La Faute de l’abbé Mouret

Chapitre 16

 

Cette évocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donnéune légère fièvre à l’abbé Mouret. Il ne sentait plus le froid. Illâcha les pincettes, s’approcha du lit comme s’il allait secoucher, puis revint appuyer son front contre une vitre, regardantla nuit, sans voir. Était-il donc malade, qu’il éprouvait ainsi unelangueur des membres, tandis que le sang lui brûlait lesveines ? Au séminaire, à deux reprises, il avait eu desmalaises semblables, une sorte d’inquiétude physique qui le rendaittrès malheureux ; une fois même, il s’était mis au lit, avecun gros délire. Puis, il songea à une jeune fille possédée, queFrère Archangias racontait avoir guérie d’un simple signe de croix,un jour qu’elle était tombée raide devant lui. Cela le fit penseraux exorcismes spirituels qu’un de ses maîtres lui avaitrecommandés autrefois : la prière, la confession générale, lacommunion fréquente, le choix d’un directeur sage, ayant un grandempire sur l’esprit de son pénitent. Et, sans transition, avec unebrusquerie qui l’étonna lui-même, il aperçut au fond de sa mémoirela figure ronde d’un de ses anciens amis, un paysan, enfant dechœur à huit ans, dont la pension au séminaire était payée par unedame qui le protégeait. Il riait toujours, il jouissait naïvement àl’avance des petits bénéfices du métier : les douze centsfrancs d’appointement, le presbytère au fond d’un jardin, lescadeaux, les invitations à dîner, les menus profits des mariages,des baptêmes, des enterrements. Celui-là devait être heureux, danssa cure.

Le regret mélancolique que lui apportait ce souvenir, surprit leprêtre extrêmement. N’était-il pas heureux, lui aussi ?Jusqu’à ce jour, il n’avait rien regretté, rien désiré, rien envié.Et même, en ce moment, il s’interrogeait, il ne trouvait en luiaucun sujet d’amertume. Il était, croyait-il, tel qu’aux premierstemps de son diaconat, lorsque l’obligation de lire son bréviaire,à des heures déterminées, avait empli ses journées d’une prièrecontinue. Depuis cette époque, les semaines, les mois, les annéescoulaient, sans qu’il eût le loisir d’une mauvaise pensée. Le doutene le tourmentait point ; il s’anéantissait devant lesmystères qu’il ne pouvait comprendre, il faisait aisément lesacrifice de sa raison, qu’il dédaignait. Au sortir du séminaire,il avait eu la joie de se voir étranger parmi les autres hommes, dene plus marcher comme eux, de porter autrement la tête, d’avoir desgestes, des mots, des sentiments d’être à part. Il se sentaitféminisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe, de son odeurd’homme. Cela le rendait presque fier, de ne plus tenir à l’espèce,d’avoir été élevé pour Dieu, soigneusement purgé des ordureshumaines par une éducation jalouse. Il lui semblait encore êtredemeuré pendant des années dans une huile sainte, préparée selonles rites, qui lui avait pénétré les chairs d’un commencement debéatification. Certains de ses organes avaient disparu, dissous peuà peu ; ses membres, son cerveau, s’étaient appauvris dematière, pour s’emplir d’âme, d’un air subtil qui le grisaitparfois d’un vertige, comme si la terre lui eût manqué brusquement.Il montrait des peurs, des ignorances, des candeurs de fillecloîtrée. Il disait parfois en souriant qu’il continuait sonenfance, s’imaginant être resté tout petit, avec les mêmessensations, les mêmes idées, les mêmes jugements ; ainsi, àsix ans, il connaissait Dieu autant qu’à vingt-cinq ans, il avaitpour le prier des inflexions de voix semblables, des joiesenfantines à joindre les mains bien exactement. Le monde luisemblait pareil au monde qu’il voyait jadis, lorsque sa mère lepromenait par la main. Il était né prêtre, il avait grandi prêtre.Lorsqu’il faisait preuve, devant la Teuse, de quelque grossièreignorance de la vie, elle le regardait stupéfaite, entre les deuxyeux, en disant avec un singulier sourire « qu’il était bienle frère de mademoiselle Désirée. » Dans son existence, il nese rappelait qu’une secousse honteuse. C’était pendant ses dernierssix mois de séminaire, entre le diaconat et la prêtrise. On luiavait fait lire l’ouvrage de l’abbé Craisson, supérieur du grandséminaire de Valence : De rebus venereis ad usumconfessariorum. Il était sorti épouvanté, sanglotant, de cettelecture. Cette casuistique savante du vice, étalant l’abominationde l’homme, descendant jusqu’aux cas les plus monstrueux despassions hors nature, violait brutalement sa virginité de corps etd’esprit. Il restait à jamais sali, comme une épousée, initiéed’une heure à l’autre aux violences de l’amour. Et il revenaitfatalement à ce questionnaire de honte, chaque fois qu’ilconfessait. Si les obscurités du dogme, les devoirs du sacerdoce,la mort de tout libre arbitre, le laissaient serein, heureux den’être que l’enfant de Dieu, il gardait malgré lui l’ébranlementcharnel de ces saletés qu’il devait remuer, il avait conscienced’une tache ineffaçable, quelque part, au fond de son être, quipouvait grandir un jour et le couvrir de boue.

