Chapitre 26
Le chemin qui part de Zœrsel pour déboucher auvillage de Saint-Antoine sur la chaussée d’Anvers à Turhout, passed’abord entre des tênements de maisonnettes et des fermes de plusen plus éparpillées, puis traverse des sapinières, alternant avecdes rouvraies bordées de ronces. Dans ces bois, à hauteur d’unpetit viaduc jeté sur un maigre ruisseau irriguant ces bruyèresdésertes, mais ne représentant en cette saison qu’un ravindesséché, attendaient, depuis la brume, une vingtaine de garsdéterminés. Selon le vœu de Sussel Waarloos, les Xavériens deSanthoven figuraient dans cette guérilla avec le plus fort appoint,et leur porte-drapeau commandait en chef.
C’était aussi Waarloos qui leur avait donnérendez-vous en cet endroit, par où devait repasser la voiture desbleus.
Le lieu était sinistre et mal famé. Leshalliers dont les ramifications venaient se perdre de ce côté,avaient servi, au commencement de ce siècle, de quartier général àdes bandits d’une espèce particulière, connus sous le nom degrille-pieds. Disséminés dans toutes les paroisses de la région,rien ne les distinguait ostensiblement des autres villageois.Mariés, pères de famille, ils travaillaient aux champs ouexerçaient un métier. Certaines nuits, ces chauffeurs, déguisés, levisage et les mains noircis, se rendaient à l’endroit où unmystérieux avis les avait convoqués. Le coup fait et le butinpartagé, la bande se dispersait, et chacun rentrait chez soi, pourreprendre la charrue ou l’outil. Longtemps ils pillèrent et« chauffèrent » à leur aise, déconcertant et dépistantles limiers de justice ; ceux-ci n’étaient pas loin de croire,avec les paysans terrorisés, à des exploits de l’enfer. Unecirconstance fortuite trahit un de ces boute-feu qui obtint la viesauve en livrant ses compagnons. Sa femme avait payé le loyer deleur ferme avec de très anciennes monnaies. Comme elle en ignoraitla provenance, on interrogea le mari qui en savait plus long. Cespièces avaient été volées chez un vieil avare qui les reconnut. Lamalfaisante tribu finit sur l’échafaud à Anvers. Mais ces crimes etsurtout la longue impunité des grille-pieds avaient frappéviolemment l’imagination des gens de la contrée. Ils prêtèrent àces larrons hypocrites et féroces une essence surnaturelle et laforêt de Zœrsel, où ils avaient tenu leurs assises générales deleur vivant, servit encore de théâtre à leurs conventicules dedamnés. Les larves des guillotinés se promenaient la tête dansleurs mains ou bien ces têtes grimaçantes, soutenues par des ailesde vampire, voletaient d’arbre en arbre et ces oiseaux diaboliquespoussaient des hurlements si affreux que même les tristes hiboux etles funèbres chouettes prenaient peur et s’éloignaient de cerepaire.
Les charretiers revenant de la ville,baissaient la voix et cessaient de siffler au moment de s’engagerentre ces sapinières et, désireux de retrouver au plus tôt la rasecampagne, pressaient d’un coup de fouet l’allure de leurs chevaux.Après le coucher du soleil les laboureurs attardés aimaient mieuxfaire un long circuit que de se risquer dans cette zone maudite. Ilest même probable que pas un des gars embusqués ce soir entre lesarbres fées ne se serait soucié de demeurer seul une heure dans cesparages.
C’est précisément à cause de l’isolement et dela désolation de cet endroit que Sussel l’avait choisi.
Sortis l’un après l’autre de la salle duPigeon-Blanc, les Xavériens avaient pris chacun unedirection différente.
D’aucuns feignaient de se dire adieu à labifurcation des routes afin de donner le change aux gendarmes.D’autres rentrèrent chez leurs parents pour s’armer de fourches etde faux, mais la plupart avaient emprunté le nécessaire à leursamis de Zœrsel.
Vers huit heures du soir, au moment où lacampagne se noyait dans les ténèbres, leur troupe étant au complet,ils se cachèrent des deux côtés de la route, les uns couchés à platventre, les autres adossés aux arbres, d’autres encore accroupisdans le ravin.
Aucun ne bougeait. Sussel leur avait défendude fumer, de peur que le rougeoîment de leurs pipes n’avertîtl’ennemi. Dans le contingent de Santhoven on remarquait Pierlo,Morgel, Polvliet, Malcorpus, Kartouss et Bastini, autant d’enragésayant tous été mêlés à la bagarre d’Anvers et ajoutant, commeSussel, une rancune personnelle à l’aversion native du paysan pourles gens de la ville et pour les esprits forts.
