Contes divers 1883

Chapitre 21La farce, Mémoires d’un farceur

Nous vivons dans un siècle où les farceurs ont des allures decroque-morts et se nomment : politiciens. On ne fait plus chez nousla vraie farce, la bonne farce, la farce joyeuse, saine et simplede nos pères. Et, pourtant, quoi de plus amusant et de plus drôleque la farce ? Quoi de plus amusant que de mystifier des âmescrédules, que de bafouer des niais, de duper les plus malins, defaire tomber les plus retors en des pièges inoffensifs etcomiques ? Quoi de plus délicieux que de se moquer des gensavec talent, de les forcer à rire eux-mêmes de leur naïveté, oubien, quand ils se fâchent, de se venger avec une nouvellefarce ?

Oh ! J’en ai fait, j’en ai fait des farces, dans monexistence. Et on m’en a fait aussi, morbleu ! et de bienbonnes. Oui, j’en ai fait, de désopilantes et de terribles. Une demes victimes est morte des suites. Ce ne fut une perte pourpersonne. Je dirai cela un jour ; mais j’aurai grand mal à lefaire avec retenue, car ma farce n’était pas convenable, mais pasdu tout, pas du tout. Elle eut lieu dans un petit village desenvirons de Paris. Tous les témoins pleurent encore de rire à cesouvenir, bien que le mystifié en soit mort. Paix à sonâme !

J’en veux aujourd’hui raconter deux, la dernière que j’ai subieet la première que j’aie infligée.

Commençons par la dernière, car je la trouve moins amusante, vuque j’en fus la victime.

J’allais chasser, à l’automne, chez des amis, en un château dePicardie. Mes amis étaient des farceurs, bien entendu. Je ne veuxpas connaître d’autres gens.

Quand j’arrivai, on me fit une réception princière qui me mit endéfiance. On tira des coups de fusils ; on m’embrassa, on mecajola comme si on attendait de moi de grands plaisirs ; je medis : « Attention, vieux furet, on prépare quelque chose. »

Pendant le dîner la gaieté fut excessive, trop grande. Jepensais : « Voilà des gens qui s’amusent double, et sans raisonapparente. Il faut qu’ils aient dans l’esprit l’attente de quelquebon tour. C’est à moi qu’on le destine assurément. Attention. »

Pendant toute la soirée on rit avec exagération. Je sentais dansl’air une farce, comme le chien sent le gibier. Mais quoi ?J’étais en éveil, en inquiétude. Je ne laissais passer ni un mot,ni une intention, ni un geste. Tout me semblait suspect, jusqu’à lafigure des domestiques.

L’heure de se coucher sonna, et voilà qu’on se mit à mereconduire à ma chambre en procession. Pourquoi ? On me criabonsoir. J’entrai, je fermai ma porte, et je demeurai debout, sansfaire un pas, ma bougie à la main.

J’entendais rire et chuchoter dans le corridor. On m’épiait sansdoute. Et j’inspectais de l’œil les murs, les meubles, le plafond,les tentures, le parquet. Je n’aperçus rien de suspect. J’entendismarcher derrière ma porte. On venait assurément regarder à laserrure.

Une idée me vint : « Ma lumière va peut-être s’éteindre tout àcoup et me laisser dans l’obscurité. » Alors j’allumai toutes lesbougies de la cheminée. Puis je regardai encore autour de moi sansrien découvrir. J’avançai à petits pas faisant le tour del’appartement. — Rien. — J’inspectai tous les objets l’un aprèsl’autre. — Rien. — Je m’approchai de la fenêtre. Les auvents, degros auvents en bois plein, étaient demeurés ouverts. Je les fermaiavec soin, puis je tirai les rideaux, d’énormes rideaux de velours,et je plaçai une chaise devant, afin de n’avoir rien à craindre dudehors.

Alors je m’assis avec précaution. Le fauteuil était solide. Jen’osais pas me coucher. Cependant le temps marchait. Et je finispar reconnaître que j’étais ridicule. Si on m’espionnait, comme jele supposais, on devait, en attendant le succès de la mystificationpréparée, rire énormément de ma terreur.