La lune se levait, derrière les Garrigues. L’abbé Mouret, que lafièvre brûlait davantage, ouvrit la fenêtre, s’accouda, pourrecevoir au visage la fraîcheur de la nuit. Il ne savait plus àquelle heure exacte l’avait pris ce malaise. Il se souvenaitpourtant que, le matin, en disant sa messe, il était très calme,très reposé. Ce devait être plus tard, peut-être pendant sa longuemarche au soleil, ou sous le frisson des arbres du Paradou, ou dansl’étouffement de la basse-cour de Désirée. Et il revécut lajournée.

En face de lui, la vaste plaine s’étendait, plus tragique sousla pâleur oblique de la lune. Les oliviers, les amandiers, lesarbres maigres faisaient des taches grises, au milieu du chaos desgrandes roches, jusqu’à la ligne sombre des collines de l’horizon.C’étaient de larges pans d’ombre, des arêtes bossuées, des mares deterre sanglantes où les étoiles rouges semblaient se regarder, desblancheurs crayeuses pareilles à des vêtements de femme rejetés,découvrant des chairs noyées de ténèbres, assoupies dans lesenfoncements des terrains. La nuit, cette campagne ardente prenaitun étrange vautrement de passion. Elle dormait, débraillée,déhanchée, tordue, les membres écartés, tandis que de gros soupirstièdes s’exhalaient d’elle, des arômes puissants de dormeuse ensueur. On eût dit quelque forte Cybèle tombée sur l’échine, lagorge en avant, le ventre sous la lune, soûle des ardeurs dusoleil, et rêvant encore de fécondation. Au loin, le long de cegrand corps, l’abbé Mouret suivait des yeux le chemin desOlivettes, un mince ruban pâle qui s’allongeait comme le lacetflottant d’un corset. Il entendait Frère Archangias, relevant lesjupes des gamines qu’il fouettait au sang, crachant aux visages desfilles, puant lui-même l’odeur d’un bouc qui ne se serait jamaissatisfait. Il voyait la Rosalie rire en-dessous, de son air de bêtelubrique, pendant que le père Bambousse lui jetait des mottes deterre dans les reins. Et là encore, croyait-il, il était bienportant, à peine chauffé à la nuque par la belle matinée. Il nesentait qu’un frémissement derrière son dos, ce murmure confus devie, qu’il avait entendu vaguement dès le matin, au milieu de samesse, lorsque le soleil était entré par les fenêtres crevées.Jamais, comme à cette heure de nuit, la campagne ne l’avaitinquiété, avec sa poitrine géante, ses ombres molles, ses luisantsde peau ambrée, toute cette nudité de déesse, à peine cachée sousla mousseline argentée de la lune.

Le jeune prêtre baissa les yeux, regarda le village des Artaud.Le village s’écrasait dans le sommeil lourd de fatigue, dans lenéant que dorment les paysans. Pas une lumière. Les masuresfaisaient des tas noirs, que coupaient les raies blanches desruelles transversales, enfilées par la lune. Les chiens eux-mêmesdevaient ronfler, au seuil des portes closes. Peut-être les Artaudavaient-ils empoisonné le presbytère de quelque fléauabominable ? Derrière lui, il écoutait toujours grossir lesouffle dont l’approche était si pleine d’angoisse. Maintenant, ilsurprenait comme un piétinement de troupeau, une volée de poussièrequi lui arrivait, grasse des émanations d’une bande de bêtes. Sespensées du matin lui revenaient sur cette poignée d’hommesrecommençant les temps, poussant entre les rocs pelés ainsi qu’unepoignée de chardons que les vents ont semés ; il se sentaitassister à l’éclosion lente d’une race. Lorsqu’il était enfant,rien ne le surprenait, ne l’effrayait davantage, que ces myriadesd’insectes qu’il voyait sourdre de quelque fente, quand ilsoulevait certaines pierres humides. Les Artaud, même endormis,éreintés au fond de l’ombre, le troublaient de leur sommeil, dontil retrouvait l’haleine dans l’air qu’il respirait. Il n’auraitvoulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n’était pas assezmort ; les toits de chaume se gonflaient comme despoitrines ; les gerçures des portes laissaient passer dessoupirs, des craquements légers, des silences vivants, révélantdans ce trou la présence d’une portée pullulante, sous le bercementnoir de la nuit. Sans doute, c’était cette senteur seule qui luidonnait une nausée. Souvent il l’avait pourtant respirée aussiforte, sans éprouver d’autre besoin que de se rafraîchir dans laprière.

