La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 12L’enseveli

Aprèsavoir perdu une journée à suivre une fausse piste, celle del’individu arrêté pour vol à Persépolis, Thomas Borton, nousl’avons vu, avait repris le train dans la direction de Skytown, enpestant contre sa naïveté.

Plusieurs jours s’étaient écoulés sansqu’aucun indice, si léger fût-il, vînt le mettre sur la trace deLéon Goupit.

L’irritation du reporter croissait d’heure enheure, à mesure qu’il s’embrouillait davantage dans le flotd’indications contradictoires qui lui parvenaient sans cesse par letélégraphe.

« Et pourtant, se disait-il avecdésespoir, il a bien fallu qu’il passe quelque part. Sonsignalement, sa photographie sont partout. Il devrait déjà êtrearrêté. »

À Skytown, Borton rencontra l’un des troisdétectives envoyés par la société des milliardaires.

C’était un vieux professionnel, connu danstoute l’Amérique sous le sobriquet significatif de« Furet ».

Les deux hommes se toisèrent, non sans dédain,et finirent par s’adresser la parole.

– Eh bien, fit Borton, comment vont lesdix mille dollars de William Boltyn ?

– Mais, fort bien, répliqua l’autre. J’enai déjà combiné l’emploi.

– Ah ! Vous avez peut-être été tropvite en besogne, mon compère.

– Possible, répondit laconiquement leFuret. On fait ce qu’on peut.

Ils se tournèrent les talons.

Le reporter de Chicago Life étaitfurieux.

Il n’était pas seul à rechercher LéonGoupit.

Il fallait à tout prix qu’il se hâtât, qu’ilretrouvât le premier la trace du fugitif, sans quoi la prime desmilliardaires lui échapperait ; et M. Horst mécontent,pourrait fort bien le congédier.

« Voyons, se dit-il, en faisant surlui-même un puissant effort de réflexion, qu’aurais-je fait si jem’étais trouvé dans le même cas que celui que je cherche ? Ilme semble que j’aurais fait mon possible pour éviter les grandesvilles, et même les agglomérations d’habitations. J’aurais pris parles bois… Dans quelle direction ? Voilà ce qu’il s’agit desavoir. Ou je me trompe fort, ou mon homme, qui parle le français,a dû se diriger vers le nord-est, du côté du Canada, à moins qu’iln’ait déjà pris le train… Auquel cas je puis considérer ma primecomme perdue. En attendant, je vais toujours chercher dans ladirection du nord-est. »

Et Borton continua patiemment son enquête,décrivant une sorte de demi-cercle autour de Skytown, et n’oubliantpas la moindre ferme perdue au fond des bois, la moindre cahute debûcheron.

Partout il demandait si on n’avait pas vupasser un chasseur ou un homme en fuite.

Mais nulle part il ne recueillit derenseignements.

Cependant, vers le soir, Borton, qui étaitforcé, à mesure qu’il s’éloignait de Skytown, d’élargir le cerclede ses recherches, parvint à la scierie de la clairière, où Léonavait passé la nuit avec ses bons amis les Belges.

Le chef des ouvriers, ce naïf jeune homme auxyeux bleus et à la pipe de porcelaine dont Léon s’était amusé,fournit ingénument à Borton le renseignement espéré.

– Oui, dit-il, un bien gai jeune homme,savez-vous… Il a dormi dans le hangar, et il est parti de bonmatin.

– Ah ! dit Borton, qui jugea inutilede raconter à ces braves gens qu’il était à la recherche d’uncriminel. Et quelle direction a-t-il prise ? C’est unbeau-frère à moi que je voudrais bien retrouver !

– Mais, dit l’homme, il est parti en nousdemandant la route vers une ferme qui se trouve à quinze millesdans le nord.

– Pourriez-vous me rendre le mêmeservice, et m’indiquer aussi la route de cette ferme ?J’espère y arriver à temps.

– Vous ne pouvez pas partir de nuit àtravers la forêt ! Faites comme votre beau-frère, dormezpaisiblement sur un sac de copeaux, et je vous indiquerai la routedemain matin.

