La Conspiration des milliardaires – Tome III – Le Régiment des hypnotiseurs

Chapitre 18Sauvé

Par sonair sombre, William Boltyn seul faisait tache, parmi lasatisfaction unanime des milliardaires.

Depuis quelques instants, il semblaitpréoccupé.

Son enthousiasme, son admiration avaientdisparu tout à coup.

À peine avait-il écouté le discours que venaitde prononcer Harry Madge.

Dans sa stalle de chêne massif, le menton dansla main, mordillant nerveusement sa moustache rousse, il laissaitses compagnons échanger leurs impressions ; et le front barrépar une ride profonde, il semblait suivre un enchaînement depensées intimes.

– Vous me permettrez bien une question,mon cher Harry Madge ? fit-il tout à coup en se levant.

– Faites-la, répondit simplement lespirite. Je suis à votre disposition.

– Des expériences auxquelles vous venezde nous faire assister, il découle logiquement qu’il est possible,par le seul moyen de la volonté, de connaître, de deviner plutôt,l’endroit où se trouve une personne, les actes auxquels elle s’estlivrée, le chemin qu’elle a parcouru. C’est bien cela ? Je neme trompe pas ?

– Vous ne vous trompez pas. C’est fortpossible, répondit Harry Madge. Le sachem vous en a donné tout àl’heure une preuve tangible.

Tous les regards s’étaient dirigés sur WilliamBoltyn.

On se demandait avec curiosité où il voulaiten venir.

Aussi froidement en apparence que s’il avaitdiscuté les clauses d’un traité financier, le milliardairecontinua :

– Cette puissance de divination dont vousnous avez fait voir les effets sur nous-mêmes, pourriez-vousl’appliquer à une autre personne ? Pourriez-vous dire, parexemple, ce qu’est devenu mon ancien majordome Tom Punch, etl’endroit où il se trouve actuellement ?

– Sans aucun doute, fit Harry Madge, lefakir vous le dirait.

– Eh bien, s’écria William Boltyn dont leregard métallique prit une acuité extraordinaire, un homme existe,bien que l’on ait prétendu qu’il soit suicidé ; et cet homme,il me tient à cœur de savoir ce qu’il est devenu. Je n’ai pasrenoncé à venger la mort de Hattison.

– Léon Goupit ! s’écrièrent à lafois tous les milliardaires.

– Lui-même, gentlemen. Nos détectives ontété impuissants à retrouver sa trace. Il semble que, son actecriminel une fois accompli, il se soit évanoui en fumée.

– Il est peut-être mort, quoi que vous enpensiez, dit Harry Madge. En tout cas, c’est une question que jeveux tirer au clair immédiatement… Je ne puis employer à cettetâche mes « suggesteurs » accoutumés, que vous voyezbrisés de fatigue ; mais je m’y emploierai moi-même… Avez-vousquelque objet lui ayant appartenu ?

– Non, répondit William Boltyn. Maisvoici sa photographie.

– Cela suffit.

Harry Madge prit le mince carton, le tint dansses mains, et concentra sur lui toute la puissance de sa volonté.De nouveau, le bouton de cuivre qui terminait sa coiffures’auréola.

Au bout d’un certain temps d’une attentivecontemplation, les yeux du spirite cessèrent de briller ; etc’est d’une voix plus basse et plus effacée encore que de coutumequ’il murmura :

– Non, l’assassin n’est pas mort… Il aréussi à fuir de l’endroit où il était enfermé. Je le voisdistinctement… Mais quelle aventure étrange, quels paysages de rêvese présentent à mes yeux !… Cet homme a pénétré dans uneimmense caverne antédiluvienne, d’une étendue aussi vaste que celled’un des États de l’Union… Il se débat dans les ténèbres… Il a faimet il a froid. Il a peur… Il va mourir… Non ! Le voici sur unradeau… Le courant furieux du fleuve souterrain l’entraîne… Je levois de seconde en seconde plus distinctement… Il approche de nous…Il est dans ce jardin… Il est ici… derrière ce mur !…

Harry Madge prononça ces dernières parolesd’une voix rauque.

Il s’était avancé jusqu’auprès du soupirail oùse tenait Léon.

