La Fée aux Miettes

VIII.

Dans lequel on apprend qu’il ne faut jamais jeter ses boutons au rebut sans en tirer le moule.

L’année qui suivit aurait été douce, car il n’y a rien de plus doux que de gagner sa vie, si l’absence de mon père et celle de mon oncle, qui me tenait lieu de père, depuis longtemps, n’avaient laissé un vide profond dans mon cœur. Je regrettais souvent que celui-ci ne m’eût pas permis de le suivre dans ses recherches lointaines, malgré toutes mes prières, sous prétexte que j’étais réservé à autre chose, et que mon obéissance pouvait seule lui faire espérer que nous nous trouverions tous réunis un jour. Je pensais aussi à la Fée aux Miettes, car elle m’avait aussi aimé.

La Saint-Michel revint sans que j’eusse amassé d’économies, parce que mes amis se faisaient sans cesse de nouveaux besoins que je ne comprenais pas toujours, mais auxquels je ne pouvais m’empêcher de compatir. Jacques Pellevey était vicaire, mais il vaquait deux ou trois bonnes cures dans le diocèse, et cela le forçait à de fréquents voyages à l’archevêché. Didier Orry, qui était de plusieurs années plus âgé que moi, commençait à penser au mariage, et il ne pouvait se flatter de réussir dans quelques espérances qu’il avait formées, s’il ne se faisait voir avec avantage à la préfecture. Quant à Nabot, qui m’avait rendu sincèrement son amitié depuis que nos rivalités d’école avaient cessé, il s’était adonné au jeu, et n’y était pas plus heureux qu’au collège. Il était de mon devoir de le dissuader de ce penchant, et je n’y épargnais pas mes efforts. Il était aussi de mon devoir de l’aider à réparer le mal qu’il se faisait, surtout quand les résultats de cette malheureuse passion menaçaient de compromettre sa réputation, et je n’y épargnais pas mon argent. Enfin quand l’année expira, et avec elle les dernières ressources que la bonté de mon oncle m’avait ménagées, je fus réduit à celles de mon travail journalier, qui me fournissait à peine de quoi vivre assez pauvrement ; mais je m’y étais préparé, et je ne m’en trouvai pas plus malheureux.