Le reporter, qui était fourbu, acceptal’hospitalité des bûcherons, et dormit à poings fermés jusqu’aulendemain matin.

Il fit, le jour suivant, une telle diligence,qu’il parvint à la ferme où Léon avait passé la troisième nuit desa fuite, un peu après midi.

Maintenant il était sûr d’être dans la bonnevoie.

Ce n’était plus pour lui qu’une question derapidité.

C’est ainsi que, de ferme en ferme, il suivit,comme un limier acharné sur sa proie, les traces de Léon Goupitjusqu’à la petite gare d’où nous l’avons vu s’enfoncer dans laforêt, à la suite de celui qu’il poursuivait.

Mais là, Borton éprouva une difficulté.

Il ne savait pas exactement la direction prisepar le fugitif, puisque celui-ci avait brusquement changé deroute.

Il retombait dans ses incertitudes du début,avec cette différence qu’il savait que Léon ne pouvait pas êtreallé très loin.

« Un peu de flair et de promptitude, sedisait-il pour se donner du courage, et je pince mongaillard. »

Avec une ardeur fébrile, appelant à son aidetoute son ancienne habileté de coureur des bois et de pickpocket,Thomas Borton se mit à étudier l’orientation des sentiers, et àexaminer les traces que pouvait avoir laissées Léon Goupit.

Mais ce dernier semblait s’être évanoui commeun flocon de fumée dans la profondeur des bois.

Borton passa inutilement tout ce jour-là àbattre les halliers.

La nuit vint, et il fut obligé de renoncer àses recherches.

Il était furieux, car il voyait les dix milledollars fort aventurés.

Cependant il n’était nullement décidé àabandonner la partie.

« Demain, se disait-il, je recommenceraimes recherches. En attendant, je vais passer la nuit, tant bien quemal, avec mon sac pour oreiller. Je suis maintenant à plus d’unedemi-journée de la petite gare, et ce serait du temps perdu que deretourner jusque-là. »

Le reporter se livrait à de sommairespréparatifs de coucher, lorsqu’il lui sembla voir briller, entreles branches, une lumière lointaine.

« J’ai de la chance, pensa-t-il. Cettelumière, ou je me trompe fort, doit indiquer une métairie où jepasserai la nuit un peu plus confortablement que sous cesbuissons. »

Joyeusement, il reboucla son sac et se dirigeadu côté de la lumière qui grandissait rapidement.

Mais en approchant, Borton perdit de sasatisfaction.

Ce ne pouvait être la lueur tranquille d’unefenêtre de ferme, qui jetait ainsi de grands éclats rougeâtres,illuminant brusquement les futaies pour s’effacer l’instantd’après.

« Diable ! pensa-t-il, on dû allumerlà-bas un immense brasier ; et je dois être tombé sur unebande de coureurs de bois ou de voleurs de chemins de fer.

« Je ferais bien de veiller sur mesdollars !… »

Thomas Borton s’assura que la poche secrètedoublée de cuir où se trouvaient ses valeurs était boutonnée avecsoin, tira son revolver de la poche de derrière de son pantalon ets’avança, l’œil aux aguets, faisant le moins de bruit possible, etse dissimulant derrière les troncs d’arbres.

Soudain le reporter se trouva à quelquesmètres du brasier. Accroupi près des charbons ardents, un hommeétait occupé à vider une pièce de gibier.

Borton ne put étouffer une exclamation dejoyeuse surprise.

À en juger par la description qu’on lui enavait faite, cet homme devait être ce Léon Goupit, à qui ildonnait, depuis huit jours, une si âpre chasse.

Mais Léon avait pris l’alarme au bruit desbranchages froissés ; et déjà, le rifle en main, retranchéderrière son feu, il criait, en visant Borton :

– Qui êtes-vous ? Ne faites pas unpas de plus, je tire !

Le pickpocket, chez qui la bravoure n’étaitpas une qualité dominante, jugea bon d’obéir à l’ordre qui luiétait intimé.