Mais celui-ci, qui avait tout entendu, fuyaitdéjà, de toute sa vitesse, à travers les bosquets du jardin.

Harry Madge le sentait parfaitements’éloigner, devenir moins distinct.

S’arrachant violemment à l’état de visionpsychique où il se trouvait, le spirite fit vibrer des timbresmagnétiques, donna des ordres.

Une armée de serviteurs, auxquels s’étaientjoints les milliardaires, se précipita à travers les jardins.

Seuls, impassibles au milieu du désordre, lesquatre voyants étaient demeurés immobiles dans le brouillard azurédes lampes électriques.

Harry Madge calma l’impatience de ses hôtes,les rappela auprès de lui.

– Laissez mes serviteurs se charger decette besogne, leur dit-il. Les murailles qui enclosent mon parcsont hautes. Il ne pourra pas s’échapper.

– Mais comment a-t-il pu pénétrerjusqu’ici ? Dans quel état se trouve-t-il ? questionnaavidement William Boltyn qui, lorsqu’il s’agissait du criminel deSkytown, ne parvenait pas à rester maître de lui.

– Je commence à soupçonner bien desdétails curieux relativement à la situation topographique de mapropriété, répondit le spirite. Ce serait trop long à vousexpliquer maintenant. Sachez seulement que Léon Goupit a échappé àla mort d’une façon miraculeuse. Mais, continua-t-il en semblantévoquer de nouveau sa vision, il ne pourrait aller bien loin ;il est exténué de fatigue. Un torrent furieux l’a roulé dans sesondes. Vêtu de loques, ruisselant d’eau, boueux, ensanglanté, labarbe inculte, les yeux caves, il grelotte de froid et de fièvre.On dirait un spectre.

Dans l’immense parc, des lumièresapparaissaient entre les arbres.

Les serviteurs de Harry Madge exploraient tousles fourrés, scrutaient les moindres massifs avec leurs lampesélectriques.

C’était une véritable chasse à l’homme.

Malgré les exhortations du spirite, WilliamBoltyn ne pouvait plus contenir son impatience. Il se rongeait lesongles avec fureur, et poussait des jurons entrecoupés.

Il avait abandonné ses compagnons dans uneclairière d’où ils surveillaient les poursuites.

Fiévreusement, il s’était rué en avant etavait rejoint les domestiques.

– Dix mille dollars, criait-il. Je donnedix mille dollars à celui qui le prendra.

Excités par la perspective de gagner une aussiforte somme, les serviteurs parcouraient au galop les allées duparc, le revolver au poing.

Leurs lanternes électriques inondaient delumière blanche les massifs de cyprès et les halliers de jeunesarbrisseaux exotiques.

De temps en temps, ils se rejoignaient auxclairières, s’interrogeaient mutuellement sur la direction prisepar le fugitif, et puis recommençaient leurs recherches.

Le parc de Harry Madge était enclos de hautsmurs.

William Boltyn le savait, et cela letranquillisait un peu.

« Quoi qu’il fasse, se disait-il, LéonGoupit ne pourra pas nous échapper cette fois. Il est bien à nous.Nous tenons notre vengeance. »

Mais tout à coup, assez près de l’endroit oùil se trouvait, le milliardaire entendit plusieurs détonations.

Il se précipita dans la direction d’où ellespartaient.

– Ah ! le brigand ! criait undes domestiques. Je l’ai manqué ! Il a escaladé le mur. Il asauté de l’autre côté.

Le milliardaire se livra à un véritabledébordement de fureur. Il invectiva le serviteur.

Sa rage, sa déception ne connaissaient plus debornes.

Harry Madge et les autres Yankees accouraientà leur tour, attirés par les coups de revolver.

Boltyn, qui ne se contenait plus, ne parlaitde rien moins que d’organiser une battue dans la campagneenvironnante.

Harry Madge l’en dissuada.

– Il est bien inutile, dit-il, de donnerl’éveil sur nos projets de vengeance. Le criminel est à notremerci. Exténué et à demi mort de froid comme il l’est, il n’ira pasbien loin. Nous n’aurons, du reste, qu’à renouveler l’expérience detout à l’heure, pour connaître l’endroit où il se trouve.