Comme je m’étais perfectionné dans mon métier en le pratiquant, et que j’annonçais d’ailleurs cet esprit d’ordre et d’activité qui tient lieu de l’intelligence des affaires, l’entrepreneur qui nous employait alors et dont les entreprises allaient mal, probablement parce qu’il avait trop entrepris à la fois, s’avisa je ne sais comment de m’en confier la direction ; je ne fus pas deux jours à cette nouvelle tâche, que je m’aperçus qu’il était malheureusement trop tard pour sauver sa fortune. Je ne profitai donc pas de l’augmentation de mon salaire, et je le laissai dans ses mains, en me contentant de prélever avec mes compagnons ce qui me revenait comme à eux pour le travail ordinaire de l’établissement que je n’avais pas quitté, car les conseils de mon oncle André m’étaient trop présents pour que j’eusse un moment conçu le dessein de devenir autre chose qu’un artisan. Je passai par conséquent cette seconde année sans pouvoir mettre à côté l’un de l’autre ces deux écus de six francs, dont l’un appartient au luxe et l’autre à la charité, et qui suffisent au bonheur d’un homme obscur et laborieux. Comme elle finissait, le maître, obsédé par ses créanciers, passa un beau jour à Jersey, et nous laissa sans occupation et sans moyen d’existence, les chantiers de Granville étant toujours fournis d’ouvriers habiles, dont le nombre excédait déjà celui que réclament les besoins ordinaires du pays. Ce malheur ne fut cependant très réel que pour moi, mes camarades l’ayant prévu depuis plus longtemps que je n’avais fait, et s’étant précautionnés contre l’événement, en plaçant leurs petits fonds dans une assez jolie spéculation de cabotage qui commençait à prospérer. Comme je leur avais inspiré de l’attachement, et qu’ils connaissaient l’état de ma fortune si rapidement déchue, ils vinrent m’offrir d’entrer en partage avec eux, et ils mirent dans cette proposition une effusion si franche et si tendre, que j’en fus touché jusqu’aux larmes. J’avoue même que je n’aurais pas fait difficulté de me rendre à leurs instances, dans l’espoir de payer utilement ma quote-part en industrie et en talents, si mon parti n’eût été pris d’avance. Je ne pouvais compter, à la vérité, ni sur Jacques Pellevey, quoiqu’il fût devenu curé, ni sur Didier Orry, quoiqu’il eût fait un mariage opulent. L’un me promettait bien une place de maître d’école quand elle serait vacante, mais le titulaire était un homme vert et vigoureux ; l’autre me réservait un logement et un accueil fraternel dans sa maison, pour y être précepteur de ses enfants, aussitôt qu’ils seraient sortis des mains des femmes, mais on venait de porter le premier en nourrice, et c’était, si je ne me trompe, une fille. Tous deux étaient si empêchés de satisfaire à leurs frais d’établissement, qui devaient être, en effet, fort considérables, que je crois qu’ils n’avaient jamais été plus réellement pauvres que depuis qu’ils étaient riches, de sorte que mon malheur n’avait rien à envier, même quand j’en aurais été capable, au malheur de mes amis. Je pouvais moins encore penser à Nabot, qui jouait toujours, qui ne gagnait jamais, et qui n’était pas encore parvenu à concevoir qu’un homme bien né ne pût se réduire à ce qu’il appelait la honte de travailler. Je dois lui rendre la justice de dire qu’il était devenu plus expansif et plus affectueux, en devenant plus à plaindre. Tout ce que nous pouvions l’un pour l’autre, c’était de rire ou de pleurer ensemble, quand je n’avais pas trouvé d’occupation, et c’est une compensation qui répare tant de misères, que je me suis quelquefois demandé alors si je voudrais y renoncer, au prix de cette prospérité sans nuage dont la monotonie sèche le cœur.

Je ne crois pas vous avoir dit quelle résolution j’avais prise. Je me proposai d’aller offrir mes services de ville en ville et de village en village, partout où il se trouverait un pont à jeter sur la rivière, ou une maison à construire, et comme cela ne manque jamais, j’étais sûr aussi que la providence ne me manquerait pas. Elle ne manque qu’aux oisifs.

Ce qui m’affligeait le plus, c’est que mes habits avaient vieilli, et que j’avais quelque pudeur de me présenter à la fête de Saint-Michel en si mauvais équipage, non que j’attachasse beaucoup de prix pour moi à cette recommandation extérieure, mais parce que le délabrement de ma toilette pouvait faire penser aux honnêtes gens dont j’avais eu le bonheur de gagner l’estime que j’avais cessé de la mériter par ma conduite. Je comprenais pour la première fois le besoin que tous les hommes ont de l’opinion, et je sentais que la satisfaction de nous-même, qui réside essentiellement dans notre conscience, se maintient et se fortifie par le jugement que les autres portent de nous ; j’apprenais, s’il faut le dire, une vérité toute nouvelle ; c’est que l’homme en société, quelque progrès qu’il ait fait dans l’exercice de la vertu, ne peut se passer de considération, pour être justement content de lui, et qu’on est bien près de renoncer à sa propre estime quand on dédaigne celle du monde. Je me souvins heureusement que mon oncle avait laissé ses vieux habits à ma disposition, et j’en fis la revue avec une joie pareille à celle de Robinson, lorsqu’il se rendit compte des richesses utiles de son vaisseau, certain que le meilleur des parents et des amis ne me reprocherait pas d’en avoir usé, surtout quand je lui dirai dans quelle extrémité j’y avais recouru, car il croyait à ma parole. Il y avait en effet du beau linge bien net, et des habits si proprement accoutrés qu’on les aurait crus faits à ma taille. Seulement, des deux vestes qu’il n’avait pas comprises dans son bagage, l’une, qui paraissait toute neuve et qui m’allait comme un charme, était garnie de dix gros vilains boutons d’un drap fort grossier, et l’autre que je l’avais vu porter, et qui était taillée d’un goût plus ancien, se fermait de dix boutons d’une espèce de nacre dont la matière était fort brillante et le travail fort délicat. Je n’hésitai point à me mettre à la besogne pour substituer ceux-ci aux autres, et les dix boutons à l’œil de perle et aux reflets d’argent ne tardèrent pas à resplendir à mes yeux enchantés, comme autant de jolis miroirs.