Il recula même de quelques pas en arrière,tout en réfléchissant à la ligne de conduite qu’il serait le plushabile de suivre.

« Ici, se dit-il, nous sommes en pleinesolitude. Je crois qu’il sera prudent de faire le bon apôtre,jusqu’à ce que je puisse m’emparer de lui durant son sommeil, ou metrouver assez près d’un village pour aller cherchermain-forte. »

En conséquence, Borton s’écriahypocritement :

– Je ne suis qu’un pauvre coureur desbois qui n’a aucune mauvaise intention. J’ai aperçu la lueur devotre feu ; et j’ai pensé que vous ne me refuseriez pas lapermission de me chauffer.

– Chauffez-vous si bon vous semble, ditbrusquement Léon. Mais je n’aime pas beaucoup les façons des gensqui arrivent sournoisement, au moment où on les attend le moins.Faites bien attention à ceci, d’abord de demeurer de l’autre côtédu feu, ensuite de ne pas faire le moindre mouvement dans madirection, sans quoi je vous tire comme un daim.

Borton vit qu’il avait affaire à un hommeénergique, avec qui il n’était pas bon de plaisanter.

Il redoubla d’humilité et se mit à se plaindrede tous les malheurs qui l’accablaient.

– Je n’ai vraiment pas de chance,gémit-il. Je n’ai pas mangé de la journée. J’espérais trouverautour de ce feu quelques coureurs des bois qui m’eussent offert àsouper, et je trouve, au lieu de cela, un homme qui veut me casserla tête.

Et en parlant ainsi il dévorait du regard,avec une avidité bien jouée, le coq d’Inde que Léon était en trainde plumer.

« Bah ! se dit Léon, dont le boncœur l’emportait sur la méfiance, ce qu’il dit est peut-être vrai,après tout. Je puis bien lui offrir la moitié de mon souper. C’està moi de me méfier et de l’observer. »

Et il fit signe au prétendu vagabond d’acheverd’apprêter le coq d’Inde, pendant que lui-même entassait dans levoisinage du brasier une nouvelle provision de bois mort.

Les deux hommes mangèrent silencieusement à lalueur du grand feu.

Quand Borton eut repoussé dans lesbroussailles les débris de la carcasse du coq d’Inde, Léon luipassa son tabac, puis sa gourde de gin.

– Ça réchauffe toujours, dit-il. Allez,prenez ça. Voilà qui ne fait pas de mal.

À ce moment il fut frappé du regard del’étranger.

Il était sûr d’avoir vu quelque part ces yeuxfaux et cette barbe rousse.

« Je ne sais pas où j’ai connu ceparticulier-là, se dit-il ; mais à coup sûr, j’ai dû avoiraffaire à lui. Où ? Quand et comment ? Voilà ce que je neme rappelle pas. »

Borton, de son côté, se livrait à desréflexions à peu près semblables, avec cette différence toutefoisqu’il reconnaissait admirablement Léon pour ce Français qui l’avaitempêché, un soir, à Ottega, de dépouiller une Irlandaise.

« Il me le paiera », pensait-il.

Le reporter s’enroula dans son manteau, en sepromettant d’épier le sommeil de Léon.

Mais celui-ci était trop inquiet de laprésence de Borton pour pouvoir dormir ; et il surveillaitattentivement les moindres mouvements du vagabond.

Vers le milieu de la nuit, Borton crut Léontout à fait endormi, et il se leva doucement.

Mais le jeune homme se trouva debout aussivite que lui.

– Vous avez besoin de quelquechose ? demanda-t-il.

– Oui, répondit le reporter piteusement,je voulais remettre un peu de bois sur le feu qui vas’éteindre.

– Bon, fit Léon. Mais ne vous occupez pasde cela. J’en ai soin.

Tout à fait décontenancé, Borton retournas’enrouler dans sa couverture.

Il n’osa bouger de tout le restant de lanuit.

Le lendemain, Léon se réveilla, suivant sacoutume, d’excellente humeur.

