La Fée aux Miettes

XV.

Dans lequel Michel soutient un combat à outrance avec des animaux qui ne sont pas connus à l’Académie des Sciences.

Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s’était transformée en moi. Il me semblait qu’elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c’est là qu’elle se réfugiait avec ses illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir, et ce regard d’étonnement et de dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur les songes de la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les songes de la journée commencée, avant de m’y abandonner tout-à-fait comme à une des nécessités irrésistibles de ma destinée. La nuit dont je vous parle fut cependant troublée de songes étranges, ou de réalités plus étranges encore, dont le souvenir ne se retrace jamais à ma pensée, que tous mes membres ne soient parcourus en même temps d’un frisson d’épouvante.

Cela commença par le bruit aigre d’une croisée qui roulait lentement sur ses gonds, et à travers laquelle je sentis poindre l’air pénétrant des brumes humides de septembre. — Ho ! ho ! dis-je à part moi ! le vent a aussi beau jeu, si je ne me trompe, à l’hôtel de Calédonie que dans la mansarde de l’ouvrier ! Et je ne m’en souciai point. – Un instant après, je crus entendre des mouvements confus, des murmures sinistres et articulés comme des chuchotements, une rumeur de paroles sourdes et de rires étouffés qui bourdonnaient dans mon oreille. — Voilà qui est bien, repris-je. L’ouragan va faire des siennes chez mistress Speaker ; mais grand sot qui s’en dérangerait sur un si bon édredon. – Et je me contentai de ramener la couverture sur mon compagnon et sur moi, et de me replonger dans le duvet, tant je craignais de perdre la douceur de ce repos voluptueux que je n’avais pas goûté depuis la maison de mon père, quand mon oncle André venait soigneusement, avant de se coucher, relever mes matelas entre les ais du châlit débordé, et me baiser sur le front.

— L’autre dort, dit une voix rauque, aussitôt couverte de quelques grognements inintelligibles.

Et pendant que je suspendais ma respiration pour écouter, le globe lumineux d’une lanterne dont je sentais presque la chaleur me perça de rayons ardents qui s’enfonçaient entre mes paupières comme des coins de feu ; car, dans l’agitation vague du sommeil à peine interrompu, je m’étais retourné machinalement vers l’intérieur de la chambre. – Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s’élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si elles étaient parties d’un même corps, et sur lesquelles sa clarté se reflétait avec autant d’éclat que si elle avait eu deux foyers opposés. C’étaient vraiment des figures extraordinaires et formidables ! – Une tête de chat sauvage qui grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu, à travers les rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi des regards plus éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais qui, au lieu d’être circulaires, divergeaient minces, étroits, obliques et pointus, semblables à des boutonnières de flamme. – Une tête de dogue toute hérissée, toute écumante de sang, et qui avait des chairs informes, mais animées, palpitantes et gémissantes encore, pendues à ses crocs. – Une tête de cheval plus nettement dépouillée, plus effilée et plus blanche que celles qui se dessèchent dans les voiries, à demi calcinées par le soleil, et qui se balançait sur une espèce de col de chameau, en oscillant régulièrement comme le pendule d’une horloge, et en secouant çà et là de ses orbites creuses, à chaque vibration, quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. – Derrière ces trois têtes, – et ceci était hideux, – se dressait une tête d’homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de beaucoup, et dont les traits, disposés à l’inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d’attributions et d’organes comme de place, de sorte que ses yeux grinçaient à droite et à gauche des dents aussi stridentes qu’un fer réfractaire sous la lime du serrurier, et que sa bouche démesurée, dont les lèvres se tordaient en affreuses convulsions, à la manière des prunelles d’un épileptique, me menaçaient d’œillades foudroyantes. Il me parut qu’elle était soutenue d’en bas par une large main qui s’était fortement nouée à ses cheveux, et qui la brandissait comme un hochet épouvantable pour amuser une multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des plafonds qu’elle faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers nous ses milliers de mains pendantes, en signe d’applaudissement et de joie.

À ce spectacle effrayant, je poussai brusquement le bailli de l’île de Man, mais il retomba sur moi comme un cadavre, parce qu’à force de me tapir au fond de mon lit pour ne pas l’incommoder, je m’y étais creusé un trou, et je ne vis plus ce qui se passait qu’au peu de jour que me laissait son museau allongé entre ses oreilles droites et menues. Cependant un levier musculeux, noir et velu, un bras peut-être qui fouillait sous notre oreiller, et qui effleura mon cou avec la froideur âpre et saisissante de la glace, m’avertit qu’on en voulait à mon portefeuille. Je m’élançai, je me saisis du poignard que j’avais acheté le matin pour ma traversée, je me ruai au milieu des fantômes, je frappai partout, sur le chat, sur le dogue, sur le cheval, sur le monstre, à travers des hiboux qui battaient mon front de leurs ailes, des serpents qui me ceignaient de leurs plis en se roulant autour de mes membres et qui me mordaient les épaules, des salamandres noires et jaunes, qui me mangeaient les orteils, et qui se disaient entre elles, pour s’encourager que je tomberais bientôt. – J’arrachai enfin le trésor de mon ami, à qui ? – Je ne le sais ! – car mon poignard s’enfonçait dans leurs corps comme dans une nuée, – et puis je les vis se rapprocher, sursauter, bondir par la croisée ouverte, se confondre en peloton, tourner les uns sur les autres pêle-mêle, se diviser au choc d’une pierre, se réunir de nouveau à la pente de la jetée, tourner encore en fuyant toujours, et s’abîmer dans la mer avec le bruit d’une avalanche.

Je revins triomphant, et toutefois haletant de fatigue et de terreur, – cherchant toutes les portes, mais elles étaient murées, ou présentaient à peine des passages si étroits qu’une couleuvre n’aurait osé s’y introduire, – ébranlant le cordon de toutes les sonnettes, mais toutes les sonnettes frappaient en vain leurs limbes de liège, d’un battail de queue d’écureuil ; – implorant à grands cris une parole, une seule parole ; mais ces cris, qui n’étaient entendus que de moi, ne pouvaient s’échapper de ma poitrine prête à éclater, et venaient expirer sur mes lèvres muettes comme l’écho d’un souffle.

Et on me trouva le lendemain, couché à plat auprès de mon lit, le portefeuille du bailli d’une main, et un couteau de l’autre.

Je dormais.

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