Dès le premier coup de ciseau que je portai aux autres, soit précipitation, soit maladresse, le moule s’échappa ; il roula par terre aussi prestement que s’il avait été lancé par un joueur de siam ou par un discobole, jusqu’à la pierre de mon âtre, où il continuait à rouler avec une petite vibration sonore semblable à celle d’or, et je crois, je vous jure, qu’il roulerait toujours si je ne l’avais arrêté de la main. C’était en effet un louis double.

Vous pensez bien qu’il ne tomba pas de la vieille veste de mon oncle André un seul bouton qui ne fût un louis double aussi, et je n’en tirai pas un de son enveloppe que mes joues ne s’humectassent de quelques pleurs de reconnaissance pour la tendre prévoyance de ce père d’adoption, qui m’avait réservé si à propos cette ressource contre des revers inattendus. Je me retrouvais maître, en effet, de vingt louis, c’est-à-dire de la plus forte somme que j’eusse jamais possédée, et qui n’est pas de peu de conséquence dans la vie, puisqu’elle avait suffi au bonheur de la Fée aux Miettes. Comme c’était la juste mise des fonds de nos caboteurs, et que cet état industrieux et honnête, mais qui n’est pas sans périls et sans aventures, me plaisait beaucoup en espérance, je m’empressai de les prévenir que j’étais en état de contribuer de toute ma part aux entreprises de la société, dès le premier voyage qui devait avoir lieu dans trois jours. Et c’était précisément le temps qui m’était nécessaire pour accomplir, selon notre usage, le devoir de mon pèlerinage annuel à l’église de Saint-Michel, dans le péril de la mer.

Je partis le lendemain au point du jour, la résille sur l’épaule, la pointe à coques à la main, mes vingt louis dans la ceinture ; plus riche, plus heureux, plus dispos que je n’avais jamais été. — Voyez Michel, disaient les mères, quand j’embrassais sur le chemin les camarades que j’avais eus à l’école ! – Le pauvre garçon a perdu toute sa fortune, sans qu’il y eût de sa faute ; mais, comme il a toujours été laborieux, sage et craignant Dieu, il ne manque de rien ; et il porte une si belle chemise de toile fine à petits plis, et une si belle veste à boutons de nacre de perle, qu’on jurerait qu’il va se marier ce matin à la chapelle de son saint patron. Où avez-vous trouvé, bon Michel, ces superbes boutons de nacre qui brillent de loin comme des étoiles ?… » je répondais en rougissant que je devais tout à mon oncle André, dont la seule bonté m’avait préservé de la misère. – Mais je n’aurais pas rougi de la misère même, parce que je ne me reprochais rien.

Ma pêche aux coques fut si productive, que je m’étonnais en vérité qu’il en pût entrer un si grand nombre dans ma résille, quoique personne dans le pays n’en eût d’aussi large et d’aussi profonde. Cependant, j’en avais donné trois fois autant pour le moins à de pauvres gens si disgraciés, ce jour-là, qu’ils auraient retourné la grève de fond en comble sans en tirer une coquille. Cela me fit penser que la Providence me protégeait, et que saint Michel accueillait favorablement les prières que j’allais lui porter pour mon père, pour mon oncle, et pour la Fée aux Miettes, seuls protecteurs que Dieu m’eût donnés sur la terre. Aussi quand les pêcheurs eurent vendu leurs provisions, je régalai tous les pèlerins d’une partie de la mienne, et je payais l’apprêt du peu d’argent qui me restait, sans toucher à mes vingt louis, dont l’emploi était réglé dans mon esprit avant mon départ.

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