La Fée aux Miettes

XIV.

Comment Michel traduisait l’hébreu à la première vue, et comment on fait des louis d’or avec des deniers, pourvu qu’il y en ait assez ; plus, la description d’un vaisseau de nouvelle invention, et des recherches curieuses sur la civilisation des chiens danois.

Comme je rentrais chez moi, je vis la foule assemblée devant une grande affiche qui portait en guise de vignette l’image d’un vaisseau fort bizarre pour le gréement et la voilure, et qui était imprimée en lettres si extraordinaires que les plus savants n’avaient jamais rien vu de pareil. — Parbleu, maître Michel, vous qui n’ignorez de rien, me dit un des ouvriers que Folly Girlfree avait égayés à mes dépens les jours précédents, voici une belle occasion de nous montrer votre science ; et c’est à faire à vous de nous expliquer cet effroyable grimoire auquel tous les docteurs du pays perdent leur latin ! – En parlant ainsi, on me poussait au pied du placard avec de mordantes railleries qui me faisaient réfléchir péniblement sur mon ignorance, mais je me rassurai promptement en m’apercevant que ce n’était que de l’hébreu, dont la Fée aux Miettes m’avait fait prendre quelque connaissance, du temps où elle dirigeait mes études.

« Par la grâce de Dieu tout-puissant qui s’assied au-dessus du soleil et de la lune, » dis-je alors, car je lisais plus couramment cette langue que je ne m’en serais cru capable : –

 

» À la garde de ses brillantes étoiles, et sous la protection des saints anges qui couvrent de leurs ailes le commerce de la mer, les mariniers, les charpentiers et les marchands de Greenock sont avertis du départ du grand vaisseau la Reine de Saba, qui fera voile après-demain, jour de Saint-Michel, prince de la lumière créée et bien aimé du seigneur souverain de toutes choses, hors de ce port d’élite et de salut, qui brille au front des îles de l’océan comme une perle très choisie. »

 

— Le grand vaisseau la Reine de Saba vient en effet d’entrer dans le port, reprit l’ouvrier d’un air plus réfléchi.

— Mes amis, continuai-je en leur adressant la parole, il ne faut pas vous étonner que le capitaine de ce bâtiment s’adresse à vous dans sa langue, probablement parce qu’il ne sait pas la nôtre, comme cela pourrait nous arriver à tous si nous venions à mouiller dans un port inconnu ; ou bien, parce qu’en abordant sur des plages chrétiennes, il n’a pas supposé qu’elle fût ignorée des docteurs de notre sainte loi, que vous n’avez pas encore pris le temps de consulter. La langue dans laquelle cette affiche est écrite est celle de la divine écriture.

— Est-il vrai ? dirent les ouvriers, en se regardant les uns les autres, et en se croisant les bras.

Je poursuivis ma lecture :

 

« La Reine de Saba est frétée pour l’île d’Arrachieh dans le grand désert libyque, où elle parviendra, si Dieu ne l’a autrement résolu dans les desseins impénétrables de sa sagesse, devant laquelle l’univers entier est un faible atome, par les canaux souterrains qu’a ouverts à un petit nombre de navigateurs choisis la puissante main de la très sage Belkiss, souveraine de tous les royaumes inconnus de l’Orient et du Midi, héritière de l’anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon, et l’unique diamant du monde. Que sa gloire soit éternelle, comme sa jeunesse et sa beauté !

 

— Belkiss ! dit une voix étouffée qui paraissait venir de loin.

— Belkiss ! répétai-je en moi-même avec surprise ; car il y avait dans le rapprochement de ce nom et de celui qui occupait ordinairement mes pensées je ne sais quel mystère sous lequel ma raison fut un instant anéantie.

— Belkiss ! s’écria enfin Folly Girlfree, qui avait réussi à se faire jour à travers les spectateurs, vous voyez bien que le malheureux retombe dans sa folie !