– À l’instant même, s’écria WilliamBoltyn. Il ne faut pas lui laisser le temps de s’éloigner.

– Non, gentlemen, pas ce soir, réponditgravement le spirite. Malgré toute la puissance de ma volonté, ilme serait impossible de répéter actuellement l’expérience ; etle sachem indien n’est pas plus que moi en état de le faire… Mapuissance de vision est limitée. Je me sens affaibli. J’ai besoinde fortifier de nouveau ma volonté par le repos et la méditation…Avant quarante-huit heures, je ne pourrai vous donner aucunrenseignement sur Léon Goupit.

William Boltyn ne cacha pas sondésappointement.

– Je n’attendrai pas quarante-huit heurespour faire jouer le télégraphe, dit-il. Je vais lancer lesignalement du bandit dans toute la région.

– C’est certainement une excellente idée,appuya Harry Madge non sans une intonation railleuse.

Harry Madge semblait vouloir dire que,jusqu’ici, le télégraphe n’avait pas servi à grand-chose dans cetteaffaire, puisque, bien que son signalement et sa photographiefussent partout, Léon Goupit avait échappé à toutes lesrecherches.

– Je vous donne donc rendez-vous ici mêmedans deux jours, ajouta-t-il, si toutefois vos détectives n’ont pasà ce moment mis la main sur le fugitif. Je renouvellerail’expérience de ce soir.

Tout en parlant, les milliardaires avaientrepris le chemin du palais de marbre noir.

Mais Harry Madge ne reconduisit pas ses hôtesdans la grande salle oblongue où avait eu lieu la séance. Il lesmena le long d’une terrasse qui dominait une sorte de ravin, danslequel apparaissaient les ruines d’un temple hindou.

Il leur fit traverser la grande cour demosaïque violette, et les arrêta devant le monumental perron quifaisait vis-à-vis à la porte d’entrée.

Immobiles sur leurs sièges, lescochers-chauffeurs des autocars semblaient n’avoir pas fait unmouvement depuis les cinq longues heures que leurs maîtres avaientpénétré dans le palais.

Les milliardaires prirent place, chacun dansson véhicule.

Automatiquement, la porte s’ouvrit pour leurlivrer passage.

Les voitures s’ébranlèrent et se mirent enmarche.

La lourde porte se referma sans bruit.

Debout sur le perron de son palais, HarryMadge resta longtemps les bras croisés, dans une attitudeméditative.

Ses prunelles, noyées d’ombre, embrassaienttout le paysage nocturne.

Ses lèvres s’agitèrent, comme pour prononcerune incantation.

Puis, lentement, à travers le dédale descorridors somptueux et funèbres, il regagna la salle oblongue oùl’attendaient les quatre voyants.

Pendant ce temps, Léon Goupit, après êtreresté plusieurs minutes étendu sur le sol sans pouvoir se relever,avait repris péniblement sa course.

En escaladant la muraille, il s’était fait,aux mains et aux genoux, de profondes écorchures. Il était tombé simalheureusement, qu’une de ses jambes lui causait maintenant unedouleur intolérable.

Défaillant de faim, brisé de fatigue et defièvre, ses vêtements mouillés collés sur la peau, il lui fallaitfaire des efforts inouïs pour continuer sa marche, pour ne pas selaisser choir, demi-mort, dans quelque coin.

Mais il y allait de sa vie.

Léon ne se faisait, à ce sujet, aucuneillusion.

S’il tombait entre les mains desmilliardaires, ceux-ci l’exécuteraient sommairement.

Après ce qu’il venait d’entendre, l’attitudede Harry Madge et de ses compagnons, lorsqu’il avait été questionde lui, ne lui laissait aucun doute.

D’innombrables pensées se heurtaient dans lecerveau du fugitif. Il ne parvenait pas à les assembler.

Ce qu’il voyait de plus clair, c’était que lesYankees organisaient une nouvelle entreprise.

L’étrange personnage, dont la coiffure seterminait par une boule de cuivre, l’avait dit.