Je résolus donc de me coucher. Mais le lit m’étaitparticulièrement suspect. Je tirai sur les rideaux. Ils semblaienttenir. Là était le danger pourtant. J’allais peut-être recevoir unedouche glacée du ciel-de-lit, ou bien, à peine étendu, m’enfoncersous terre avec mon sommier. Je cherchais en ma mémoire tous lessouvenirs de farces accomplies. Et je ne voulais pas être pris.Ah ! mais non ! Ah ! mais non !

Alors je m’avisai soudain d’une précaution que je jugeaisouveraine. Je saisis délicatement le bord du matelas, et je letirai vers moi avec douceur. Il vint, suivi du drap et descouvertures. Je traînai tous ces objets au beau milieu de lachambre, en face de la porte d’entrée. Je refis là mon lit, lemieux que je pus, loin de la couche suspecte et de l’alcôveinquiétante. Puis, j’éteignis toutes les lumières, et je revins àtâtons me glisser dans mes draps.

Je demeurai au moins encore une heure éveillé tressaillant aumoindre bruit. Tout semblait calme dans le château. Jem’endormis.

J’ai dû dormir longtemps, et d’un profond sommeil ; maissoudain je fus réveillé en sursaut par la chute d’un corps pesantabattu sur le mien, et, en même temps, je reçus sur la figure, surle cou, sur la poitrine un liquide brûlant qui me fit pousser unhurlement de douleur. Et un bruit épouvantable comme si un buffetchargé de vaisselle se fût écroulé m’entra dans les oreilles.

J’étouffais sous la masse tombée sur moi, et qui ne remuaitplus. Je tendis les mains, cherchant à reconnaître la nature de cetobjet. Je rencontrai une figure, un nez, des favoris. Alors, detoute ma force, je lançai un coup de poing dans ce visage. Mais jereçus immédiatement une grêle de gifles qui me firent sortir, d’unbond, de mes draps trempés, et me sauver en chemise, dans lecorridor, dont j’apercevais la porte ouverte. O stupeur ! ilfaisait grand jour. On accourut au bruit et on trouva, étendu surmon lit, le valet de chambre éperdu qui, m’apportant le thé dumatin, avait rencontré sur sa route ma couche improvisée, etm’était tombé sur le ventre en me versant, bien malgré lui, mondéjeuner sur la figure.

Les précautions prises de bien fermer les auvents et de mecoucher au milieu de ma chambre m’avaient seules fait la farceredoutée.

Ah ! on a ri, ce jour-là !

L’autre farce que je veux dire date de ma première jeunesse.J’avais quinze ans, et je venais passer chaque vacance chez mesparents, toujours dans un château, toujours en Picardie.

Nous avions souvent en visite une vieille dame d’Amiens,insupportable, prêcheuse, hargneuse, grondeuse, mauvaise etvindicative. Elle m’avait pris en haine, je ne sais pourquoi, etelle ne cessait de rapporter contre moi, tournant en mal mesmoindres paroles et mes moindres actions. Oh ! la vieillechipie !

Elle s’appelait Mme Dufour, portait une perruque du plus beaunoir, bien qu’elle fût âgée d’au moins soixante ans, et posaitlà-dessus des petits bonnets ridicules à rubans roses. On larespectait parce qu’elle était riche. Moi, je la détestais du fonddu cœur et je résolus de me venger de ses mauvais procédés.

Je venais de terminer ma classe de seconde et j’avais été frappéparticulièrement, dans le cours de chimie, par les propriétés d’uncorps qui s’appelle le phosphure de calcium, et qui, jeté dansl’eau, s’enflamme, détone et dégage des couronnes de vapeur blanched’une odeur infecte. J’avais chipé, pour m’amuser pendant lesvacances, quelques poignées de cette matière assez semblable àl’œil à ce qu’on nomme communément du cristau.