Au même instant se leva à mes pieds un vieux petit juif, que je n’avais pas encore aperçu jusque-là, tant il était modestement accroupi dans ses haillons ; et, collant contre le tableau sa figure amincie et macérée par l’âge, et sa longue barbe d’un blanc d’argent, aiguisée en alène, comme si elle avait été affilée à la lime et au polissoir :

— Il y a Belkiss, répondit-il en allongeant sur le mot un doigt décharné, plus pâle que celui des squelettes blanchis qui sautillent, au branlement des armoires, sur leurs faux muscles de laiton, dans les cabinets d’anatomie : –

Il y a Belkiss vraiment, et ce jeune homme traduit l’hébreu aussi nettement qu’un massorète !…

Je me retirai alors avec respect pour qu’il achevât.

 

« Le trajet, dit-il, ne durera que trois jours, et les passagers ne payeront que vingt guinées. Fête perpétuelle au Seigneur dans les hauteurs de sa puissance ! »

 

— Un trajet de trois jours d’ici au grand désert libyque, murmurait le peuple en se retirant ! – un voyage de mer dans des canaux souterrains ! Voyez-vous ce charlatan de corsaire qui cherche à nous soutirer vingt guinées, et à nous enlever nos ouvriers et nos enfants !

— Qu’il a peut-être déjà vendus d’avance aux chiens de l’île de Man, grommelait une vieille femme toute cassée. Maudit qui te donnerait vingt schellings, damné de juif !…

— Pour naviguer sur un vaisseau de la princesse Belkiss ! ajoutait Folly indignée…

— Belkiss, Belkiss ?… répétais-je intérieurement en m’écartant, seul et pensif, de la cohue qui commençait à se dissiper. – Cette ressemblance de nom n’a rien d’extraordinaire. C’est ainsi qu’on appelait, dit-on, la reine de Saba ; et les orientaux, plus fidèles que nous aux traditions antiques, sont coutumiers de perpétuer la mémoire des souverains sous lesquels ils ont joui de quelque bonheur ou de quelque gloire. – Mais si cette princesse Belkiss était celle qui a recueilli dans l’île fantastique dont me parlait Mathieu, l’oncle et le père que je pleure, ne serait-ce pas un devoir sacré pour moi de courir à leur recherche, tant que l’expérience d’une nouvelle misère ne m’aurait pas détrompé ? – Oh ! si j’avais seulement le temps de vendre mes livres, mes collections, mes instruments de mathématiques ! Mais quand tout cela vaudrait vingt guinées, il me faudrait six mois pour en retirer la moitié !… – Et c’est après-demain !

Je mis la main dans ma poche, mais je n’avais qu’une guinée en monnaie.

J’allai dormir, si je ne dormais, car pour dire la vérité, monsieur, mes impressions de la veille et du sommeil se sont quelquefois confondues, et je ne me suis jamais fort inquiété de les démêler, parce que je ne saurais décider au juste quelles sont les plus raisonnables et les meilleures. J’imagine seulement qu’à la fin, cela revient à peu près au même.

Le lendemain, j’arrivai triste au chantier, soit que l’idée de ce voyage me préoccupât, soit peut-être parce que je n’avais jamais travaillé la veille de la fête de mon patron, jour auquel commençait mon pèlerinage, et qui ne revient guère comme aujourd’hui, sans me rappeler ma pointe à coques, ma large résille, les grèves inconstantes du mont Saint-Michel dans le péril de la mer, et surtout les bons enseignements et les conversations instructives de la Fée aux Miettes.

Ma mélancolie fut remarquée d’abord par maître Finewood, dont j’étais aimé comme d’un autre oncle ou d’un autre père. — Écoute, Michel, me dit-il, je ne suppose pas que tu veuilles t’embarquer sur le vaisseau la Reine de Saba, qui doit te rappeler assez désagréablement ton bâtiment de Granville, et un horrible naufrage auquel tu as seul échappé, puisqu’on n’a jamais pu retrouver la Fée aux Miettes, probablement rendue depuis longtemps à son peuple de sorciers et de lutins. Ce voyage ne me promettrait rien de bon pour toi, la princesse Belkiss dont tu t’es amouraché, je ne sais comment, ne me paraissant guère plus capable que la Fée aux Miettes de te prêter une protection assurée contre une nouvelle tempête ; mais il en sera d’ailleurs ce que tu voudras, et l’intérêt que j’ai à te conserver dans mon chantier ne me fera pas mettre d’obstacle aux félicités que tu te promets. Ce que je voulais te dire aujourd’hui, c’est qu’à ton refus, mon enfant, je marie demain mes six filles, et que ta vue me ferait du mal ce soir au festin de leurs noces, parce que je me rappellerais en dépit de moi que j’espérais t’y voir à un autre titre, car tu es aussi près qu’elles-mêmes du cœur de maître Finewood. Promets-moi donc, Michel, d’aller passer la soirée chez mistress Speaker, à l’enseigne de Calédonie, et d’y souper en mon honneur d’une bonne gélinotte à l’estragon, et d’une fine bouteille de vin de Porto. Je sais bien que tu ne dois pas avoir beaucoup d’argent, car tu dépenses tes bénéfices en aumônes et en livres, et tu ne demandes jamais. Viens donc, que nous comptions ensemble… –