Il faisait une humide soirée de la fin deseptembre. Des troupeaux de nuages noirs chassaient dans le cielsous le fouet du vent d’ouest, et offusquaient une lunerougeâtre.
Le passant aurait pu cheminer entre cesfourrés sombres sans se douter de la présence d’êtres humains.Cependant, lorsqu’à de rares intervalles la lune se dégageait, ilaurait eu la vision d’une scène du passé. Les blanches traînées derayons montraient des visages contractés et résolus, des bouchesouvertes, des mâchoires serrées ; ici, un grand blousier, lafourche plantée en terre et appuyé sur le manche ; là deuxprunelles plus luisantes que le tranchant de la faux qu’ilsreflétaient ; là, un couple étendu, tête bêche, le menton dansleur main, interrogeant de leurs yeux de braconniers les deuxdirections de la route ; plus loin une silhouette s’effaçanten partie derrière un tronc d’arbre mais avançant une tête futée,attentive. À voix basse ils s’encourageaient au carnageattendu :
– Nous les enfourcherons comme desdizeaux ! disait l’un.
– Nous leur crèverons la paillasse !
– Il se moucheront de travers et loucherontdes deux yeux !
– Ils verront une pluie d’étoiles !
Chaque fois que la lune se démasquait, leurchef, circonspect, leur imposait silence et les engageait às’enfoncer plus profondément dans les taillis. Les murmuress’apaisaient de nouveau, on n’entendait plus que le passage du ventdans les aiguilles de sapin, ou un chien de ferme hognant au loin.Le fils Waarloos, qui prêtait l’oreille à toutes les rumeurs,perçut les modulations mélancoliques d’un orgue de barbarie.
– Voici un signal, dit-il. Le bal commencechez Verhulst, les bleus ont quitté l’estaminet. Dans dix minutesils seront ici.
Il s’était aventuré sur la chaussée et, étenduventre à terre, il collait l’oreille au pavé :
– Attention, les voilà ! fit-il en seredressant et en rentrant dans le bois.
Quelques instants après, on entendait lesbattues des chevaux lancés au trot et les cahots des roues.
– Quatre hommes à la tête des chevaux !commanda Sussel.
– Malcorpus, Broeks, Polvliet et moi !dit Pierlo.
– Quatre hommes encore de chaque côté de lavoiture.
– Morgel, Goulus, Wellens et moi Maris, àgauche.
– Et moi à droite avec Malsec, Tybaert etBastini ! cria Waarloos.
– Et moi ? demanda Kartouss.
– Avec les autres tu barricaderas lesportières et empêcheras le monde de sortir.
– C’est entendu.
Les têtes se penchaient et, prêts à s’élancer,une jambe en avant et un peu ployée, en arrêt, ils tenaient leursfourches comme des fusils à baïonnette.
On distingua deux points rouges dans lelointain : les lanternes de l’omnibus ; puis,l’avant-main des chevaux s’élargit ; puis se dessinèrent lescontours de la caisse et les silhouettes de deux individus sur lesiège. Maintenant qu’ils tournaient le dos à Zœrsel, les bleusparaissaient enchantés de leur excursion. Les paysans entendaientdes rires et des refrains de fin de banquet.
Van Cuytard, séduit par la fraîcheur de lanuit septembrale, était grimpé à côté du cocher. Au moment d’entrerdans le bois, le conducteur ayant fouetté ses chevaux, le poèteprotesta contre cette accélération de vitesse en objectant que lesite méritait d’être admiré à l’aise ; le cocher, non sansrechigner, retint un peu ses bêtes.
C’était au moment où l’omnibus allaitatteindre l’embuscade.
– En avant ! cria Sussel.
Pierlo et trois hommes se jetèrent à la têtedes chevaux, tandis qu’avec des huées les autres se ruaient auxportières.