Il alla secouer son compagnon improvisé, enlui demandant s’il payait la goutte.

Borton, qui sommeillait à moitié après lesterreurs de la nuit, se dressa en sursaut, pâle et hagard, ensentant la poigne énergique du jeune homme.

Cependant le reporter se remettait peu à peude ses premières craintes.

Très lâche, mais très rusé, il avait deviné dupremier coup le moyen de triompher du jeune Français.

C’était en s’adressant à ses sentiments depitié.

Il lui raconta qu’après avoir fait demauvaises affaires comme homme de loi à Boston, puis àPhiladelphie, il s’était établi squatter, ce qui avait été pour luil’occasion d’une ruine totale.

Maintenant il vivait en vagabond, courant lesbois pendant la belle saison, offrant son travail dans les fermeset faisant les défrichements pendant l’hiver.

Il demanda à Léon la permission del’accompagner ce jour-là, et feignit d’éprouver une grandereconnaissance pour l’amabilité avec laquelle le Bellevilloisl’avait recueilli.

Pour donner une explication vraisemblable desa manière de vivre dans les bois, Léon raconta qu’il se rendait àMontréal, comptant se faire engager dans quelque troupe canadiennede chasseurs de fourrures.

Il affecta d’être ravi d’avoir un compagnon deroute.

Cependant, quoique un peu revenu de sespremières préventions, il ne cessait de se tenir sur sesgardes.

Les deux hommes traversèrent, ce jour-là, despaysages absolument désolés.

C’étaient des amoncellements de rocs, grès ougranit, entre les interstices desquels poussaient de maigresarbrisseaux.

C’étaient des ravins, profondémentdéchiquetés, des combes au fond desquelles on entendait mugir destorrents.

Involontairement Léon, très sensible àl’influence du décor, s’attristait et demeurait silencieux.

Ce pays, où l’on n’apercevait d’autres êtresvivants que des aigles et des vautours, lui inspirait de funèbrespressentiments.

Vers le coucher du soleil, la brise aigre etglaciale, qui avait soufflé pendant toute la journée, cessa.

Une grosse pluie se mit à tomber.

Les éclats de la foudre retentirent dans lesgorges lointaines de la montagne.

Ruisselants de pluie et glacés, Léon Goupit etBorton furent tout heureux de trouver un abri dans une sorte decaverne naturelle, dont l’entrée était protégée, comme par unauvent, par un énorme rocher qui s’avançait en surplomb.

Léon s’endormit, brisé par la fatigue, et parson insomnie de la nuit précédente.

Quant à Borton, la préoccupation des dix milledollars à gagner lui enlevait tout sommeil.

L’occasion lui semblait belle de s’emparer dela personne de son compagnon.

L’attacher pendant son sommeil, il ne l’osait,sachant bien que le Bellevillois ne dormait que d’un œil et avaitla poigne solide.

Ah ! s’il pouvait l’enfermer dans cettecaverne, et l’y retenir assez longtemps prisonnier pour qu’il eûtle temps d’aller chercher de l’aide.

Mais le moyen ?…

À force de se creuser la tête, Borton finitpar le découvrir.

L’entrée de l’espèce de grotte naturelle oùils s’étaient réfugiés était assez étroite.

Borton se dit qu’en faisant écrouler, si lachose était possible, le rocher qui dominait cette entrée et quiparaissait à peine en équilibre, Léon se trouverait absolument murédans la grotte.

S’armant d’un jeune pin qu’il aiguisa en formede levier, le détective se mit à l’œuvre.

Comme toujours, il jouait de bonheur.

La roche, effritée par les infiltrations, selaissait facilement entamer.

Après deux heures d’un travail acharné, il eutla joie d’arriver à un succès complet.

Le rocher craqua, céda, et finit pars’écrouler avec le bruit d’un coup de canon, obstruant entièrementl’entrée de la caverne.

Léon Goupit était muré tout vivant dans lamontagne, plus solidement enfermé que dans la mieux défendue desprisons de l’Amérique.

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