— Vous me devez, maître, lui dis-je en étendant la main, plein tout cela de plaks ou de bawbies, c’est-à-dire une vingtaine de ces pièces que nous appelons en France des deniers, et que nous laissons tomber en écartant nos doigts à plaisir, pour qu’il reste quelque chose à ramasser aux pauvres. – Et si c’était aussi bien des guinées, l’amitié fidèle et dévouée que je ressens pour vous ne m’empêcherait pas de courir sur le vaisseau de Belkiss à la recherche de mon père !…

Pendant ce temps-là, maître Finewood alignait des chiffres sur sa longue planche d’ardoise, et ce n’était jamais que des plaks et des bawbies.

— Ceci est merveilleux ! dit-il ; de quelque côté que je retourne cette malheureuse addition, j’y trouve toujours vingt guinées ! Ce n’est pas que le prix me déplaise, car je t’en dois trois fois plus pour tes bons services, mais on n’a jamais fait vingt guinées avec une colonne de plaks et de bawbies, à moins qu’elle ne fût aussi élevée que celle de maître Christophe Wren !

— Cela n’est pas possible en effet ! m’écriai-je en saisissant la craie pour vérifier son calcul ; mais il était parfaitement exact, sauf une petite erreur que je ne voulus pas rectifier, parce qu’elle était, je crois, d’un demi-plak à l’avantage de mon maître.

— Voilà tes vingt guinées, me dit maître Finewood en m’embrassant ; et je devine trop l’usage que tu en vas faire. Puisse au moins la bonté de Dieu ne t’abandonner jamais dans tes entreprises !

Ensuite il s’éloigna en essuyant quelques larmes auxquelles les miennes répondaient.

Une demi-heure après, j’étais au port, et j’avais payé mon passage sur le grand vaisseau la Reine de Saba, qui était, suivant la promesse de l’affiche, ce qu’on a vu de plus extraordinaire en construction pour l’usage de la mer. Vingt-quatre cheminées comme celles des steam-boats, mais d’une proportion incomparablement plus grande, garnissaient chacun des deux flancs de son immense carène, et semblaient destinées à faire mouvoir autant de paires de roues qu’un mécanisme simple et ingénieux rendait propres à mordre en tous sens sur les flots. Ses vingt-quatre mâts d’un bois léger, mais incorruptible, et qu’on disait impossible à rompre, soutenaient des voiles découpées en ailes d’oiseau, et verguées d’un métal souple et obéissant, qui se déployaient, prenaient le vent, planaient comme un vautour, filaient comme une hirondelle, et se refermaient à volonté sous la main d’un enfant, au gré d’un simple cordage de fil d’or ; et ses hunes balançaient autour d’elles des centaines d’aérostats captifs, aussi propres à le soutenir au besoin dans les airs qu’à l’entraîner sur les eaux. Derrière la poupe, sur de hauts pliants inclinés en spirale, qui fuyaient en s’élevant, reposait un vaste appareil suspendu comme le siège postérieur d’un landaw, devant lequel le vaisseau était tout entier retranché, et qui ouvrait sur tous les points de la voilure des bouches démesurées. On m’apprit que c’était de là qu’une troupe d’habiles physiciens distribuait tous les rhumbs, et poussaient le bâtiment comme un projectile dans les routes de l’Océan. Je m’étonnai que la navigation eût fait tant de progrès dont on n’avait jamais entendu parler ; mais certainement, le fameux James Watt, le Stevinus de Greenock, n’aurait rien conçu de pareil en mille ans.