– À bas les Bleus !… Tue !…Tue !…
Les chevaux se cabrèrent, maintenus par lenerveux Pierlo qui avait dompté plus d’un étalon vicieux. Le cocherperdit la tête et n’osa jouer du fouet. Les vitres volèrent enéclats. Les fourches plongèrent à l’intérieur. Des cris de femmesstridèrent. Les assiégés à peu près aussi embarrassés dans leursmouvements que les ruraux lors du guet-apens d’Anvers, faisaientdes efforts désespérés pour ouvrir la portière devant laquelle setenaient Kartouss et ses hommes. Le grand Vlamodder parvintcependant à forcer le passage et à mettre pied à terre. D’autressortirent après lui, qui cherchèrent surtout à disputer auxassaillants l’accès de la voiture. Un coup de fourche avait atteintMme Blommært à la main et elle soutenait, défaillanteelle-même, la Dejans, tombée en syncope. Le reporter demeuraitaffalé sur les coussins, sous prétexte de mieux protéger ces dames.Le mari de la plantureuse cantatrice et le père de la pianistechlorotique ne cessaient de réclamer les gendarmes et même lessergents de ville. Lindeblom n’était pas loin de se convertir pourde bon à la religion des plus forts et il se rappelait son acte decontrition.
Sur la route, on se mêlait avec rage.Vlamodder dessinait de terribles moulinets avec sa canne, et touchaplusieurs fois Sussel qui s’acharnait, naturellement, aprèsl’adversaire le plus sérieux. À un moment la canne se brisa sur lafourche du Xavérien. Sussel poussa un hourrah de triomphe.Vlamodder se crut perdu :
– En avant ! cria le géant au cocher.Passez sur leurs corps, nom de Dieu… Sauvez les femmes.
Deux bleus accoururent à la rescousse de leurchef et en vinrent aux prises avec Waarloos.
Les chevaux refusaient toujours d’avancer. Ilsgalopaient sur place. Van Cuytard, debout sur le siège, avait prisle fouet des mains du cocher affolé et il en brida plusieurs foisle visage du blond Pierlo. Un cordon de sang festonna la joue dujeune homme depuis la tempe jusqu’à la mâchoire. Mais Frans, unpoing au mors de chaque cheval, semblait leur donner du caveçon,et, calé comme une statue de bronze, ne bronchait point d’unesemelle. Il se fût laissé écarteler plutôt que de lâcher prise.
Chez Valk, Basteni et Morgel, qui donnaientl’assaut aux occupants de la voiture, des convoitises charnelles semêlaient à la furie meurtrière. Leurs désirs de l’après-midi, à lavue de Mme Blommært, s’exaspéraient à l’entendregeindre ; coûte que coûte il leur fallait cette proie.
Vlamodder, désarmé, avait saisi par le dos lepetit Jef Malsec, le plus jeune des Xavériens, et, tandis que lescoups pleuvaient autour de lui, il s’en servit longtemps comme d’unbouclier.
– Lâchez cet enfant ! vociféraient lespaysans, forcés de mesurer leurs coups, presque réduits àl’impuissance.
À la fin, cependant, le bras de Vlamodder seraidissait. N’en pouvant plus, d’un suprême effort le colossesouleva le gamin et le brandissant ainsi qu’une massue, il enfrappa Malcorpus. Malsec et celui-ci roulèrent par terre à quelquesmètres de là.
Mais Sussel, qui avait déjà servi deuxsatellites de Vlamodder, revint à la charge, certain cette foisd’ouvrir le ventre au principal champion des Bleus :
– Un pas encore et vous êtes un hommemort ! dit Vlamodder, et, tirant un revolver de sa poche, ille dirigea vers la poitrine de Sussel.
Celui-ci continuait à avancer, Vlamodder fitfeu presque à bout portant. La fourche s’échappa des mains deSussel ; emporté par l’élan il fit encore quelques pas,trébucha, pivota sur lui-même et s’effondra. Ses fidèles, Bastenitout le premier, en train de harceler Mestback et Lindeblom,accoururent au bruit de la détonation et s’empressèrent autour deleur chef. Pierlo aussi, rendit la liberté aux chevaux, pour volerau secours de son inséparable.
Les citadins profitèrent de la diversionproduite par ce coup de feu pour remonter précipitamment en voitureet Van Cuytard put enfin enlever ses carrossiers qui partirentcomme s’ils avaient pris le mors aux dents.
Quelques enragés s’obstinèrent à escorterl’omnibus. Tybaert et Kartouss agrippaient le brancard et se firenttraîner par les chevaux sur un parcours de cinquante mètres. Unegrappe resta accrochée au marchepied d’où Vlamodder, debout à laportière, s’efforçait de les culbuter. Un de ceux-ci, Maris Valk,garçon de ferme à Halle-la-Maigre, éperdument épris deMme Blommært, avait juré de la prendre morte ou vive. Soncouteau entre les dents, il ne sentait plus les coups qui luifracassaient les doigts.