J’avais un cousin du même âge que moi. Je lui communiquai monprojet. Il fut effrayé de mon audace.

Donc, un soir, pendant que toute la famille se tenait encore ausalon, je pénétrai furtivement dans la chambre de Mme Dufour, et jem’emparai (pardon, mesdames) d’un récipient de forme ronde qu’oncache ordinairement non loin de la tête du lit. Je m’assurai qu’ilétait parfaitement sec et je déposai dans le fond une poignée, unegrosse poignée, de phosphure de calcium.

Puis j’allai me cacher dans le grenier, attendant l’heure.Bientôt un bruit de voix et de pas m’annonça qu’on montait dans lesappartements ; puis le silence se fit. Alors, je descendisnu-pieds, retenant mon souffle, et j’allai placer mon œil à laserrure de mon ennemie.

Elle rangeait avec soin ses petites affaires. Puis elle ôta peuà peu ses hardes, endossa un grand peignoir blanc qui semblaitcollé sur ses os. Elle prit un verre, l’emplit d’eau, et enfonçantune main dans sa bouche comme si elle eût voulu s’arracher lalangue, elle en fit sortir quelque chose de rose et blanc, qu’elledéposa aussitôt dans l’eau. J’eus peur comme si je venaisd’assister à quelque mystère honteux et terrible. Ce n’était queson râtelier.

Puis elle enleva sa perruque brune et apparut avec un petitcrâne poudré de quelques cheveux blancs, si comique que je faillis,cette fois, éclater de rire derrière la porte. Puis elle fit saprière, se releva, s’approcha de mon instrument de vengeance, ledéposa par terre au milieu de la chambre, et se baissant, lerecouvrit entièrement de son peignoir.

J’attendais, le cœur palpitant. Elle était tranquille, contente,heureuse. J’attendais… heureux aussi, moi, comme on l’est quand onse venge.

J’entendis d’abord un très léger bruit, un clapotement, puisaussitôt une série de détonations sourdes comme une fusilladelointaine.

Il se passa, en une seconde, sur le visage de Mme Dufour,quelque chose d’affreux et de surprenant. Ses yeux s’ouvrirent, sefermèrent, se rouvrirent, puis elle se leva tout à coup avec unesouplesse dont je ne l’aurais pas crue capable, et elleregarda…

L’objet blanc crépitait, détonait, plein de flammes rapides etflottantes comme le feu grégeois des anciens. Et une fumée épaisses’en élevait, montant vers le plafond, une fumée mystérieuse,effrayante comme un sortilège.

Que dut-elle penser, la pauvre femme ? Crut-elle à une rusedu diable ? À une maladie épouvantable ? Crut-elle que cefeu, sorti d’elle, allait lui ronger les entrailles, jaillir commed’une gueule de volcan ou la faire éclater comme un canon tropchargé ?

Elle demeurait debout, folle d’épouvante, le regard tendu sur lephénomène. Puis tout à coup elle poussa un cri comme je n’en aijamais entendu et s’abattit sur le dos. Je me sauvai et jem’enfonçai dans mon lit et je fermai les yeux avec force comme pourme prouver à moi-même que je n’avais rien fait, rien vu, que jen’avais pas quitté ma chambre.

Je me disais : « Elle est morte ! Je l’ai tuée ! » Etj’écoutais anxieusement les rumeurs de la maison.

On allait ; on venait ; on parlait ; puis,j’entendis qu’on riait ; puis, je reçus une pluie de calottesenvoyées par la main paternelle.

Le lendemain Mme Dufour était fort pâle. Elle buvait de l’eau àtout moment. Peut-être, malgré les assurances du médecin,essayait-elle d’éteindre l’incendie qu’elle croyait enfermé dansson flanc.

Depuis ce jour, quand on parle devant elle de maladie, ellepousse un profond soupir, et murmure : « Oh ! madame, si voussaviez ! Il y a des maladies si singulières… »

Elle n’en dit jamais davantage.

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