Celui-ci proposait d’employer une armenouvelle contre les Européens. Et sans avoir compris totalement lanature des expériences auxquelles il avait assisté d’une façonprovidentielle, Léon sentait bien qu’il y avait là quelque chose deterrible.

Cette pensée l’absorbait tellement, qu’il envenait même à oublier la douleur cuisante de sa jambe, et la faimqui lui tenaillait l’estomac.

Il ne pensait pas non plus à se demander dansquel endroit il se trouvait, et quelle était la ville dont ilapercevait au loin les mille lumières électriques.

À l’orient, derrière un immense parc dont ilcôtoyait maintenant la grille, Léon voyait maintenant les étoiless’éteindre.

Une lueur diaphane grandissait de minute enminute. C’était le jour naissant.

Pourtant, à mesure qu’il s’avançait vers laville, il semblait à Léon que le paysage ne lui était pasinconnu.

– Ma parole, fit-il tout à coup ens’arrêtant, c’est drôle comme il y a des villes qui se ressemblent.Ne dirait-on pas, là-bas, les usines de conserves de WilliamBoltyn ! C’est à se croire à Chicago !

La route que Léon avait suivie dans lacampagne aboutissait à une large avenue bordée de cottages, quedesservait un car électrique dont le jeune homme côtoyaitmaintenant les rails.

Il marchait, la tête baissée, traînant lajambe, luttant contre la fatigue.

Tout à coup, derrière lui, un roulement demachine, un appel de trompe le firent sursauter.

Il s’écarta, pour laisser le passage libre aucar qui s’avançait à toute vitesse, et il releva la tête pour levoir passer.

Il n’eut pas plutôt jeté les yeux sur laplaque indicatrice qu’il poussa une exclamation de surprise.

– Chicago ! s’écria-t-il… Voyons, jene rêve pas, je ne suis pas devenu fou !

Léon ne trouvait pas de mots pour exprimer sonébahissement.

– J’ai bien lu Chicago, répétait-il… Ehbien, par exemple, voilà qui est encore plus surprenant que tout lereste… Combien de temps s’est-il donc passé depuis mon entrée dansla caverne ?… Il me semble que, hier encore, j’étais dans lesmontagnes Rocheuses.

Les derniers doutes qu’il conservaits’évanouirent bientôt.

À mesure qu’il pénétrait dans les faubourgs dela ville, il reconnaissait tantôt un bar, tantôt un magasin où ilétait venu jadis, lors de son séjour à Chicago avec OlivierCoronal, avant de partir en voyage en compagnie du pseudo-touristeanglais, le détective Bob Weld.

« Après tout, finit par se dire Léon, sije ne peux pas expliquer comment il se fait que je sois à Chicago,je constate que j’y suis, c’est le principal. Ce n’est pas plusextraordinaire que toutes les autres aventures qui me sont arrivéesdepuis que j’ai quitté Skytown. »

Le brouillard de rêve dans lequel il croyaitmarcher se dissipait un peu.

Il comprenait maintenant que les milliardairess’étaient réunis dans le palais de Harry Madge. Il était àChicago !…

Une à une, les boutiques du faubourgs’ouvraient.

Il faisait maintenant tout à fait jour ;et les commis et garçons de bar regardaient Léon avec mépris, leprenant pour un de ces vagabonds qui pullulent en Amérique.

Le jeune homme, en effet, offrait un aspectlamentable.

Nu-tête et couvert de boue jusqu’aux oreilles,ses vêtements humides déchirés en vingt endroits, les yeux hagardset brillants de fièvre, le visage encadré par une barbe inculte, ilavait l’air d’un coureur des bois dans le plus completdénuement.

Dans tous les regards qui s’arrêtaient surlui, Léon croyait lire une menace.

Il tremblait d’être reconnu et arrêté.

Pourtant, la faim le torturait tellement que,s’armant de courage, il pénétra dans un bar et s’affaissa, plutôtqu’il ne s’assit, devant une longue table de marbre qu’occupaientdéjà des égorgeurs de porcs et des mécaniciens.

– Que voulez-vous ? demanda rudementle patron, qui s’était avancé, d’un air presque menaçant, en levoyant entrer.

