Contes divers 1883

Chapitre 14L’orient

Voici l’automne ! Je ne puis sentir ce premier frissond’hiver sans songer à l’ami qui vit là-bas sur la frontière del’Asie.

La dernière fois que j’entrai chez lui, je compris que je ne lereverrais plus. C’était vers la fin de septembre, voici trois ans.Je le trouvai tantôt couché sur un divan, en plein rêve d’opium. Ilme tendit la main sans remuer le corps, et me dit :

— Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je nebougerai point, car tu sais qu’une fois la drogue avalée il fautdemeurer sur le dos.

Je m’assis et je lui racontai mille choses, des choses de Pariset du boulevard.

Il me dit :

— Tu ne m’intéresses pas ; je ne songe plus qu’aux paysclairs. Oh ! comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujourshabité par le désir de l’Orient. Tu ne sais pas ce que c’est, commeil vous prend, ce pays, vous captive, vous pénètre jusqu’au cœur,et ne vous lâche plus. Il entre en vous par l’œil, par la peau, partoutes ses séductions invincibles, et il vous tient par uninvisible fil qui vous tire sans cesse, en quelque lieu du mondeque le hasard vous ait jeté. Je prends la drogue pour y penser dansla délicieuse torpeur de l’opium.

Il se tut et ferma les yeux. Je demandai :

— Qu’éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison ? Quelbonheur physique donne-t-il donc, qu’on en absorbe jusqu’à lamort ?

Il répondit :

— Ce n’est point un bonheur physique ; c’est mieux, c’estplus. Je suis souvent triste ; je déteste la vie, qui meblesse chaque jour par tous ses angles, par toutes ses duretés.L’opium console de tout, fait prendre son parti de tout. Connais-tucet état de l’âme que je pourrais appeler l’irritationharcelante ? Je vis ordinairement dans cet état. Deux chosesm’en peuvent guérir : l’opium, ou l’Orient. À peine ai-je prisl’opium que je me couche, et j’attends. J’attends une heure, deuxheures parfois. Puis, je sens d’abord de légers frémissements dansles mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais unengourdissement vibrant. Puis peu à peu j’ai l’étrange etdélicieuse sensation de la disparition de mes membres. Il me semblequ’on me les ôte. Cela gagne, monte, m’envahit entièrement. Je n’aiplus de corps. Je n’en garde plus qu’une sorte de souveniragréable. Ma tête seule est là, et travaille. Je pense. Je penseavec une joie matérielle infinie, avec une lucidité sans égale,avec une pénétration surprenante. Je raisonne, je déduis, jecomprends tout, je découvre des idées qui ne m’avaient jamaiseffleuré ; je descends en des profondeurs nouvelles, je monteà des hauteurs merveilleuses ; je flotte dans un océan depensées, et je savoure l’incomparable bonheur, l’idéale jouissancede cette pure et sereine ivresse de la seule intelligence.

Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris :

— Ton désir de l’Orient ne vient que de cette constante ivresse.Tu vis dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare oùl’Esprit est mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroiteslimites de la vie, ne fait aucun effort pour s’élancer, grandir etconquérir ?

Il répondit :

— Qu’importe la pensée pratique ! Je n’aime que le rêve.Lui seul est bon, lui seul est doux. La réalité implacable meconduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre.

« Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares ;tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude oùon laisse couler la vie, où on arrondit les angles.

« Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident quinous disons civilisés ; nous sommes d’odieux barbares quivivons durement, comme des brutes.

« Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux etdurs. Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapidespour entrer en des appartements étranglés, où le vent glacé pénètreen sifflant pour s’enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée enforme de pompe, qui établit des courants d’air mortels, forts àfaire tourner des moulins. Nos chaises sont dures, nos murs froids,couverts d’un odieux papier ; partout des angles nousblessent. Angles des tables, des cheminées, des portes, des lits.Nous vivons debout ou assis, jamais couchés, sauf pour dormir, cequi est absurde, car on ne perçoit plus dans le sommeil le bonheurd’être étendu.

« Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C’est la lutte,la bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupationsnous harcèlent ; nous n’avons plus le temps de chercher et depoursuivre les deux ou trois bonnes choses à portée de nosmains.

« C’est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notrecaractère a des angles, toujours des angles !

« À peine levés, nous courons au travail par la pluie ou lagelée. Nous luttons contre les rivalités, les compétitions, leshostilités. Chaque homme est un ennemi qu’il faut craindre etterrasser, avec qui il faut ruser. L’amour même a, chez nous, desaspects de victoire et de défaite : c’est encore une lutte. »

Il songea quelques secondes et reprit :

— La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée,avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. Dela terrasse, on voit la mer, où passent ces voiles blanches, enforme d’ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs dudehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l’air estlourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de cettedemeure, Un jet d’eau monte sous les arbres et s’émiette enretombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé depoudre d’or. Je m’y baignerai à tout moment, entre deux pipes, deuxrêves ou deux baisers.

« Je n’aurai point la servante, la hideuse bonne au tabliergras, et qui relève en s’en allant, d’un coup de sa savate usée, lebas fangeux de sa jupe. Oh ! ce coup de talon qui montre lacheville jaune, il me remue le cœur de dégoût, et je ne le puiséviter. Elles l’ont toutes, les misérables !

« Je n’entendrai plus le claquement de la semelle sur leparquet, le battement des portes lancées à toute volée, le fracasde la vaisselle qui tombe.

« J’aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voileblanc et qui courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.

« Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrinesde femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaqueappartement, toutes les formes de coussins me permettront de mecoucher dans toutes les postures qu’on peut prendre.

« Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir del’immobilité de mon rêve éternel, las du calme plaisir d’être bien,je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courratrès vite.

« Et je partirai sur son dos, en buvant l’air qui fouette etgrise, l’air sifflant des galops furieux.

« Et j’irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivrele regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.

« À l’heure calme du soir, j’irai, d’une course affolée, vers lelarge horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devientrose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, lesvêtements des Arabes, la robe blanche des chevaux.

« Les flamants roses s’envoleront des marais sur le cielrose ; et je pousserai des cris de délire, noyé dans la roseurillimitée du monde.

« Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdis par lebruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir,assis sur des chaises incommodes, boire l’absinthe en parlantd’affaires.

« J’ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations desvaleurs, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notrecourte, misérable et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, cessouffrances, ces luttes ? Je me reposerai à l’abri du ventdans ma somptueuse et claire demeure.

« Et j’aurai quatre ou cinq épouses en des appartementsmoelleux, cinq épouses venues des cinq parties du monde, et quim’apporteront la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutesles races. »

Il se tut encore, puis prononça doucement :

— Laisse-moi.

Je m’en allai. Je ne le revis plus.

Deux mois plus tard, il m’écrivit ces trois mots seuls : « Jesuis heureux. » Sa lettre sentait l’encens et d’autres parfums trèsdoux.

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