La physionomie du capitaine me frappa au premier regard, parce qu’elle me rappelait quelque chose de ce marin peu soucieux qui avait vu périr son équipage et sa cargaison, l’année précédente, à l’embouchure de la Clyde, sans prendre le temps de secouer les cendres de sa pipe, et de porter un coup d’œil au gouvernail ; mais celui-ci mouillait pour la première fois dans les eaux de l’Occident.

Je vous ai dit qu’il me restait une guinée, et que je m’étais engagé envers maître Finewood à souper à l’auberge de Calédonie. Quoique la Reine de Saba ne fît voile qu’à midi du lendemain, j’étais peu tenté cependant d’une de ces soirées de bien-être et de ces nuits de long sommeil dont la vie de l’ouvrier m’avait fait perdre depuis plusieurs années l’habitude, et je ne pensais guère à demander à mistress Speaker que deux harengs du lac Long, arrosés d’une bouteille d’ale ou de small-beer, quand elle vint à moi les bras ouverts, en me criant de l’office : — Eh ! arrivez donc, sage Michel, avant que votre gélinotte ne brûle, et que votre Porto ne s’échauffe ! Le digne maître Finewood a commandé tout cela dès le matin, et un bon lit d’édredon avec ! Il y a une heure que nos filles s’égosillent à crier : — Que fait donc monsieur Michel, qu’il laisse brunir au feu le plus joli ptarmigan de montagne qu’on ait jamais plumé au Bas-Pays ? Il faut qu’il s’égare au long de la côte à déchiffrer quelque livre irlandais, ou qu’il rêve à la princesse Belkiss dont il est, dit-on, le fiancé. – Ah ! j’ai toujours prédit, Michel, que vous feriez un beau chemin ! Et maître Finewood est bien fou, le cher homme, de vous préférer ces six petits lairds qu’il marie à ses six filles, dont vous êtes bien mieux l’affaire, surtout Annah, la blondine, qui ne vous nomme jamais qu’avec de grosses larmes ! Hélas, Michel ! je puis en parler !… Annah est ma filleule : j’avais pour elle des entrailles de mère ; et je disais souvent à maître Finewood : Que ne la donnez-vous à Michel, qui en est aimé ? Là-dessus, savez-vous ce qu’il faisait ? Il hochait la tête, et regardait de côté. Il est vrai, lui disais-je, que Michel est bizarre, mais c’est d’ailleurs un garçon si discret, si honnête et si laborieux !…

— C’est trop, c’est trop ! lui dis-je, en lui pressant la main, ne laissez pas brûler le plus joli ptarmigan de montagne qu’on ait jamais plumé au Bas-Pays !…

Et j’allai m’asseoir à la salle à manger pour prendre le temps de regarder le portrait de Belkiss. Elle riait. Cette illusion que je me faisais sur l’expression de ses traits ne manquait jamais de régler, comme je vous l’ai déjà dit, tous les mouvements de mon cœur – Il est probable, pensai-je, que la joie de Belkiss a quelque motif secret qui me touche ; peut-être a-t-elle deviné que ce voyage aventureux va me réunir à mes bons parents. Qui sait si je ne suis pas réservé au bonheur de la voir elle-même, car il est impossible qu’un type si achevé de toutes les perfections soit le simple résultat du caprice de l’art ? Il faudrait pour cela que Dieu se fût dessaisi en faveur de l’homme du plus beau privilège de la création ! – Mais si ces traits avaient appartenu en effet à quelque princesse des temps anciens, comme le pense maître Finewood, – à cette Belkiss, qui fut autrefois reine de Saba, par exemple, – ou à la Fée aux Miettes, – eh bien, le bonheur que je dois à ce prestige n’est-il pas assez vif et assez pur pour me dédommager de quelques plaisirs empoisonnés par la jalousie, affaiblis par la possession, incessamment menacés dans leur objet par les progrès inévitables du temps ? Que m’importent à moi ces grâces fugitives de la vie que l’âge décolore et détruit, et qui effeuillent leurs roses passagères au courant de toutes les brises, et au midi de tous les soleils ?… À moi dont le cœur, dévoré du besoin d’une félicité éternelle, se briserait de désespoir à la moindre altération du modèle idéal de beauté, de constance et d’amour, qu’il s’est formé dans des songes mille fois plus doux que la vérité ! Ce portrait seul pouvait le remplir, et le remplir à jamais. Passent maintenant, sans que je m’en soucie, toutes les belles que la terre admire pendant quelques printemps, puisque mon heureuse destinée m’a donné une amante qui ne changera point !