– Donnez-moi à manger, dit Léon.N’importe quoi.

– Parbleu, je sais bien, n’importe quoi,ricana l’homme. Les vagabonds comme vous ne sont pas difficiles.Mais payez d’avance l’ami. Nous verrons après.

Il n’y avait pas à répliquer.

Avec la pointe d’un couteau, Léon décousit ladoublure de son gilet, et tira d’une petite poche secrète lesquelques bank-notes que la prudente Betty avait eu l’idéede mettre ainsi à couvert des pickpockets.

Le patron du bar se radoucit aussitôt.

– Voulez-vous du rosbif avec des pommesde terre ? demanda-t-il. Je n’ai pas autre chose.

– Oui, dit le jeune homme. Une pinte debière avec. Cela me suffira.

Tout en grommelant, le patron le servit et luirendit sa monnaie. Les égorgeurs et les mécaniciens n’avaient pasperdu un détail de cette scène.

– Il semble que vous avez bon appétit,fit l’un deux. D’où venez-vous, de ce pas ?

Pour satisfaire la curiosité générale, Léonraconta qu’il avait été dévalisé par des coureurs de bois qui luiavaient volé son cheval et tous ses bagages.

– J’ai dû m’enfuir à travers la campagne,dit-il. Je suis tombé dans un fossé plein d’eau. Cela vous expliquele désordre de mes vêtements.

Cette aventure est tellement fréquente enAmérique, que personne ne mit en doute les paroles du jeunehomme.

– Je voudrais bien aussi, ajouta-t-il,acheter quelques vêtements d’occasion. Peut-être pourriez-vousm’indiquer un fripier avec lequel je puisse m’entendre.

Les ouvriers se concertèrent un moment entreeux.

– Venez avec nous, l’ami, dirent-ils ense levant, après avoir avalé d’un trait une rasade de gin. Nousallons vous indiquer où vous trouverez votre affaire.

Léon avait terminé son repas.

Il se sentait un peu ragaillardi par larespectable tranche de rosbif entourée de pommes de terre bouilliesqu’il avait fait disparaître en un clin d’œil.

Il suivit les ouvriers.

– Nous n’avons guère le temps de vousconduire, dirent ceux-ci. Il faut que nous allions à notre travail.Mais suivez le faubourg ; et prenez la deuxième rue sur votredroite, vous trouverez, à quelques pas, la boutique d’un vieux juifqui vend des habits d’occasion. Vous vous arrangerez avec lui.

Léon remercia les ouvriers, et se dirigea ducôté qu’ils venaient de lui indiquer.

Quelques instants après, il ressortait de chezle juif, vêtu d’un complet à carreaux, chaussé desnow-boots, et coiffé d’un chapeau de feutre mou.

Pour six dollars, il avait eu toutl’habillement, y compris une chemise blanche et une cravate.

Mais Léon gardait toujours la trace dessouffrances qu’il avait endurées.

Ses traits bouleversés, ses yeux fiévreux, sabarbe inculte attiraient sur lui l’attention des passants.

Sa jambe le faisait horriblement souffrir. Ilse raidissait contre la douleur.

Il lui fallait gagner le centre de la ville.Son projet était arrêté.

– Pourriez-vous m’indiquer où demeureM. William Boltyn, le fabricant de conserves ?demanda-t-il à un policeman.

– William Boltyn, le milliardaire qui amarié sa fille à un ingénieur français !… Je pense bien, toutle monde à Chicago connaît son hôtel. C’est au numéro C de laSeptième Avenue.

– Ah ! sa fille s’est mariée avec unFrançais, fit Léon en affectant un air étonné. C’est justement elleque je voudrais voir.

– En ce cas, repartit le policeman, sademeure fait face à celle de son père. C’est un petit hôtel entouréd’un jardin. Vous ne pouvez pas vous tromper.

Dans les rues, la foule grossissait à chaqueinstant.

Il pouvait être maintenant huit heures dumatin.

Les ouvriers, les employés se rendaient à leurtravail, en courant, ainsi que les hommes d’affaires, les banquierset les commerçants qui se dirigeaient vers leuroffice.