Les tempes en sueur, il alla ouvrir l’autre fenêtre, cherchantun air plus vif. En bas, à gauche, s’étendait le cimetière, avec lahaute barre du Solitaire, dont pas une brise ne remuait l’ombre. Ilmontait du champ vide une odeur de pré fauché. Le grand mur gris del’église, ce mur tout plein de lézards, planté de giroflées, serefroidissait sous la lune ; tandis qu’une des larges fenêtresluisait, les vitres pareilles à des plaques d’acier. L’égliseendormie ne devait vivre à cette heure que de la vie extra-humainedu Dieu de l’hostie, enfermé dans le tabernacle. Il songeait à latache jaune de la veilleuse, mangée par l’ombre, avec une tentationde redescendre, pour soulager sa tête malade, au milieu de cesténèbres pures de toute souillure. Mais une terreur étrange leretint : il crut tout d’un coup, les yeux fixés sur les vitresallumées par la lune, voir l’église s’éclairer intérieurement d’unéclat de fournaise, d’une splendeur de fête infernale, oùtournaient le mois de mai, les plantes, les bêtes, les filles desArtaud, qui prenaient furieusement des arbres entre leurs bras nus.Puis, en se penchant, au-dessous de lui, il aperçut la basse-courde Désirée, toute noire, qui fumait. Il ne distinguait pasnettement les cases des lapins, les perchoirs des poules, la cabanedes canards. C’était une seule masse tassée dans la puanteur,dormant de la même haleine pestilentielle. Sous la porte del’étable, la senteur aigre de la chèvre passait ; pendant quele petit cochon, vautré sur le dos, soufflait grassement, prèsd’une écuelle vide. De son gosier de cuivre, le grand coq fauveAlexandre jeta un cri, qui éveilla au loin, un à un, les appelspassionnés de tous les coqs du village.

Brusquement, l’abbé Mouret se souvint. La fièvre dont ilentendait la poursuite, l’avait atteint dans la basse-cour deDésirée, en face des poules chaudes encore de leur ponte et desmères lapines s’arrachant le poil du ventre. Alors, la sensationd’une respiration sur son cou fut si nette, qu’il se tourna, pourvoir enfin qui le prenait ainsi à la nuque. Et il se rappela Albinebondissant hors du Paradou, avec la porte qui claquait surl’apparition d’un jardin enchanté ; il se la rappela galopantle long de l’interminable muraille, suivant le cabriolet à lacourse, jetant des feuilles de bouleau au vent comme autant debaisers ; il se la rappela encore, au crépuscule, qui riaitdes jurons de Frère Archangias, les jupes fuyantes au ras duchemin, pareilles à une petite fumée de poussière roulée par l’airdu soir. Elle avait seize ans ; elle était étrange, avec saface un peu longue ; elle sentait le grand air, l’herbe, laterre. Et il avait d’elle une mémoire si précise, qu’il revoyaitune égratignure, à l’un de ses poignets souples, rose sur la peaublanche. Pourquoi donc riait-elle ainsi, en le regardant de sesyeux bleus ? Il était pris dans son rire, comme dans une ondesonore qui résonnait partout contre sa chair ; il larespirait, il l’entendait vibrer en lui. Oui, tout son mal venaitde ce rire qu’il avait bu.

Debout au milieu de la chambre, les deux fenêtres ouvertes, ilresta grelottant, pris d’une peur qui lui faisait cacher la têteentre les mains. La journée entière aboutissait donc à cetteévocation d’une fille blonde, au visage un peu long, aux yeuxbleus ? Et la journée entière entrait par les deux fenêtresouvertes. C’étaient, au loin, la chaleur des terres rouges, lapassion des grandes roches, des oliviers poussés dans les pierres,des vignes tordant leurs bras au bord des chemins ; c’étaient,plus près, les sueurs humaines que l’air apportait des Artaud, lessenteurs fades du cimetière, les odeurs d’encens de l’église,perverties par des odeurs de filles aux chevelures grasses ;c’étaient encore des vapeurs de fumier, la buée de la basse-cour,les fermentations suffocantes des germes. Et toutes ces haleinesaffluaient à la fois, en une même bouffée d’asphyxie, si rude,s’enflant avec une telle violence, qu’elle l’étouffait. Il fermaitses sens, il essayait de les anéantir. Mais, devant lui, Albinereparut comme une grande fleur, poussée et embellie sur ce terreau.Elle était la fleur naturelle de ces ordures, délicate au soleil,ouvrant le jeune bouton de ses épaules blanches, si heureuse devivre, qu’elle sautait de sa tige et qu’elle s’envolait sur sabouche, en le parfumant de son long rire.

Le prêtre poussa un cri. Il avait senti une brûlure à seslèvres. C’était comme un jet ardent qui avait coulé dans sesveines. Alors, cherchant un refuge, il se jeta à genoux devant lastatuette de l’Immaculée-Conception, en criant, les mainsjointes :

– Sainte Vierge des Vierges, priez pour moi !

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