En disant cela, j’appuyai mon front sur ma main, obsédé d’idées vagues et confuses qui me saisissent ordinairement à la suite de toutes les impressions puissantes, et je suppose qu’il en est ainsi chez les autres hommes que domine une pensée profonde et passionnée.

Quelque mouvement qui se faisait auprès de moi m’ayant forcé à ouvrir les yeux, je m’aperçus que j’étais servi :

— Félicitez-vous, Michel, me dit mistress Speaker en plaçant devant moi une paire de gélinottes à l’estragon, et deux bouteilles de Porto. C’est monsieur le bailli de l’île de Man, qui est venu à Greenock pour réaliser en bank’s notes les contributions de sa province, et qui vous fait l’honneur de souper avec vous pour vous entretenir, parce qu’il a entendu parler de votre science et de votre bonne conduite.

Je me hâtai de me lever, et de saluer le bailli de l’île de Man, qui avait bien une des prestances les plus honorables que vous puissiez imaginer, et qui joignait aux apparences imposantes que donnent les hautes fonctions, les manières recherchées des meilleures compagnies. Ce qui m’étonna plus que je ne saurais le dire, c’est que ses épaules étaient surmontées d’une magnifique tête de chien danois, et que j’étais le seul, parmi les nombreux pensionnaires de mistress Speaker, qui parût en faire la remarque. Cette circonstance m’embarrassa, parce que je ne savais trop quelle langue lui parler, et que j’entendais d’abord assez difficilement la sienne, qui consistait dans un petit aboiement fort gravement modulé, et accompagné de gestes fort expressifs. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il me comprit à merveille, et qu’au bout d’un quart d’heure de conversation, je fus aussi surpris de la netteté de son langage et de la délicatesse exquise de ses jugements, que je l’avais été au premier coup d’œil de la nouveauté de sa physionomie. On est vraiment confus de penser au temps que les hommes perdent à feuilleter les dictionnaires, quand on a eu le bonheur de causer quelque temps avec un chien danois bien élevé, comme le bailli de l’île de Man.

Nous nous séparâmes avec une effusion réciproque d’amitié qui ne me surprenait plus. Il y a au monde de si étranges sympathies ! Mais comme ce vin de Porto dont je n’avais jamais fait usage me disposait au sommeil, je me hâtai de gagner le bon lit d’édredon que maître Finewood m’avait fait préparer. J’y fis mes adieux du soir au portrait toujours riant de Belkiss, et je commençais à sommeiller quand j’entendis la voix de mistress Speaker s’introduire dans mon oreille comme un souffle.

— Pardon si je vous réveille, mon enfant, me dit-elle, mais c’est un si terrible embarras dans ma maison, avec tous ces voyageurs qui s’embarquent demain sur le grand vaisseau la reine de Saba, que je ne sais où mettre tout le monde, et vous m’obligeriez beaucoup de partager votre lit avec ce respectable seigneur qui vous a tenu compagnie à souper.

— J’y consens volontiers, lui répondis-je, et c’est un inconvénient de si peu de conséquence pour un ouvrier que de coucher à deux dans un lit si large et si commode, qu’il ne valait pas la peine de m’en parler.

Cependant je me détournai un peu pour m’assurer que je ne me trompais pas sur la personne ; et je vis en effet le bailli de l’île de Man, qui, après avoir revêtu à petit bruit un déshabillé fort rassurant pour la propreté la plus ombrageuse, et glissé sous l’oreiller un gros portefeuille de maroquin à fermoir, s’insinuait entre nos draps avec une modeste et silencieuse discrétion, en conservant de lui à moi une distance décente, sur laquelle j’avais pris soin d’avance de lui donner toutes ses aises. Je m’apercevais seulement de sa présence à la tiédeur de sa respiration, qui m’échauffait de loin sans m’importuner, car il est évident qu’un chien danois ne peut dormir commodément que de profil. Au bout de quelques minutes, il ronfla d’une manière si harmonieuse et si cadencée que je n’y pris plus garde. – Et je m’endormis aussi.

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