Léon héla un cab, et se fit conduire jusqu’aucommencement de la Septième Avenue.

– Va-t-il être surpris de me voir arriverchez lui, ce pauvre monsieur Olivier, murmurait-il. Il me croitsans doute mort, ou tombé dans les mains des milliardaires, ce qui,au fond, est à peu près la même chose… Ah ! comme j’avaisraison de ne pas douter de lui… J’ai bien compris, cette nuit,qu’il ne s’est pas allié aux milliardaires yankees. Il aurait étéavec eux, tandis que son nom n’a pas même été prononcé.

Cette constatation causait à Léon unevéritable joie.

« Je vais me confier à lui, se disait-il,lui raconter ce qui m’est arrivé et le mettre au courant dessecrets que j’ai surpris cette nuit. Il saura bien me fournir lesmoyens d’échapper aux milliardaires. »

Lorsque, après avoir remonté à pied laSeptième Avenue pendant une centaine de mètres, Léon se trouva enprésence de l’hôtel Boltyn, il se sentit pâlir malgré lui.

Ne courait-il pas au-devant d’un dangercertain ? N’allait-il pas être arrêté immédiatement par lesdomestiques ?

Il se décida pourtant à traverserl’avenue.

Il avait cru reconnaître la maison d’OlivierCoronal.

Il appuya sur le timbre de la ported’entrée.

– Que désirez-vous ? lui demanda unlad d’une voix arrogante.

– C’est bien ici qu’habiteM. Olivier Coronal ?

– Parfaitement. Mais il n’est pasvisible, répondit le domestique qui, l’ayant toisé dédaigneusement,prenait sans doute Léon pour un solliciteur.

Le Bellevillois ne savait comment faire.

Il ne voulait pas dire son nom. C’eût étédonner l’éveil ; et d’autre part, il avait besoin de voir sonancien maître immédiatement.

Le hasard le servit à souhait.

Comme il continuait d’insister auprès du ladpour être introduit, Olivier Coronal lui-même apparut dans levestibule.

Il sortait pour se rendre aux usinesStrauss.

En voyant un homme parlementer avec ledomestique, il s’informa de quoi il s’agissait.

– Laissez entrer cet homme, dit-il aulad… Je n’avais pas consigné ma porte ce matin…

Il ne veut pas me reconnaître en public, pensaLéon. Il attend que nous soyons seuls.

– Que désirez-vous, mon ami ? luidemanda l’ingénieur en le regardant à peine.

– Je voudrais…, balbutia Léon interloqué…Je voudrais vous parler confidentiellement.

– Est-ce long ? continua Olivierdont le visage paraissait soucieux. Je suis assez pressé.

Le domestique s’était éloigné.

– Vous ne me reconnaissez donc pas ?fit Léon à mi-voix.

L’ingénieur le regarda en face.

Il étouffa une exclamation de surprise.

– Comment, c’est toi ! mon pauvreLéon, fit-il en baissant la voix… Viens, suis-moi, ajouta-t-ilprécipitamment.

Et il se dirigea vers son cabinet detravail.

Lorsqu’ils y eurent pénétré, quand la portefut bien close, les deux hommes s’étreignirent avec effusion.

– Comme tu es changé ! fit OlivierCoronal en se reculant de deux pas pour le mieux examiner… Je ne tereconnaissais pas… Mais qu’as-tu donc ? Tu semblés exténué etgrelottant de fièvre. As-tu faim ?

– Oh ! non, m’sieur Olivier, j’ai del’argent et je viens de manger tout à l’heure, dit Léon qui sentaitperler à ses cils des larmes d’émotion. Mais je suis brisé defatigue. Il me semble que je vais tomber…

Et, de fait, l’inventeur n’eut que le tempsd’allonger les bras pour y recevoir le jeune homme.

Il le conduisit à sa propre chambre, et le fits’étendre sur un divan en plaçant des coussins sous sa tête.

– Es-tu mieux ? Te sens-tu quelquedouleur ? interrogeait-il, en lui prodiguant ses soins.

Léon le remerciait faiblement.

Ses yeux se fermaient.

Au bout de quelques minutes, il finit pars’endormir d’un sommeil lourd et agité.

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