Quatre détonations retentirent encore. C’étaitVlamodder qui achevait de décharger son revolver. Cette fois aucuneballe ne porta. Et Maris Valk et ses acolytes se seraient acharnésencore et auraient fini par pénétrer dans la voiture si leurscompagnons, restés en arrière avec Waarloos, ne leur avaient donnél’alarme :
– Sauve qui peut ! Lesgendarmes !
À ce cri, les plus forcenés abandonnèrent lapartie et se jetèrent dans les fourrés.
Cette escarmouche avait à peine duré cinqminutes.
Une galopade furieuse ébranlait à présent laroute.
D’abord les gendarmes étaient restés auvillage. Il entrait dans la tactique des villageois de simuler desrixes qui devaient éclater à la nuit tombante, entre les paysansdes deux partis, car on avait inventé une seconde faction à cettefin et quelques gars de bonne volonté consentaient à jouer le rôlede Bleus et à se laisser rosser pour la frime.
On répandait adroitement le bruit qu’un coupde main serait tenté contre le « local », où la canailleurbaine s’était fait entendre.
Le bourgmestre, de connivence avec ses hommes,avait demandé que la brigade de gendarmerie, commandée par unmaréchal des logis, restât au village après le départ desétrangers.
– Nos Campinois en veulent moins aux Bleus dela ville, qu’à ceux des leurs, suspects de libéralisme !alléguait le bourgmestre. Ce soir ils attendront, pour s’écharperentre eux, la retraite des citadins !
Les gendarmes demeurèrent donc à Zœrsel, tenusen haleine par quelques chamaillis d’ivrognes et quelquessimulacres de bagarre dans les cabarets. Les paysans s’ameutaientautour de ces hourvaris et riaient sous cape de ces parades et duzèle des dignes soldats ; ils savaient à présent, lesnarquois, que la partie sérieuse se jouait à la lisière du bois.Pour garantir le plus de vraisemblance à la comédie, un semblantd’abordage s’organisa au moment du départ de l’omnibus, mais lesgendarmes balayèrent les rassemblements avec une facilité necontribuant pas peu à mettre les citadins en belle humeur.
– Ma parole ! proclamait le grandVlamodder, ces lourdauds sont aussi lâches chez eux qu’à la villeet ne valent vraiment pas la peine qu’on les arrache au joug ducuré et du nobilion !
Et au plus fort des huées, il avait mis latête au dehors et salué ironiquement les hurleurs.
Les gendarmes sautèrent en selle unedemi-heure après le départ de l’omnibus. Ils chevauchaienttranquillement, botte à botte, en conversant de la corvée et enfumant enfin à leur aise l’inséparable bouffarde. Comme ilsvenaient d’atteindre les dernières maisons du village, et qu’ilsallaient regagner Santhoven par la grand’route, ils sursautèrentsur leurs étriers au bruit des détonations du revolver deVlamodder. Alors seulement ils eurent vent d’une embuscade et,faisant demi-tour, ils piquèrent des deux, traversant le village augalop. En passant devant le Pigeon-Blanc ils constatèrent,à leur grande surprise, qu’au lieu de démolir l’auberge deVerhulst, la jeunesse de Zœrsel s’y rendait pour se trémousser auxsons de l’orgue et s’ébaudir comme à la kermesse : « Ahça, que nous chantait ce bourgmestre ? Il s’est foutu de nous,sacré nom de Dieu ! » tempêtait le brigadier.
Il n’y avait pas à dire, nos pandores avaientété bernés dans les grands prix. Les mystificateurs leurrevaudraient cela un autre jour, mais pour le moment les gendarmesn’avaient pas de temps à perdre. Dévorant leur rage, ilsdétournèrent à gauche pour enfiler le chemin d’Anvers.
Au lieu de se diviser et de pratiquer desbattues à travers les bois, ils se mirent en devoir de rejoindre lavoiture des bleus, qu’ils aperçurent, après vingt minutes de chargefurieuse, fuyant devant eux. Ils ne l’atteignirent qu’aux approchesde la banlieue. Là, ils perdirent du temps à rédiger leprocès-verbal et à « acter » les plaintes desexcursionnistes.
Aucun de ceux-ci n’avait été atteintgrièvement.
Vlamodder raconta qu’un des agresseurs étaittombé sous la balle de son revolver. Celui-là se retrouveraitfacilement. Au besoin il paierait pour tous. Forts de cetteconviction, les gendarmes repartirent pour Zœrsel et Santhoven.
L’orgue du Pigeon-Blanc s’était tu etil n’y avait plus une âme dans la rue.