Contes divers 1883

Chapitre 3Auprès d’un mort

Il s’en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je levoyais chaque jour s’asseoir, vers deux heures, sous les fenêtresde l’hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de lapromenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur dusoleil, contemplant d’un œil morne la Méditerranée. Parfois iljetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, quienferment Menton ; puis il croisait, d’un mouvement très lent,ses longues jambes si maigres qu’elles semblaient deux os, autourdesquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre,toujours le même.

Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l’œil et de lapensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, touteson âme s’enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livrejusqu’à l’heure où l’air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alorsil se levait et rentrait.

C’était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait etdînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.

Une vague curiosité m’attira vers lui. Je m’assis un jour à soncôté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volumedes poésies de Musset.

Et je me mis à parcourir Rolla.

Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :

« Savez-vous l’allemand, Monsieur ?

— Nullement, Monsieur.

— Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, jevous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable :ce livre que je tiens là.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de samain. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de sonécriture. »

Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formesincompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l’immortelle penséedu plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.

Et les vers de Musset éclatèrent dans la mémoire :

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?

Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, lesarcasme religieux de Voltaire à l’irrésistible ironie duphilosophe allemand dont l’influence est désormais ineffaçable.

Qu’on proteste ou qu’on se fâche, qu’on s’indigne ou qu’ons’exalte, Schopenhauer a marqué l’humanité du sceau de son dédainet de son désenchantement.

Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs,les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé laconfiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme,crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besognede sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de samoquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui même, ceux qui l’exècrentsemblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sapensée.

« Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ? »dis-je à l’Allemand.

Il sourit tristement.

— Jusqu’à sa mort, Monsieur.

Et il me parla de lui, il me raconta l’impression presquesurnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux quil’approchaient.

Il me dit l’entrevue du vieux démolisseur avec un politicienfrançais, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et letrouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu dedisciples, sec, ridé, riant d’un inoubliable rire, mordant etdéchirant les idées et les croyances d’une seule parole, comme unchien d’un coup de dents déchire les tissus avec lesquels iljoue.

Il me répéta le mot de ce Français, s’en allant effaré,épouvanté, et s’écriant :

« J’ai cru passer une heure avec le diable. »

Puis il ajouta :

« Il avait, en effet, Monsieur, un effrayant sourire qui nousfit peur, même après sa mort. C’est une anecdote presque inconnueque je peux vous conter si elle vous intéresse. »

Et il commença, d’une voix fatiguée, que les quintes de touxinterrompaient par moments :

— Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous leveillerions tour à tour, deux par deux, jusqu’au matin.

Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste etsombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.

C’est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades.Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nousasseoir au pied du lit.

La figure n’était point changée. Elle riait. Ce pli que nousconnaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il noussemblait qu’il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ouplutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentionsplus que jamais dans l’atmosphère de son génie, envahis, possédéspar lui. Sa domination nous semblait même plus souverainemaintenant qu’il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance decet incomparable esprit.

Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent,eux ; et, dans la nuit qui suit l’arrêt de leur cœur, je vousassure, Monsieur, qu’ils sont effrayants.

Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles,des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumièresjetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vieinconnue.

« Il me semble qu’il va parler », dit mon camarade. Et nousregardions, avec une inquiétude touchant à la peur, ce visageimmobile et riant toujours.

Peu à peu nous nous sentions mal à l’aise, oppressés,défaillants. Je balbutiai :

« Je ne sais pas ce que j’ai, mais je t’assure que je suismalade. »

Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.

Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambrevoisine, en laissant la porte ouverte ; et j’acceptai.

Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et jelaissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l’autre bout del’autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, enpleine lumière.

Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son êtreimmatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdaitautour de nous. Et parfois aussi l’odeur infâme du corps décomposénous arrivait, nous pénétrait, écœurante et vague.

Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, unpetit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furentaussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmesparfaitement, l’un et l’autre, quelque chose de blanc courir sur lelit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous unfauteuil.

Nous fûmes debout avant d’avoir eu le temps de penser à rien,fous d’une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommesregardés. Nous étions horriblement pâles. Nos cœurs battaient àsoulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.

« Tu as vu ?…

— Oui, j’ai vu.

— Est-ce qu’il n’est pas mort ?

— Mais puisqu’il entre en putréfaction ?

— Qu’allons-nous faire ? »

Mon compagnon prononça en hésitant :

« Il faut aller voir. »

Je pris notre bougie, et j’entrai le premier, fouillant de l’œiltoute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ;et je m’approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur etd’épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d’unehorrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément.Je balbutiai :

« Il n’est pas mort ! »

Mais l’odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Etje ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant uneapparition.

Alors mon compagnon, ayant pris l’autre bougie, se pencha. Puisil me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, etj’aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc surle sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier deSchopenhauer.

Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires,l’avait fait jaillir de la bouche.

« J’ai eu vraiment peur ce jour-là, Monsieur. »

Et, comme le soleil s’approchait de la mer étincelante,l’Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l’hôtel.

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