derrière les grandes mers,dans un pays si lointain que je n’en sais même pas le nom !Pense-t-il à moi ?… Oh ! s’il savait ! Que lesenfants sont cruels ! A-t-il compris à quelle épouvantablesouffrance il me condamnait ; dans quel désespoir dans quelletorture il me jetait vivante, et jeune encore, pour jusqu’à mesderniers jours, moi sa mère, qui l’aimais de toute la violence del’amour maternel ? Que c’est cruel, dites ?

« Vous lui direz tout cela, monsieur vous lui répéterez mesdernières paroles :

« Mon enfant, mon cher cher enfant, sois moins dur pour lespauvres créatures. La vie est déjà assez brutale et féroce !Mon cher enfant, songe à ce qu’a été l’existence de ta mère, de tapauvre mère, à partir du jour où tu l’as quittée. Mon cher enfant,pardonne-lui, et aime-la, maintenant qu’elle est morte, car elle asubi la plus affreuse des pénitences. » Elle haletait, frémissante,comme si elle eût parlé à son fils, debout devant elle. Puis elleajouta :

« Vous lui direz encore, monsieur que je n’ai jamais revu…l’autre. » Elle se tut encore, puis reprit d’une voix brisée :

« Laissez-moi maintenant, je vous prie. Je voudrais mourirseule, puisqu’ils ne sont point auprès de moi. »

Maître Le Brument ajouta :

« Et je suis sorti, messieurs, en pleurant comme une bête, sifort que mon cocher se retournait pour me regarder.

« Et dire que, tous les jours, il se passe autour de nous un tasde drames comme celui-là !

« Je n’ai pas retrouvé le fils… ce fils… Pensez-en ce que vousvoudrez ; moi je dis : ce fils… criminel. »

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